g.a.g
(gROUPE ANTI-GUERRIERS)
1. New Art
C’est en ouvrant la Gazette de l’Hôtel Drouot que François surgit tout d’un coup devant mes yeux. Son image m’était devenue indistincte depuis que New York lui avait fait un pont d’or. Et là, dans la Gazette, la photo de l’une de ses poupées russes, parmi les objets signalés pour vol, faisait resurgir devant moi le canadien au regard vague.
Un bref article rappelait le concept des œuvres gigognes à l’origine de sa célébrité. Lui aussi, comme nous, avait choisi, en son temps, en ce beau temps de crise, de parier sur la consommation de masse et le tout art. Il y avait fait fortune et son petit marché lui assurait de confortables revenus qu’il transformait régulièrement en valeurs sûres. Passionné d’art ancien, fervent admirateur de la belle-ouvrage, il achetait baroque, persuadé que cet art, en disgrâce alors, ferait les choux gras de sa descendance. Pour le reste, j’entends pour épancher sa soif esthétique les musées lui suffisaient :
– les musées où se trouvent encore de belles choses et ma tête que la société a abreuvée de tant d’images. Ma tête, c’est encore skia de mieux. Ya les musées, la nature et tout un mélange insensé kiarette jamais de tourner : je suis branché comme sur satellite. Je suis mon petit multimédia portatif. Le seul problème, c’est que l’imprimante suit rarement. Mes images, c’est top de piqué et de rendu, c’est souvent que j’ai le son en dolby stéréo mais, côté émission, je reste plafonné à la ronéo. J’ai le pantographe en carafe et mon 3 D intégré ressort plus plat que Jane Birkin.
François n’était pas un contemplatif. Pour lui, l’art, fallait que ça bouge, que ça s’envole et que le rythme sans cesse innove. Bien conscient que le mélange faisait toujours le même chemin : avec ses tableaux gigognes, il n’avait rien inventé. Il le savait. Mais il savait aussi qu’en évitant de l’ébruiter, il aurait le temps de se retourner. Les critiques, pris de vitesse, patouillaient gaillardement dans l’acrylique et surtout, ils avaient la mémoire courte et la vue basse. Le packaging marchait mieux que le packaged :
– Tu suis un journaliste dans une expo. Qu’est-ce-qu’il fait ? Il voit des trucs au mur, encore des trucs, ça fait quinze ans que c’est la même cuisine pour lui. C’est comme un Mac-do : c’est fait on sait pas avec quoi. Il sait pas vraiment te dire s’il aime ou pas. Ça a pas goût à grand chose. Ca renifle vaguement au fromage cellofâné. La viande, elle se souvient même pas qu’elle a pu être un muscle, les verts pâturages ça lui parle plus, elle est juste là pour la consistance machouillée. Pour les couleurs, c’est ketchup et cornichon. On peut pas dire que ce soit bon mais ça nourrit. La preuve des milliers de gens en mangent. Je dis Mac-do mais ça s’appelle Quick, Rapid-food, Credonski et New-art.
Et lui, tu vois, des expos comme ça, il s’en fait vingt par mois. C’est pas moche-moche, ya encore de la peinture et ça peut vaguement s’accrocher au mur. En plus, comme ya un cartel juste en bas à droite, ya pas à s’y tromper c’est de l’art estampillé. Des fois, ya des bouts qui pendent, un truc qui dépasse, ça peut clignoter comme un camion de routier ou un sapin de Noël. Des fois, ça parle aléatoire et d’autres fois, ça lui dit vraiment rien. Sauf que c’est peut-être bien. Va savoir. C’est le syndrome Proust assené à longueur de galeries. Des kilomètres de cimaises à Paris, à Londres, New York ou Tokyo qui jactent concept ou vide international. C’est l’espéranto de l’art !
Alors, tu veux qu’il écrive quoi après ça quand il rentre chez lui ? Il s’est écrabouillé les neurones toute une journée en essayant d’y voir clair dans de vagues machins qui ressemblaient à d’autres vagues machins que bidule avait installé ici ou là… Eh ben, quand il rentre chez lui, le discours tient du télégramme épileptique : les mots se tordent le cou, il en manque un sur deux et quant ils sont tous là, apparemment dans l’ordre c’est clair comme un puits sans fond. Tiens, si tu crois que j’emphase et que je déforme, si tu crois que je régresse et que j’infantilise, regarde le dernier papier de J.C. sur Credonski dans Art Press… T’as vu son titre ? « Credonski : la combinatoire et l’espace enfin réconciliés ! ». Fallait y penser non ?
– Ça devrait te plaire… La combinatoire, c’est un truc qui bouge non ?
Je plaisantais à moitié. Combinatoire. C’est vrai que le mot était beau et pimenté avec son « i », son « o », son « a ». En imaginant le son dans la bouche d’un enfant, les consonnes avalées, ça faisait un joli « on-i-a-oi » musical.
– ON-I-A-OI ! scandais-je hilare.
Médusé, François me regarda consterné en ânonnant monocorde :
– ON-I-A-OI, ON-I-A-OI, ON-I-A-OI
– T’oublies l’espace lui dis-je. Dans l’espace c’est une autre musicalité. ON-I-A-OI, vocalisais-je.
– A-OI-I-ON. Du fond de son fauteuil Paul se mit aussi à moduler en vrac. Moitié hagard, il mâchouilla : « L’espace est borné. Il vous renvoie l’écho. »
Kalachnikovant le réveil intempestif de Paul, François jeta :
– C’est pas l’espace qui est borné… C’est J.C. Aka voir : signer avec des initiales, c’est pas borné ça ? Elle est où l’imagination dans tout ça ? Entre deux tas de briques au CAPC ?
Il en tremblait. D’un vif balancement du bassin, il bascula des profondeurs du canapé vers la table basse. Sa cigarette allumée, il entreprit de rassembler consonnes et voyelles en goguette :
– LA COMBINATOIRE ! nous meugla-t-il furieux, LA COMBINATOIRE, vous savez ce que c’est que LA COMBINATOIRE ?
– Un truc qui combine ? hasarda Paul…
Aux yeux ronds de François, manifestement ça n’était pas ça. Tandis qu’atterré, il se laissait retomber dans la mollesse des coussins et tirait, inspiré, sur sa cigarette, je pensais au pendule de Foucault : long, régulier, un balancement sans fin, le mouvement perpétuel, voilà ce qu’étaient pour moi les sonorités de ce mot : un flux et son reflux incessant.
Se levant d’un bond, François attrapa le Larousse posé derrière lui dans les étagères. Son brusque mouvement interrompit la berceuse qui commençait de m’envelopper :
– Combinard, combinateur, son doigt filait, fébrile, sur les mots : COMBINATOIRE : adj. et n.f. : processus logique, caractéristique d’un certain âge de l’adolescent, selon Piaget. (S’ajoutant au stade des opérations concrètes, il consiste dans la possibilité de combiner les objets ou les jugements entre eux, sans se référer à leur nature particulière. L’acquisition de la logique combinatoire permet ainsi la libération des formes logiques, dont l’enfant était déjà capable, à l’égard de leur contenu ; l’enfant peut désormais construire n’importe quelle relation et n’importe classe en combinant des éléments quelconques.)
Dans le silence qui suivit il reprit son souffle et demanda :
– Vous voulez que j’aille voir à Piaget ?
Paul l’en dissuada :
– Non, c’est pas la peine de nous compliquer… c’est déjà assez corsé comme ça.
Puis, attrapant une bouteille désœuvrée, il lança à la cantonade :
– Ki ken veut ?
Tandis qu’il débouchait d’une main la bouteille coincée entre ses cuisses, l’autre s’agitait vers le placard où oncques ne subsistait plus le moindre récipient net. Avisant des tasses abandonnées sur la table, il tendit un goulot enjôleur. François approuva vindicatif :
– Vas-y, sers-nous ! On va en avoir besoin, parce-que maintenant va falloir recoller les morceaux, réconcilier l’espace et la combinatoire !
Plein de bonne volonté, je me jetais sur le dictionnaire :
– ESPACE : n.m. (lat. spatium). Etendue indéfinie qui contient et entoure les objets : l’espace est supposé à trois dimensions.
Goguenard, je susurrais :
– Tu vois, c’est pas perdu… Y’a des objets comme chez l’enfant. Puis, comme mes yeux parcouraient la suite de la notice, j’en rabattais un peu et, moins assuré, soufflais : Ah ! ça se complique. C’est déjà tout l’inverse : la fin et son contraire. Ecoutez plutôt : Etendue limitée, intervalle d’un point à un autre : un grand, un petit espace.
2. Les petites choses de Fulgurance.
Les petites choses qu’on assemble. Bout à bout on les met, parce qu’un jour on a décidé de mettre les bouts, dans un truc qui ne ressemblait à rien encore, à pas grand chose de précis, sauf que l’idée a pu nous effleurer un moment, que tout informe, tout invraisemblable, tout insignifiant et recroquevillé qu’il soit, ce morceau de rien pouvait finir par devenir un début. Alors les bouts forcément. Qu’on a laissés ne pas se rassembler pour éviter toute compromission avec soi-même, ce beau discours qu’on s’est tenu que la fin justifiait les moyens. La fin, avant même que le début.
Avant le début, le préambule. Le préambule où s’amorce l’écho des choses.
Dans le préambule, tout résonne déjà, mais de loin, un peu comme dans ces états semi-seconds, où l’on s’étonne de vivre des faits connus… Si ! je t’assure ! déjà vécu ça ! Mais en même temps, l’imprécision comateuse du cerveau qui ne reconnaît pas tout à fait pour siens les événements, on va on vient dans la vie, on fait tellement d’emplettes, et parfois en rêve, qu’il y a toujours ce moment où le cerveau ne sait plus tricoter ses mailles, à l’envers, à l’endroit, la tête à l’envers toujours on finit par dire. Comme on s’excuse presque de ne plus capter que les grillons.
Déconcerté. A l’intérieur de soi, on l’est toujours, tant et si bien que ça filtre au dehors, l’imperceptible rougeur : on s’en veut de ne pas savoir être zen, d’avoir des joues et du sang dedans qui s’amuse à nous trahir, de n’avoir pas eu le courage, un jour, de s’inscrire une bonne fois au club de yoga et d’apprendre à contrôler toute émotion. Plus facile pour le yogi de croiser une jolie fille, zen il reste, pas un cil qui bouge ou alors, c’est qu’il y avait du vent.
Mais toi, t’es pas yogi pour deux sous. Ni chevalier Jedi. Alors la force, il faut que tu te concentres un max, pour aller la chercher en toi.
Pas une mince affaire de trouver la force surtout si la jolie fille n’est pas seulement la jolie fille qui fait bouger les cils du maître, quand la jolie fille dispose d’une âme (pas toujours de la sienne d’ailleurs, elle en a parfois tout un lot qu’elle semble avoir reçu pour d’inextricables épreuves, qui deviennent vite d’énormes complications) et sous ses yeux d’un regard, et derrière ses cheveux d’un cerveau et qu’elle a un cœur gros comme ça, tout autant de choses que tu ne soupçonnes même pas, sous la trahison d’une jupe trop courte, ou dans un décolleté d’été, ou dans je ne sais quoi d’autre- encore que je sache bien : un rien, un rien de moindre chose mais qui n’émouvait pas à moins d’y penser (mais jamais tu n’y pensais avant), un bas filé, une cigarette suspendue, toute cendre menaçante, au bord des lèvres, une lèvre justement que tu n’avais jamais regardée et que tu envisages pour la première fois, alors là, la force, c’est un vecteur, ce vecteur tellement incompréhensible (« V » avec une flèche dessus) qui t’a fait déroger : de scientifique, tu es devenu littéraire tout d’un coup pour des parents qui te voyaient déjà au Concours Général avant math spé.
Littéraire t’es pas mieux, pas plus conscient de tes limites, et, au bout du compte, c’est plutôt pire. Avec ton vague passé cartésien, d’imaginer que c’est mal parti. Mal emmanché, mal barré.
En oubliant tout, il y a Fulgurance, dont on s’étonne. Et soi, dont on ne s’étonne pas moins, au point de vouloir l’oublier. Il y a toujours ce moment, où l’on souhaiterait être en exil de soi, n’être que cet auto-stoppeur, sur le bord de la conscience, qu’on prendrait, prendrait pas, imaginerait bavard, de gauche parce que c’est la loi du genre, un pétard pas loin, de gauche, oui, sûrement de gauche. Il y a ce moment où la conscience, on l’envoie promener avec Gepetto et Pinocchio, parce qu’il arrive fulgurant ce moment, où la morale n’est plus qu’un vieux traité oublié au fond d’un tiroir qu’on n’a plus ouvert depuis longtemps. Il y a ce moment, où nous nous autorisons à exister.
N’allez pas croire qu’on ressente une jouissance intense, comme si d’un coup la vérité éclatait et qu’on soit là pour la sortir du puits, qu’on lui donne la main pour l’aider à passer la margelle humide. Non ! Pas question de l’aider la vérité, plutôt spectateur interdit, on la regarde danser sous la pleine lune, évanescente et diaphane comme dans un de ces tableaux de Prud’hon. Elle sort du puits, le regard tout aussi insolent que celui de la Justice poursuivant le crime et tout aussi intimidante. En pleine ascension, sa tunique ample claquant au vent, elle grimpe, elle grimpe, il y a d’immenses cyprès, ces flèches bien droites et sévères sur le bord des tableaux pompiers, une lueur blafarde pour envelopper la scène, et dans ta gorge une boule, plus difficile à avaler encore que le spectacle que tu contemples, parce que t’y vois clair et, si quelque chose en toi te laissait l’opportunité de bien y réfléchir, tu préfèrerais un Nocturne de Chopin. Pas moins remuant pour ton for intérieur le Nocturne, mais moins visible, ça, oui, moins visible tellement tu te sens sous le feu des projecteurs, comme si mille lunes, tout d’un coup, illuminaient tes joues et faisaient scintiller ton regard. Tu vois clair en toi, et tu te dis que c’est pas la peine que les autres en profitent, alors le Nocturne de Chopin, dans la pénombre d’une salle, où tout un chacun irait de ses yeux mi-clos, à se laisser bercer par la mélodie, comme tu préfèrerais. Mais t’as pas le choix.
Ce moment entre deux. Compulsif, détestable, irrépressible. Pas jouissif pour deux sous encore, parce que l’interdit s’en mêle. Vieil héritage judéo-chrétien, ce moment du désir, de la tentation concupiscente, ce moment avide où la vie te nargue bel et bien : plongera ? plongera pas ? Tout t’attire, tout de dit de plonger et ce truc, dont on t’a encombré comme tu grandissais : la conscience. Qui se révolte. Il y a des révoltes dont on se passerait bien, des jacqueries qui mériteraient qu’on invente et canonise des bataillons de Freud pour les mater, les étouffer, les tuer dans l’œuf. Mais qui a peint Freud ? Qui a peint Jung ? Combien de portraits d’eux, pour tant de Vérités et de Justices baguenaudant autour d’un puits et d’un rayon de lune ? L’histoire de l’art et l’amour méritent encore bien des mises au point.
Faire avec. C’est ce qu’on a imaginé de mieux, faute de grives. On fait avec, et la vie tout pareil, on fait avec aussi. Avec. Combien insignifiant ce mot qui unit. L’un avec l’autre. L’un va toujours avec l’autre, sauf quand on fait avec. Quand on fait avec, c’est qu’on a décidé de supprimer, de gommer, d’annihiler l’autre. C’est facile, c’est dans le dictionnaire de nos usages. On n’a de pensées que l’un avec l’autre mais, easy man, take it easy ! tu peux faire avec. Comme ça ! Dans la pensée, quand tu te concentres bien (il faut beaucoup de concentration pour ça), tu peux divorcer de l’autre. Avant même le premier baiser, la première coucherie et même après, ça marche encore : tu fais avec. Et si t’as pas déconné en route, bien concentré le truc, à force de faire avec, t’arrive à faire sans. C’est beau d’être humain. C’est fort, et tellement, que tu fais philosophe avec les autres, philosophe de comptoir, saint à la petite semaine, mais t’as gagné ton lopin de paradis, ton petit coin de rédemption.
Sauf que ça te guette. Il y a toujours ce moment où t’en as marre de faire avec, où tu veux bien faire avec, mais plus sans elle et que cette toute petite compromission, tu plongerais dedans plutôt deux fois qu’une. C’est là que commencent les emmerdes et c’est là que tu respires enfin. Chopin au foin et Prud’hon avec. Un jour, tu ouvres les yeux. Celui qui chantait Aline, Christophe ? Tu l’entends tout d’un coup, et presque ça te ferait sourire parce que quand tu as décidé de plonger, tu te fous de tout. De Christophe, de Joe Dassin et des autres. Ceux-ci, surtout, tu leur mets un doigt, un beau, du genre 37°2, parce que voilà, enfin ! Et vivre que pourra.
N’empêche que ça craint. Forcément. Heureux, ça craint, tu fais trop envie. Alors, t’as toujours ce repli stratégique venu d’ailleurs : « Pour vivre heureux, vivons cachés ». C’est vrai. T’as intérêt, parce que t’attend une saleté de marée noire : les tous ceux qui ont pas osé. Les tous ceux qui par procuration en auraient bien croqué. Mais quand même et qu’en dira-t-on ? Les frustrés, embusqués sous les frondaisons de ton bonheur, qui te rateront pas, parce que merde ! eux et pas moi, ça se passera pas comme ça !
Petit village, petite ville, petite planète, la belle litanie des qui franchissent et s’en détournent le gué des usages et des convenances. Mais joyeux merdier. Tu es dedans jusqu’au cou. Et, si le bon sens populaire était autre chose qu’un vague proverbe de café du commerce, tu devrais avoir des amis à reconnaître. Des qui t’aideraient à vivre caché, des qui seraient des alibis. Mais, bon sang de bon sens, y a pas foule pour légitimer tes rendez-vous clandestins, pas foule pour t’aider à accrocher des lampions dans la nuit pour grimper lui décrocher la lune. Encore que ! Est-ce si grave ? Maintenant que tu files le coton furieux de l’inconscience, à quoi bon les amis et les alibis ? A quoi bon les balivernes et les faux-semblants ?
Un jour tu es en ménage. Bête étudiant, pur produit de statistique pour que des Bourdieu puissent nourrir leurs théories de la reproduction sociale. Bête étudiant, tu as fait comme les autres qui avaient, au sortir du bac et de papa maman, gagné leur indépendance : un appart, un loyer, une boîte aux lettres, des pâtes et des patates, une copine étudiante comme toi. Trop innocent pour imaginer que c’est un avant-goût d’amer. Boulot, bobonne, biture, tel est ton credo, mais il est pas loin le destin qui se profile, qui te peignera dans le rang avec les autres, pas un poil pour dépasser du bel ordonnancement de la société. Dans l’âme, t’es révolutionnaire, forcément t’es étudiant. Le postulat de départ, c’est étudiant=auto-stoppeur=de gauche+un pétard pas loin. Et dans ta tête, et chez tous tes potes : la révolution ! Ou au moins l’idée d’une révolution. Ta copine, une passionaria en puissance. La praxis, les grèves étudiantes. C’est jamais 68, mais on y croit toujours. Et déjà on s’y croit. Comme pour le concert du siècle qu’est jamais Woodstock, mais la com te fait toujours croire que ça pourrait le devenir. C’est pas parce que les vieux sont six pieds sous terre ou qu’ils ont monté un kolkhoze avec Morrison en Amérique du sud, que les jeunes pourraient pas se tailler trois dépêches AFP et une page des Inrocks.
Un jour t’es en ménage comme Paul et Isa. Et, du jour où tu le réalises, tu fais tache. Tu fais tache car tu deviens salaud. Devenir salaud, c’est une dynamique qu’il faut apprendre vite quand t’es un mec. La femme, qui est trop souvent guettée par son désir de maternité, peut n’avoir qu’un âge de la salope, dans la conquête de sa féminité. Intégrer vite sa faculté à devenir salaud, ça aide à assumer, ça économise le psy, ce qui est pas rien, et ça permet d’avancer dans la vie. En son temps, ça peut nourrir aussi les avocats et, aux jours que nous vivons de chômage et de sous-emploi, nourrir son prochain c’est alléger sa contribution sociale généralisée. Même si tout n’est pas si simple : quand tu nourris l’avocat, tu pénalises le psy. Mais, note bien qu’à certains moments le psy t’a embringué sans que t’y prennes garde dans la salle des pas perdus et là, bingo ! t’as fait dans le juste social. Le psy, l’avocat, la pension alimentaire.
Comment on devient salaud ? C’est un beau et grand sujet de comportementalisme. Resté pourtant à l’écart des grands classiques du bac philo. Mais ça s’apprend tout jeune, avec le reste. Tu peux être en droit, en philo, en histoire de l’art, en génie civil, en aménagement du territoire, en BTS tourisme, en Première ou en Terminale, licencié ou chômeur, n’importe où tu peux apprendre à devenir salaud.
Pour devenir salaud, la première des qualités, c’est de savoir écouter. Le chœur des vierges, celui des sages, celui des casés programmés qui ne comprennent pas que, celui des raisonnables qui pensent qu’il faut bien que jeunesse se passe mais quand même il y a un âge où il faut avoir le sens des responsabilités sinon où va-t-on, celui des mères qui disent combien tu vas m’en présenter encore à chaque fois je m’habitue et chaque fois c’est un crève cœur et qui sera la prochaine, celui des pères qui disent il faut bien se fixer un jour tu finiras vieux sinon sans rien et les hommes pas libérés ça les angoisse de finir vieux sans rien sans personne qui va cuisiner laver les chemises les repasser veiller sur leur sommeil des fois qu’un arrêt cardiaque et tac je souffre seul de me sentir mourir où es-tu maman alors j’ai une femme qui est ma mère et qui me tient la main je meurs mais pas seul, celui des copains qui relaient les copines qui ont vu ton ex et qui te disent t’es sûr et comment elle va mal parce que leur copine qui ne supporte pas –tu m’étonnes !- ont bien vu que ça allait pas du tout et qu’elle allait rater ses exams parce qu’on largue pas quelqu’un avant les exams et que t’es un pote mais quand même je te le dis comme ça entre nous ça craint un peu pense à ses exams essaie de te forcer un peu qu’elle ait son année. Si tu sais écouter tout ça, là, tu prends conscience de ta qualité de salaud. Si non, c’est que t’as aucun sens moral. Ou bien que…
Mauvaise pioche que cet « ou bien que ». Là, tu inspires le dégoût et fais envie. Là, tu deviens ange et démon. Là, tu te félicites de vivre en république : sinon on t’aurait brûlé vif ou tu serais mort en duel, connement de ne pas connaître une botte souriante et honnête comme celle dans Mon oncle Benjamin. Là, tu risques de finir ta carrière dans les annales des crimes passionnels. Et si tel devait être le cas, voilà que tu inspirerais un peu de compassion et nourrirait l’inquiétude des amants qui ont oublié d’être entièrement vertueux.
La voix est sourde, qui te murmure, trop faiblement, qu’il y a un temps pour tout et surtout un temps pour regarder les filles. Oui ! d’accord ! mais de loin. Ce que tu aurais de mieux à faire, serait de te couler dans la peau du jouisseur philosophe, de ce mec qui a compris que c’est tellement plus peinard avec les yeux, juste avec les yeux, celui qui se contente du lèche-vitrine, qui contemple les promotions en anti-mondialiste, celui qui tombera pas dans le panneau.
C’est comme de faire les courses, tu peux être tenté mais t’es pas obligé de craquer, t’as toujours la perspective des soldes, que tu rates toujours, parce que t’es jamais là au moment des soldes. Mais c’est pas plus mal de rater les soldes, ça évite bien des ennuis, bien des compromissions, bien des deals désagréables avec ta banquière de conscience, qui comptabilise tout et n’oublie jamais les intérêts.
Regarder les filles : y en a un qui l’a chanté et Aragon l’avait écrit, avant lui, dans Aurélien, il les suivait dans la rue, juste pour le plaisir, pour voir jusqu’à quel point. Non ! Aurélien c’est pas le bon plan, parce qu’il lui arrivait de craquer et la preuve Bérénice et tout un tas de choses pas bonnes à vivre ensuite.
Tu regardes, tu t’éblouis, tu suis pas ou sinon, mollement. Là où il y a de la conviction menace un péril. L’amour n’est pas le plus grand, c’est l’histoire qui se cache derrière. Un joli coup de foudre masque toujours un emmerde. Voire plusieurs. T’as pas le temps de compter les secondes entre éclair et plaisir que t’es déjà au milieu des emmerdes et de la tourmente.
Cette voix de la conscience, comme elle sait bien chanter en sourdine. Tu l’entends jamais. Mais après, viens pas te plaindre que t’étais pas prévenu ! Sauf qu’on se refait pas. Qu’on est connement humain. On peut lutter pour édulcorer notre trop-plein d’humanité, on peut vouloir s’élever dans cette putain de spiritualité qui nous ferait roseau, papillon, parfum, essence, âme subtile. Certains savent. Mais, c’est comme les manuels et les intellectuels. Ou les bac C et les littéreux. Les C, quand ils sont vraiment bons, ils cartonnent dans tout : en maths et en philo, les A sont besogneux souvent, parfois illuminés. Certains savent. Mais dans la vraie vie, t’en croise pas souvent des qu’ y ont le karma genre papillon ou essence des choses.
Dans la vraie vie, tu craques.
Ce moment de la glace bleue. La glace est bleue sur les glaciers où nous conduisons nos skis. Fascinante la glace bleue. Translucide, jamais transparente, graveleuse, comme percluse des scories qu’elle absorbe, faute de pouvoir délivrer mieux. Ce moment de l’explosion de l’avalanche. Le bruit est impromptu, un peu sourd mais reconnaissable entre tous quand on est en montagne : c’est une coulée ou une avalanche qui part. Ce moment du rayon vert, que tout amoureux a espéré entrevoir pour lui confier ses vœux. Ce moment des premières cerises, enfin sur le marché. Ce moment de l’air tiède dans les soirées d’été. Ce regard. Premier. Les premières carottes, avec leurs fanes pour les lapins : oui ! gardez les fanes pour vos lapins, qu’on dit à la marchande. Ce moment des saisons. Pas seulement quatre. Quatre saisons, c’est la partition de départ. Mais depuis Vivaldi, on a fait plus, à commencer par l’Europe. Ce moment des Saint-Jacques, entre deux saisons, on pèlerine d’un coup aux plaisirs de la bouche.
Ce moment que ton regard. Ce moment que la main tient dans sa main. Ce moment que ton regard dans mon regard. Ce moment seul qui fait que, qui fait qu’envie et jalouse, ce seuil, improbable, inconsommable.
Nous y voilà ! A cet endroit précis qu’il fallait éviter. Mais quand les yeux sont dans les yeux, quand ils devraient regarder ailleurs, les yeux n’ont plus ni foi ni loi. Les étincelles dans les yeux qui s’avivent sans qu’on y prenne garde, tout l’être qui est là pour participer à ce feu de joie. On veut. On imagine qu’on pourra plus. Car vouloir n’est rien. On peut passer par dessus, aller chercher devant, derrière, au milieu, sur les côtés, au delà, on peut se retourner, pour cette certitude de n’avoir rien oublié.
Ta bouche sur ma bouche et nos yeux qui ne se voient plus. Parce que le baiser est ça : cet oubli de la conscience et du regard. Paupières closes, toute vie aux aguets, voilà comment est le baiser qui nous réunit enfin. Pas de spasmes, pas d’embrasement torride.
Un soir, j’ai réalisé que je ne pourrais jamais me remettre du premier vrai baiser que nous avions échangé. Émoustifiant ! C’est la première chose qui m’est passé par la tête quand, en m’éloignant d’elle, je mordais mes lèvres, celles-là même où s’étaient posées les siennes et que je cherchais à retrouver leur texture. Émoustifiant ! Voilà tout ce que mon cerveau était parvenu à forger comme concept opératoire. J’avais, dans toute cette partie du corps humain qui n’obéit pas à la tête ni aux neurones, j’avais, tout autour de ma bouche et de mes narines, son parfum qui m’enveloppait encore mais cette incapacité, si bêtement humaine, à la rendre palpable, vraiment palpable et de chair face à moi. Ce baiser avait quelque chose d’indissoluble. Pas un serment mais une éternité de matière. J’étais comme ces soldats qui souffrent dans le bras qu’ils n’ont plus. Ce premier baiser, aujourd’hui encore, après toutes ces années, je le porte sur mes lèvres. Ses lèvres sont contre les miennes. Nul ne le sait mais cette chose dense, vivante, sans doute imbécile pour ceux qui ne l’ont pas connue, continue de m’habiter après toutes ces années. Je porte ses lèvres, surtout celle du bas que j’aimais tant aspirer, sur mes lèvres. J’ai ses yeux dans mes yeux, ses yeux qui me parlaient quand sa bouche soufflait qu’il n’était pas raisonnable de la violer sur le champ, quand ce baiser le suggérait. Je ne me suis pas remis de ce baiser-là, qui ne ressemblait à aucun de nos chassés croisés amoureux. Ce baiser me donnait ma part d’éternité. Quand on embrasse, on ne sait jamais à quoi on s’expose. On peut se compromettre tout entier, Doisneau le savait bien. Je ne lui ai pas dit que je l’aimais. Elle n’a rien dit de tel, non plus. Nous avions sculpté l’espace autour de nous, sur le moment, ça suffisait à nous suffoquer.
Fulgurance. Ainsi l’avais-je surnommée quand, la première fois, son regard avait cisaillé le mien. D’où m’était venu ce nom, je ne sais trop. D’une comète, d’une lointaine nébuleuse, du ciel sans doute, à la vitesse de la lumière, mais sûrement pas comme se plaisaient à le seriner en riant mes amis, d’une écurie de course ou du dernier quarté à Vincennes.
Fulgurance était apparue dans mon univers par une de ces chaudes nuits d’août biarrotes, où l’air grésille tandis que filent les étoiles et nos amours faut-il qu’il m’en souvienne, plus mornes plaines que Waterloo, défiant toute loi les suivaient dans leurs courses.
Paul et moi, solidement arrimés au bar des Corsaires, discutions âprement des injustes prérogatives dont jouit la pesanteur en ce bas monde :
» – Comprends-moi bien », me hurlait-il, tentant de couvrir un Morrison survolté accroché au volant du Roadhouse Blues, « si je libère ce pied… » Il secouait sa jambe gauche qu’il avait judicieusement coincé entre la coursive de laiton et le comptoir.
Je hochai gravement la tête attendant la suite.
» – Donc, si je libère ce pied et que, dans l’instant qui suit, je cesse de m’agripper au bar, que crois-tu qu’il arrivera ? »
Comme il avait secoué sa jambe gauche, il agitait maintenant le bras, mais je notai que loin de joindre totalement le geste à la parole, il assurait la prise de sa main qui serrait convulsivement les moulures dont était orné le meuble qui garantissait notre stabilité.
Le sourire en coin, je hasardais : » Tu ne tomberais pas tout de même, la nuit n’est pas si avancée… » Je n’eus pas le temps d’achever, j’entendis seulement un chuintant « Eh bien, si ! » vite suivi d’un » Merde ! » plus sonore et sans doute mieux adapté à la situation. Par bravade ou simplement pour donner plus de poids à sa démonstration, Paul avait décidé, dans une de ces illuminations qu’ont parfois les ivrognes, de larguer tout à coup les amarres et d’affronter la houle. Une lame de fonds, en l’occurrence un serveur chargé d’un plein plateau de consommations l’avait balayé d’un élan prompt et sûr. Dans un grand fracas de verres brisés il avait eu le temps de lâcher un » Merde ! » assourdi, pénible écho à celui du serveur qui contemplait quelque peu hagard un demi-pression, miraculeusement préservé, dansant de toute la légèreté de ses bulles sur le plateau. Eructant des « …zfaites-pas, rboursera tout », Paul se relevait déjà. L’aidant d’une seule main (j’avais compris la leçon), j’évaluais distraitement sur son torse le montant de l’addition : deux ou trois Gin-Tonic à en croire les zestes de citron et quatre bières dont une Kriek cerise qui ensanglantait sa chemise.
S’emparant du demi rescapé, Paul poursuivait déjà les développements d’une théorie qui, à n’en pas douter promettait de nous conduire jusqu’aux plus hauts sommets :
» Tu vois bien, je suis tombé, cela paraissait évident et d’ailleurs, pour être plus sûr, tu auras remarqué que je me suis livré bravement aux fourches caudines de l’expérimentation. »
D’un « Certes, oui.. » évasif, je l’engageais à continuer.
» – Eh bien, ça n’est pas normal, et même, c’est profondément injuste. Comprends-moi bien… » Bien que la nuit fût passablement entamée, et moi de même, j’hésitais à laisser glisser mon esprit jusqu’à ces strates brumeuses dans lesquelles semblaient évoluer celui de mon compagnon. Le suivre, c’était prendre un aller ferme pour une destination inconnue, un périple aventureux, sans grand espoir de retour.
Mi-figue, mi-raisin, je lançais donc un timide : « J’essaie. »
Saisissant sa chimère à bras le corps, Paul se faisait fort d’éclairer ma lanterne :
» – Tu vois, c’est bien simple : je suis tombé alors que j’aurais dû m’envoler, fuser hors de ce bar le corps électrisé, crépitant d’étincelles, pour tracer dans le ciel un sillage de feu à faire pâlir d’envie toutes les « Arianes » et autres « Voyagers ». Au lieu de ça, rien… Je me suis écrasé au sol, plus pitoyable que la pomme de Newton.
Tout ça, c’est la faute à la pesanteur, prodigieusement injuste la pesanteur qui me cloue au sol pendant que nos amours nous font la nique depuis les étoiles… »
Il avait débité ça à toute vitesse, sans prendre le temps d’avaler une gorgée, mais à deux mètres de là, un grand basque qui semblait n’en avoir pas laissé échapper un tronçon, s’était retourné vers lui hilare :
» – Eh ben putain, tu peux lui dire merci à la pesanteur. Que c’est même la providence ta pesanteur. Tiens petit, tu t’imagines pas un peu le bordel que si elle avait pas été là la pomme à l’autre Newton. Pas verni qu’on serait : tu nous vois tous les pieds coincés dans la barre en laiton. Faudrait faire des bars à poignées… Sans compter que pour rentrer après, c’est plus des bords qu’on tirerait, tiens, c’est déjà si compliqué, que j’ose même pas essayer d’imaginer comment qu’on ferait. Mais c’est sûr, y aurait du monde qui ferait la nique dans les étoiles !
Ignorant l’interruption d’un haussement d’épaule plutôt compatissant, Paul aspira une large goulée d’air, signe que nous nous apprêtions à nous envoler de plus belle vers de nouvelles aventures. Vol tout spirituel s’entend, mais non dénué, au moins de la part de mon ami, d’une certaine conviction. Toujours j’ai admiré chez lui ce côté Don Quichotte, qui le jetait à corps perdu dans des situations qui tournaient vite à l’invraisemblable. Sa passion de la justice dépassait bien souvent les plus folles utopies, sans qu’il y prenne garde il se laissait emporter par des idées dont le moins sage des philosophes aurait eu bien du mal à retrouver le fondement. C’était comme ça, son esprit travaillait plus vite que sa bouche et ses mains, plus vite que les hommes, trop vite pour les événements. Il était de tous les combats, des baleines bleues et de la couche d’ozone, du droit à la vie, de l’avortement et du port du préservatif. Je ne savais pas toujours comment son esprit parvenait à concilier toutes ces contradictions, peut-être les sublimait-il, et ces vapeurs alors tournaient indéfiniment dans le cerveau de Paul, attendant la venue d’une époque plus accueillante et plus compréhensive pour se manifester.
Passionnant à écouter, il avait, tard dans la nuit, des envolées subites qu’on suivait à grand peine. D’une certaine manière, on pouvait affirmer qu’à ces moments-là, la pesanteur n’avait aucune prise sur lui.
Son enthousiasme effréné ne lui valait pas que des désillusions. N’avait-il pas rencontré sa Fulgurance à lui dans un de ces engouements subits dont il avait secret. C’était en Décembre 86, Libération titrait alors : « Manif étudiants-lycéens : soudain, tout a basculé. »
3. Une hirondelle ne fait pas le printemps
« – Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais une mini-jupe donne à réfléchir. Sans ressusciter les terrasses au soleil, ni les ballets de mai devant un alibi de café, une minijupe laisse songeur. Croisée en plein cœur de l’hiver, elle est comme un avant-goût d’évasion. Songez bien à l’ascension prometteuse du regard, au crissement des yeux le long des bas soyeux, songez à ce qui se révèle et se réveille d’impromptu tressaillement. Une minijupe dans l’hiver qui s’oublie, c’est déjà le frisson de l’aventure, le tiraillement de la chair, le pourquoi pas et le peut-être, et : je serais fou de ne pas suivre ces jambes-là et plus encore insensé d’y croire. Il y a le vêtement qu’on ne détaille pas tant sinon pour envisager ses limites…
– Et dans tout ça, le plus important, ce sont les chaussures. Le piédestal par où vacille notre désir. »
Comme interdit, Paul suivait la conversation. Je le connaissais assez pour savoir que nos propos, sans le choquer, éveillaient en lui une douce incompréhension, teintée d’étonnement. Non pas qu’il fût prude, ou qu’il dénigrât sa nature d’homme… Simplement sa morale, ou plutôt, ce monde contradictoire qu’il s’était façonné, lui interdisait d’envisager les choses sous l’angle de la pure délectation. Au Manhattan, notre antichambre, s’il avait parfois un regard un peu long, sur une femme qui entrait, jamais celui-ci ne revenait s’appesantir sur des formes que Nicolas et moi inventorions, sinon en connaisseurs, du moins en curieux parfois impatients. Paul était énigmatique. Dans ce lieu, où nous étions ce soir, il se prêtait volontiers à l’espièglerie anglaise que nous avions imaginée et que nous ne servions que là mais ces mystifications semblaient n’atteindre chez lui qu’une zone périphérique du cerveau, une sorte de no man’s land où sa raison n’avait guère de prise, le tour qu’on jouait là, j’imagine, n’encombrait pas les domaines régis par la loi souveraine de l’éthique. A nous entendre parler bas et minijupe sa conscience révolutionnaire se révoltait ; sa copine, sans être une foudre de guerre, avait semé sur un terreau fertile : notre homme se découvrait la fibre féministe. Nicolas poursuivait sa chimère :
« – Les chaussures, tu vois, c’est ce qui fait la différence. Une femme tu lui colles une minijupe sur des jambes de rêve… si elle a des gros godillots tout en bas, ça sert à rien. Le truc, c’est la stabilité, mais la stabilité précaire. Il lui faut de l’assise mais qu’elle paraisse improbable. C’est par où ça nous émoustille. Et c’est pour tout pareil, pas seulement pour la femme et ses jambes qu’on épelle, c’est vrai pour tout : il faut l’affirmation souveraine et la certitude que tout peut chavirer d’un instant à l’autre. Tu vois, elle est là, elle dit, ou plutôt, ses jambes racontent le roman de tes émotions, tu la suis et le mouvement de sa jupe qui frôle et ne découvre rien de la façon dont tu l’imaginais t’exaspère et, dessous, où tes yeux descendent, il y a le pire ou le meilleur : sous le galbe du mollet, sous l’attache fine, la cheville, où la femme, la vraie se trahit, il y a ce que la nature ne lui a pas donné, son esprit, sa faculté d’invention, un peu de cuir qui épouse le pied, la fantaisie et la maîtrise, la main de fer dans un gant de velours, le principe élémentaire de la séduction…
« – But women are diamonds for men ! »
D’un Paul soudain surexcité venait de surgir cette interruption à la Marylin. Nicolas, stoppé net dans ses débordements, engloba la salle d’un regard et, souriant enchaîna :
– Oh, yeah, that’s ok for french one’s. They’re the best…
Il avait recouvré son accent américain et dans l’instant je compris : Philippe, qui avait laissé son bar à notre garde, revenait. Pour lui Nicolas, était américain et qui plus est, batteur intermittent pour les plus grands groupes de rock. J’étais son interprète-imprésario et Paul juste notre pote, mais un pote cool qui aimait bien faire la fête quand il arrivait à se lâcher un peu.
C’était fascinant.
Une nuit, nous avions débarqué au Manhattan complètement calcinés. Bourrés, nous parlions souvent anglais, pas seulement pour s’amuser mais parce que nous nous sentions différents, presque les mêmes, mais pas tout à fait. Un léger décalage qui faisait que tout était permis ou qu’encore plus de choses passaient à portée d’imagination et de délire.
Philippe nous avait pris comme nous étions arrivés : dans un délire somme toute plausible. Un mec aux cheveux longs, un peu jeune peut-être, mais parlant parfaitement américain et deux autres, tout aussi jeunes avec lui, mais déconneurs.
Nous avions un avantage. En musique, Nicolas touchait. Juste derrière le bar, on pouvait presque en effleurer les touches quand on était juché sur les tabourets, il y avait un piano. Le lieu, c’était un couloir étroit de la longueur du comptoir qui brusquement s’élargissait vers le fond de la salle. Cinq mètres, plus dix au carré au fond. Ça faisait un peu bar à pute : des poufs cylindriques, recouverts d’un velours violet qui faisait illusion sous les lumières bleutées, sauf qu’on n’avait jamais vu une pute dans ce rade, vue que la clientèle était plutôt étudiante. Encore que des soirs incertains arrivaient à mélanger les genres. C’était le Saint-Pierre pas tout à fait embourgeoisé ; les quais craignaient encore et dans le coin on croisait du tout venant et du premier choix, égaré ou venu s’encanailler. Saint-Michel ne débarquait jamais jusque là parce que le quartier paraissait déjà cloisonné, fermé sur une identité qui n’était pas tout à fait celle d’une ville conquérante, Saint-Michel vivait sur soi. Il y avait avant et après le cours Victor Hugo. Saint-Pierre était après et le Manhattan presque déjà dans la ville bourgeoise.
Le premier soir, nous avions débarqué au milieu de rien. Philippe derrière son bar attendait que ça se passe ou que ça arrive, une vraie occupation de barman. Il était suffisamment tard pourtant, ou du moins, à l’horloge de notre cuite, nous avions déjà gagné plusieurs heures. Nous avions débarqué allumés, dans cet état où l’on se persuade à tort qu’on peut encore faire illusion. Nous parlions d’Eric qui n’était pas là et, courageux, nous nous étions dit que nous allions boire à sa santé, que ça le ferait peut-être venir, ce qui n’avait pas arrangé notre horloge interne. Alignées face à Philippe, nos trognes hilares aux yeux injectés de sang formaient une curieuse brochette et, même s’il en avait vu d’autres, Philippe commençait d’être un peu interloqué. Il avait commencé d’un anglais hésitant, vieux souvenir de collège mixé de refrains de chansons anglo-saxones :
« – You are ingliche, what do you do in Bordeaux ? »
Alors, c’était venu naturellement. Nicolas, qui avait passé toute son enfance aux Etats-Unis, m’avait apostrophé dans une longue tirade où il forçait tellement son accent que ça devenait grotesque mais les yeux de Philippe en face brillaient. L’improbable le tirait de son marasme nocturne. Cet américain, c’était une aubaine pour sa soirée qui promettait l’ennui le plus profond. Je ne sais pas s’il s’était laissé convaincre de bonne grâce ou s’il y croyait vraiment, toujours est-il qu’il semblait en vouloir toujours plus et nous, nous étions prêts à donner tout ce qu’il souhaitait vu que nous ne contrôlions plus grand chose qui puisse entretenir un rapport avec la réalité. Au point où nous en étions arrivés, nous avions lâché les grands noms : les Stones et compagnie. Là où y a de la gêne, y a pas de plaisir. Nicolas avait étudié dans une rock-school avec le batteur des Stones et puis il était passé au piano. C’était énorme et inconcevable mais Philippe en redemandait et parlait de cette chance qu’avait Nicolas, et qu’il aurait aimé ça, mais que la musique il avait jamais su en jouer, enfin jamais assez, un peu de trompette dans l’harmonie de Lormont, mais rien quoi, nul. Nicolas voulait savoir ce qu’il aimait comme musique. C’était le rock bien sûr, le blues et tout ça et puis tout ce qu’on voulait qui bougeait un peu.
Alors, « l’Américain » s’était laissé glisser du tabouret du bar vers celui du piano et on avait juste entendu :
« – all right man , what d’you want ? »
Et puis dans la seconde, il y avait déjà les doigts qui filaient sur le clavier. Je lui disais que je voulais du boggie, un bon vieux boggie mais il était déjà parti et ça nous tenait et ça nous prenait et il avait mis un putain de feu dans la tête de Philippe, nous pareil mais nous étions consentants et avertis.
C’était l’été dans sa musique et dehors aussi, on voyait, par la porte ouverte, l’air plombé de chaleur qui tombait épais sous les lumières de la ville et des gens qui regardaient, hésitaient, écoutant, se demandant quoi faire, entrer ou continuer, mais à cette heure de la nuit, on n’a pas trop le choix, quand on a entendu on rentre, ou alors c’est qu’on est dans un plan où on est déjà presque couché avec la fille qu’on a levée.
Nicolas matraquait le clavier et ça sonnait pur et fort. Nous ça nous sonnait plein la tête parce que c’était comme une allégorie de la fête qu’il jouait, il partait dans des impros qu’il accompagnait de la voix, des borborygmes graves et brutaux, des trucs gutturaux qu’on devait reprendre pour pas lâcher le fil, et on y allait de nos délires aussi. Avec tout ça, le bar s’était rempli. Philippe courait d’une table à l’autre. Y avait le feu d’un coup. C’était venu comme ça.
Eric avait fini par nous trouver : du bar, situé à deux pas de l’appart’ s’échappait jusque dans la rue une ambiance fauve. Ça chauffait là dedans et l’harmoniciste, qui errait dans Saint-Pierre à notre recherche, était arrivé à point nommé pour le bœuf. Alors qu’on pensait que rien ne pourrait surpasser le délire qui nous enveloppait, Eric avait fait étinceler les notes stridentes de son harmonica. Ce plus, sur le meilleur où nous surfions, avait décuplé notre envie d’en découdre avec la nuit. Maîtres du monde ou à défaut de la nuit. Voix chantantes, hurlantes, voix tonitruantes aux clameurs acharnées. Pour si peu. Un verre d’alcool de plus, la volonté forcenée d’étirer les secondes, de les effiler. Cette sensation limpide d’inventer chaque instant, sans vraie conscience ni consistance d’ailleurs, sans rien d’autre, que la satisfaction jouissive de repousser le moment du sommeil. Vivre allumés. Vivre déjantés. Tout donner et tout gaspiller pour la conscience fugitive de commander à l’insensé, à l’instantané. D’un coup, être celui qui allume les étoiles, le grand ordonnateur des petites vies. Petites gens que nous étions, à agiter fébrilement, verres, voix, hanches et regards, que rien ne cesse, que tout se prolonge.
Comme la musique qui ne devrait jamais s’arrêter. Parce que la musique change tout. La musique, ce bruit et le désordre de nos grands parents, ce truc contestataire qui devait marcher quelque part main dans la main de Cohn-Bendit. La musique qui roula les stones et les pierres qui nous assomment aujourd’hui, de tête à queue, de rap à raï… Comme la musique… Comme la musique, là où il n’y avait rien, la musique tout à coup jubilatoire, la musique où se consomment nos non-dits. Il y aurait quoi ? Un saxophone, blues et violet comme la furie qu’on arrache à la nuit, et ce tambour, ce tam-tam ; sourde et profonde envoûtante, cette onde au creux des reins où blancs et noirs, d’instinct se reconnaîtraient. Ça serait sa fête, sans être Lang. Ça serait cet après silence qu’on n’entend jamais dans la fête.
Comme la musique… Monks pianoterait encore…
Quoi il est mort ? Monks pianote encore, et c’est bleu comme il joue ce soir, Morrison, survolté, hurle encore au volant du Roadhouse blues, et Rolllins s’arrache les tripes, et elles dégoulinent par les clés de son saxo… Comme la musique, qui vit comme je marche, comme la musique qui vibre, comme tu respires, comme la musique. Et je veux Libiamo et jouir encore n’apaiser que souffles rauques, et brûler dans la nuit la flamme de nos briquets. Je ne veux pas Woodstock, je me fous des fleurs que d’autres peignaient sur leur corps, je veux être la fleur, leur emblème, dans leur tête, je veux être ce soupçon de liberté qu’ils ont entrevu.
Et pour ça, Lubat ne gouaillerait jamais en vain, ni Rollins et son poison sauvage, son sang brûlant de vie et de mort subite. J’ai dit sauvage, et dans ce mot tout est dit d’un homme civilisé qui s’oublierait enfin.
Sur un air de vieux tango, ainsi va la vie d’ici bas, sur un vieux tango qui a perdu son piano et ses bretelles, ainsi vont les rimes désarticulées. Comme la musique qui ne devrait jamais s’arrêter, ou le roman ou le film n’avoir de fin. Happy ou désastreuse la négation du The End. Tout le contraire du The End, le lion de la Goldwyn rugissant, s’éraillant les vocales à force d’hurler, éraillées, tellement que les cordes en pèteraient comme celles de la guitare d’Hendrix. Que ça ne finisse pas, que ça ne finisse pas. Vivant toujours, vivant, nulle limite, que celle à repousser.
Ce moment dans la nuit existe. Plus de fond ni de sommet. Ni haut ni bas. Pas de logique mais tellement de faux prétextes pour embraser les esprits. Dans tout l’être, ce concentré d’adrénaline maître des sens. Pulsion, particule, molécule, naître que l’étincelle : la nuit explose, fusionnent l’âme le corps. Pas de compromission sinon ultime et fatale. Tout livrer ou se laisser prendre pour un brasier de toutes les Saint-Jean. Ce feu qui monterait aux cimes de la nuit, qui éclairerait le bout du monde. Ce rêve d’ivrogne que le jour là-bas, soit sa nuit d’ici.
C’est chez Mo, que le feu enflamma la nuit. Nico et Paul avaient lâché l’éponge. Eric, plus gaillard, m’avait soutenu de bord en bord, jusque chez Mo.
Dans cette boîte incongrue, nichée au rez-de-chaussée d’un immeuble bourgeois dans un quartier idoine, nous enterrions les nuits, à ce moment où la conscience, exilée enfin dans la réalité, n’attend plus grand chose. Ce qui nous poussait montait du fond des entrailles, évitant toute connexion directe avec les synapses. Comme si le sang commandait au sang, la chair à la chair. Se finir chez Mo tenait du rituel sacrificiel. Dans cette atmosphère délétère, moite et odoriférante, l’électricité des fantasmes crépitait drue. Cosmétiques et sueur formaient une gangue épaisse, palpable, qui aiguisait les appétits. A touche-touche, les yeux se dévoraient. Et faussement se dérobaient. Fossoyeurs de la nuit, nous embaumions la tentation. Sur la frontière indécise d’un entre-deux, ivres morts souvent, nous nous tenions pour initiés : subtiles complexions de sens et de nerfs, phéromones en éveil.
Il suffit de peu pour que tout bascule. Pour que le regard un peu long que vous échangiez avec une fille, à la fois distrait et interrogateur, dérive vers un sourire explicite, une invite dans les yeux. Fascinante dérive. A l’époque, pas grand chose à faire d’autre pour remplir nos vies. Aucune journée pour nous satisfaire vraiment ! Mais tard dans la nuit, la faille s’ouvrait. Sur le fil du rasoir, nos pas de funambules entamaient la gigue nocturne. C’était notre messe des fous, notre cavalcade : saoulés de lumières artificielles, éphémères impatients voletant, tournoyant autour de qui portait jupon. Pour ce peu de rien : sentir exploser dans la chair l’adrénaline qu’une pâle journée avait comprimée le jour durant. Elle irradiait d’un coup. Sur un regard, un frôlement plus appuyés. Conscience derrière la conscience.
Eric ne dansait pas. Observez un mec qui joue de l’harmonica. C’est rarement un danseur. Il se tient droit, roide presque, son instrument qu’il avale, qu’on devine à peine derrière ses doigts réunis en corbeille. Nul ne sait s’il veut, derrière ses doigts, exalter la musique ou la retenir, la contenir pour la livrer plus puissante. Parfois, les doigts s’ouvrent pour une envolée plus tonitruante, sonore évadée. Mais l’harmoniciste a la musique intérieure. Peut-être l’instrument qui fait ça, si insignifiant, si dérisoire, si prêt d’être confondu avec rien…avec ses doigts qu’il suçoterait pour en tirer de la musique. Eric, à l’image de ses semblables, ne dansait pas sinon d’un rythme contenu, intérieur. Eric tenait le bar me regardant danser.
Je ne dansais pas comme eux. Dans ces années 80, la New Wave nous était tombée dessus, avec son fatras de Gothic, Dracula blafards, tout poil hérissé, l’œil cerné de bistre et de khôl. Musique aux vagues ondulations : les bras des gothics mimaient le flux et le reflux des marées. Eric avait la musique intérieure. J’avais mon rythme, tout aussi intérieur, qui s’accordait si mal avec l’environnement. Cette nuit-là, l’intérieur ne commandait plus suffisamment aux membres pour esquisser le moindre pas de danse. Seules me tenaient en éveil les basses puissantes et les mimiques de Mo, agrémentées de trois ou quatre crudités, qui nous en promettaient de belles pour la nuit. Beaucoup de monde était là à danser mais il y avait surtout cette longue blonde habillée de court, tout à côté de nous, que Mo, la mine réjouie, me désignait du coin de l’œil.
« – Vickie, c’est la générosité même. Elle aime tout donner, toujours prête : jamais de culotte ! »
De la parole au geste, il n’y a qu’un pas et déjà Mo lui remontait la jupe jusqu’au nombril posant d’autorité ma main sur son sexe. Elle y resta l’espace d’une seconde mais s’y trouva vite déplacée. Mon bras, mu par un gauche instinct, souvenir de culpabilité judéo-chrétienne comme seuls les bras qui se sont tendus vers l’hostie peuvent en avoir, la ramena derechef sur ma cuisse, où elle se mit à trembler, brusquement moite et glacée. Mo, enjôleur et narquois, me pressait de glisser un doigt dans la fente de la fille.
Moins farouche, Eric lui en mit deux.
La boîte était vide. Sur la table devant nous, du champagne et de vagues restes dans les verres. Tous quatre assis sur les banquettes ; Vickie, la jupe toujours en l’air et Mo à nous encourager. Ces choses-là n’arrivent pas dans la vraie vie. Dans les fantasmes et les pornos, elles pleuvent dru. Dans la vraie vie, le passage à l’acte est un long dérapage.
Eric dérapait bien, et ses doigts avec enfouis dans la chatte de la fille. A en juger par ce que Vickie tenait en main, l’exercice ne le laissait pas indifférent. Comme elle se penchait pour le sucer, la main d’Eric glissa. Revenu de mes fausses pudeurs, j’enfonçais un doigt, puis deux et trois en plein milieu de sa touffe. Les poils gluants et un peu rêches frottèrent contre ma peau. Une odeur de viande faisandée monta à mes narines, envahissant ma tête entière, asservissant tous mes organes sensoriels. Black-out total ! Je ne respirais plus : je la sentais, je la mangeais, je la mâchais. Sur les papilles, sur le palais, sur mes doigts que je léchais avant de les enfourner de nouveau au plus profond de sa moule. Ce n’était pas de l’ivresse mais une rage forcenée. Sex addict ! Sur les parois de son vagin raclaient mes doigts fébriles, à la recherche de leur dose. Halluciné de sexe, submergé depuis belle lurette par cette connerie de désir. Trop facile, trop propre sur soi le désir. Avec le désir, on ne fait que l’amour et des gosses. Avec la mouille de Vickie, qui me dégoulinait aux commissures des lèvres, je passais le mur du son. Le désir, c’est la petite cantate du dimanche. Vickie me balançait en plein concert des Stones. Un vrai trip bien déjanté, avec des riffs de guitare suraiguës et grinçants. Ce halètement saccadé : ma respiration, à la mesure de la frénésie qui torturait chacune de mes cellules impatientes d’entrer en transe. Chairs malaxées pétries de part en part, son corps tendu comme un cri strident, happée par mille doigts inquisiteurs, Vickie ne s’appartenait plus : saccades et staccato ses hanches menant à corps perdu son sexe à la rencontre de mes mains, sur la banquette des culs des seins des bouches une explosion sans queue ni tête.
J’avisai la bouteille. Son con ruissela de champagne. Juste le temps de colmater la brèche : le long gémissement de Vickie à la morsure froide du goulot contre ses lèvres, entre ses lèvres, au beau milieu de ses lèvres, glissant maintenant à l’intérieur de sa chatte, se laissant happer dans ses profondeurs. L’intruse au tiers avalée, froidement verte entre ses cuisses blondes. Alors des deux mains, secouant la bouteille. Qu’elle la sente bien. Presque plus froide, déjà elle l’a réchauffée. La retirant un peu, qu’elle ne s’habitue pas trop à sa présence. Mais qu’elle la sente. Pleine matière brute, pleine et dure, impossible à soumettre ni à épuiser. Elle crie. Je le vois dans ses yeux. Elle crie. Je n’entends rien que la plainte de ses yeux embués. Je n’écoute que mes mains sur la bouteille : plus fort ! plus loin ! Encore ! Encore un peu. Un dernier effort. Mon imagination voit pour moi. Le sexe dilaté, la peau qui se tend qui ne sait pas si elle pourra encore, mais elle peut. Elle, crucifiée, cuisses ouvertes, soumise à mon bon plaisir. Plaisir ? Délire ? Je ne sais plus. J’ai des lucioles plein les yeux : sarabandes de flashs. Seins. Ballottement spasmodiques des seins. Fermes, mais pris dans la gigue infernale qui secoue tout son corps. Bouche. Ouverte toute grande. Les lèvres n’y dessinent plus de sourire. Le son est coupé. Les mains, les bras. Les mains au bout des bras lacèrent en vain l’air moite et étouffant. Les doigts. Nerveux, quand ils s’arriment à la naissance des cheveux. Comme elle est belle, les mains dans ses cheveux. Baudelaire. Les yeux plein de lucioles, j’ai des lubies plein la tête : ce soir, Moule au champagne ! La bouteille que j’arrache de son antre. Sous la violence de l’élan, ma lèvre explose contre son pubis. Le goût du sang. Le sien ? Le mien ? Je m’en fous. Je n’ai goût que d’elle. Ses fesses dans la coupe de mes mains, de force elle vient à moi. Ce baiser inouï de nos lèvres sirupeuses. L’irrésistible pulsion de m’engloutir en elle, bouche nez menton langue barbouillés de sang et de mouille forcent frénétiquement l’entrée de son sexe. Le front cogne obstinément au pubis mais pas moyen d’entrer. Alors de dépit presque, trois doigts dans son cul fourragent, agacent l’infime paroi qui les séparent du vagin. La voilà qui hurle. Pas moyen de s’y tromper. Un rugissement fauve qui naît dans les entrailles. Pas ce juste cri qui libère les cordes vocales. Non ! Un hurlement qui libère tout le corps, le vide, le laisse rompu et martelé. Mais vide. Un hurlement d’apaisement. Elle hurle et mes doigts s’enfoncent plus loin pour l’aider à éteindre ce vagissement. Quand c’est fini, elle se redresse. Elle attrape à pleine mains ma tête, ses yeux autoritaires rivés dans les miens :
– À moi de jouer maintenant !
Comme une crêpe, elle me retourne sur le dos. Dégrafe mon jean. Ma queue jaillit qu’elle s’enfonce jusqu’à la garde. Elle monte et descend sur ma queue à un train d’enfer. Chaque fois qu’elle retombe dessus, je la sens buter au fond de son con. Elle y met une hargne presque effrayante. Une application toute mécanique et régulière qui m’arrache des cris. Alors elle s’arrête. Elle se lève, me tire par un bras, m’obligeant à l’imiter :
– Attends, j’ai mieux…
Elle s’agenouille sur la banquette, ses mains agrippant le dossier, elle tourne la tête du côté d’Eric :
– Viens par là toi ! A cause de ton copain, t’as pas eu ta dose !
Elle l’attire à elle, le tenant par les couilles et enfourne sa queue dans la bouche tandis que je l’enfile en levrette. Je lui rends la monnaie de sa pièce. Serrant convulsivement ses fesses, je me retire pour la pénétrer tout au fond d’un violent mouvement de bassin. Elle crie, éjectant Eric, tendant aussitôt la main pour le ramener à elle. Mais je continue. Rien à foutre d’Eric. C’est entre elle et moi. Je veux qu’elle hurle encore. Mais différemment. Que son hurlement implose en elle, qu’elle soit traversée par un bombardement d’électrons, chaque parcelle de son corps laminée, percée d’une multitude de trous d’épingles, que les pointes de ses seins se hérissent, que son cœur batte une insensée chamade. Sa poitrine serrée dans un étau, qu’elle crève de plaisir ! L’idée me taraude, qu’elle en crève la salope ! et me donne du cœur à l’ouvrage. Je la pilonne. Mon ventre claque avec un bruit sec contre ses fesses. Mais elle résiste. Jusqu’au moment d’une subite poussée qui lui enfonce les épaules dans la banquette et m’arrache un cri. Mo m’encule. Je suis coincé entre la chatte de Vickie et la queue de Mo. Pas moyen d’en sortir. Je sens ma queue durcir. Vickie aussi qui donne de violents coups de reins pour m’enferrer sur la bite qui fouille mon cul. Je suis au delà de la douleur, pris dans un engrenage, bien forcé de suivre le mouvement. Un grognement d’Eric : Vickie tourne vers moi un visage aspergé de sperme. Ses yeux espiègles et ses mots haletant :
– Pas mal comme ça hein !
Comme pour lui clore le bec, Mo m’envoie d’un grand coup de bite la ramoner à fond. Ca nous fait tous crier. Je sens dans mon cul son sperme tout chaud, alors que l’autre continue de s’agiter comme un forcené. Je crie. Nous mugissons. Hors de tout contrôle. Vickie, moitié gémissements moitié rire, hulule branlant sa chatte par en dessous. Ses mains cherchent mes couilles. Mo hurle :
– Non, ça c’est ma queue !!!
C’est la grande débandade. Vickie se trémousse comme une petite furie, emprisonnant ma queue entre les parois de son vagin qu’elle serre comme une folle.
Et soudain, ce moment tout blanc où les lucioles dansaient devant mes yeux. Cette certitude que de la main je pourrais les capturer.
Hébétés en sortant de chez Mo, nous trimballions avec nous une furieuse odeur de chatte. Nos corps étaient englués, depuis les genoux jusqu’aux lèvres et aux mains, du jus de Vickie. Poisseux sans être vraiment sales. La nuit finissait. Nous naviguions dans une torpeur indolente, incapable encore d’aller nous coucher. Refusant toujours à notre tête l’oubli du sommeil. La faim nous tenaillait. Des animaux. Avides maintenant de la curée.
Le matin vint à notre rencontre, alors que nous touchions aux Capus : le marché de jour. Chez Rodez, au milieu des maraîchers, des bouchers et des crémières nous nous attablâmes devant une soupe à l’oignon et des huîtres. Nous n’avons pas vraiment mangé les huîtres : nous avons tenté de nous laver dans l’océan. A chaque mollusque avalé déferlait une lame chargée d’iode, manière de libération, cette illusion de plonger dans l’océan. De s’y laver de la nuit.
Blafards, les yeux cernés, nous mangions côte à côte, le regard vague, sans échanger un mot. A l’ivresse s’était substituée une gêne tenace. Goût âcre dans la bouche, que ni les huîtres ni l’oignon et le fromage ne parvenaient à dissiper. Nos cerveaux fourbus, rétifs à toute libération, tentaient vainement de digérer un trop plein écœurant. Un poids mort sonnait gravement le glas de la nuit. Au lieu d’huîtres, nous remâchions des idées noires. A réaliser que sur le fil du rasoir, nous avions taillé dans nos belles certitudes. Et taillé dans nos chairs au point de nous blesser.
Nous sommes rentrés à l’appart’ sans un mot.
Avant le lit, s’imposa une urgence. Longue, brûlante et si possible cuisante, une douche ! Le crépitement de l’eau sur les parois de la cabine et sur la peau les trépidations de milliers de gouttelettes. Echanger la moiteur de la nuit pour la vapeur parfumée d’une douche. Sortir de là, le corps mollement engourdi de chaleur pour se jeter dans le moelleux d’un lit. Enfants presque, après s’être cru adultes délivrés de tout, s’enfouir dans un lit. Dans les bras de maman s’abandonner confiant.
Je me souviens de ne pas m’être couché seul ce matin-là. Nous étions deux. Deux moi. Et l’un d’eux m’inspirait un profond dégoût. Celui-là n’était pas seul. Un pied encore dans la nuit que nous venions de quitter, sa queue continuait de gigoter au fond du ventre de Vickie. Un cortège d’ombres mortifères l’escortait.
J’ai longtemps vomi. Ce fut une moitié de soulagement : je n’arrivais pas à expulser ce que la nuit avait mis dans ma tête. Mon corps se vidait. Il exprimait, à sa manière, sa réprobation de tout ça, mais la tête restait pleine. Partagée : d’un côté le refus de replonger un jour dans une situation aussi glauque, de l’autre, en boucle, le film de nos corps emmêlés sur la banquette de la boîte. Malgré la douche et le savon, malgré la sueur aigre que ma peau avait exsudée tandis que je vomissais, l’odeur de la chatte de Vickie, continuait de me poursuivre, entêtante. Ce pouvoir du cerveau, d’imposer à vos sens ce qui n’existe plus. Enfin presque. Qui n’existe plus vraiment mais qui est entré irréversiblement dans la mémoire. Pour tous les autres, pour tous ceux qui me croiseraient dans la journée, ce parfum n’existerait pas. Pour moi, il resterait collé aux narines, comme si je vivais avec sa chatte greffée sur le nez.
Le sommeil m’a eu enfin.
Sur les deux heures, j’ai retrouvé Eric dans le salon, assis devant un café-efferalgan. Petits yeux rougis, joues grises de barbe, sale gueule encore. Nous nous sommes regardés en silence. Les autres n’étaient pas là. Il m’a tendu le tube d’aspirine et d’un geste a indiqué la cuisine, pour un reste de café. Et puis il a dit, la voix morne, comme s’il se parlait à lui-même :
« C’était pas une super nuit. Enfin, si ! ça avait bien commencé, mais ça a fini bizarre. J’ai pas trop aimé, comme ça a fini. Sur le moment oui… mais, après, j’ai pas bien dormi.
Il a marqué un temps, il a bu une gorgée de café, une autre d’aspirine, et puis il a interrogé d’un mouvement de tête :
– T’as dégueulé non ?
J’ai juste incliné les yeux, en signe d’assentiment. J’avais l’air con, en caleçon, le tube d’aspirine à la main. Il a continué :
– T’inquiète…moi aussi.
Il a respiré profondément, comme si cette profonde inspiration le ramenait en arrière, au moment du coucher, et je voyais bien qu’il continuait à brasser tout ça lui aussi. Il a soupiré :
– Ouais, moi aussi, mais ça a pas suffi. J’ai vraiment mal dormi !
– C’était comme un viol, j’ai lâché, un viol, mais on sait pas qui a violé qui dans l’histoire.
La fille, on l’a pas violée, elle nous a pas violés non plus. Mais j’ai comme un poids, une drôle de sensation de culpabilité. Comme si nous avions tourné un film off. En dehors de nous. Ça reste là, je pointais le front de mon index,
– Je sais, il a dit, c’est là depuis Chez Rodez, j’ai dormi avec ça toute la nuit. J’ai en rêvé, si
on peut appeler ça rêver…La faute à Mo, toutes ces conneries ! Lui c’est sa vie ! Partouzes, putes et compagnie… C’est pas la mienne, j’aime pas le goût que ça laisse…
Ça nous avait surpris. Nous n’étions pas des enfants de chœur. Peut-être encore des enfants, pourtant. Baiser, nous savions comment c’était, juste pour un soir, une nuit, juste pour tirer un coup, s’étourdir. Mais quand on levait une fille, juste pour le plaisir, c’était justement ça, seulement du plaisir. Là, c’était différent, comme si on nous avait jetés sur Vickie : à poil tout d’un coup, sans bien comprendre ce que nous faisions, assez abrutis d’alcool pour le faire, mais pas assez abrutis ou pervers pour l’assumer une fois dissipées l’excitation et la surprise. Baiser pour baiser OK ! mais là, on s’était fait baiser.
Au bord d’un miroir coupant nous nous étions dédoublés. L’image, qui dansait encore dans nos yeux et submergeait nos consciences, nous n’en voulions pour rien au monde, parce que sous la jouissance abrupte, le plaisir faisait douloureusement défaut. Jouir sans plaisir, ce froid impitoyable, cette absence d’achèvement. Un arrachement source d’une frustration insupportable, l’absence d’aboutissement, parce qu’il manquait à toute cette orgie un peu d’humanité. Ce peu qui nous laissait coupables, frustrés, amers. Un vrai saccage.
Quand je suis revenu de la cuisine, une tasse de café à la main, Eric n’avait pas bougé du bord de canapé sur lequel il était assis, à l’endroit où le velours râpé laissait apparaître la trame du tissu : rouge ? bordeaux ? vieux rose ? Difficile à dire, pas vraiment une couleur comme le reste de la doublure d’ailleurs. Assis, ou plutôt prostré, sur la partie la plus inconfortable, là où la tubulure métallique affleurait, Eric secouait la tête de droite et de gauche, un peu ahuri.
– On va éviter la boîte de Mo pendant quelques temps, je crois que ça vaut mieux…
Je l’ai regardé avec une sorte de reconnaissance, voyant poindre un embryon de salut et dans un demi sourire, j’ai demandé :
– Et les autres on leur dira quoi, s’ils veulent y retourner ?
– Qu’on a eu une embrouille, avec des mecs pas nets, et que ça craint. Ils sont pas plus
courageux que nous, alors y a pas de risque qu’ils y retournent ! Le reste, je crois pas que ça les regarde. On oubliera, t’inquiète : y aura d’autres nuits et d’autres boîtes.
J’ai souri ce coup-ci, avant d’ajouter :
– Ouais, d’autres nuits ! et d’autres baises, moins foireuses que celle-ci !
Nous nous sommes souris, avec les yeux surtout. Heureux de cette complicité tacite qui nous faisait gardiens d’un secret, pas forcément reluisant, mais qui ne concernait personne d’autre. D’avoir éprouvé la même chose, mais d’être deux à porter exactement cette même chose, avait quelque chose de rassurant. Comme si le poids qui avait pesé sur nos estomacs jusque là, nous nous l’étions partagé d’égale moitié. Le café, l’aspirine, le sourire étaient parvenus à créer une trouée de lumière au milieu de notre réveil cafardeux. Pour la première fois depuis que j’étais debout, j’ai vu que le soleil brillait dans le ciel à s’en faire péter les tâches. J’ai dit :
« Si on allait à Lacanau, se baigner, bronzer, se baigner et regarder les filles ?
Il a de nouveau secoué la tête, d’amusement ce coup-ci, riant presque, libéré :
– Ouais, ouais, se baigner et regarder les filles, mais juste les regarder hein ! parce que là, je crois bien que je suis bon à rien d’autre qu’à mater, le platonique y a rien de tel ! »
Nous n’en avons jamais reparlé. Chacun de nous a fait comme il pouvait avec sa moitié de fardeau. L’épisode n’est revenu sur le tapis que bien des années plus tard. Eric était venu jouer au New Morning, avec Minvielle. De passage à Paris, j’étais passé l’écouter. Après le concert et quelques bières, il avait jeté, l’air de pas y toucher : « Tu sais Vickie ? tu te souviens de Vickie ? Je l’ai revue une fois à Bordeaux. Ca fait bien cinq ans maintenant. Elle était maquée, elle avait des gosses. Tu devineras jamais où je l’ai vu ? A la sortie d’une école ! les gens lui parlaient autour, ils l’appelaient « Maîtresse ». Je crois bien qu’elle a jamais été pute, que c’était juste une fille qui, un soir, comme ça… Aussi paumée et aussi déjantée que nous. Dans l’état où on était, on savait jamais bien sur qui on tombait…Mais Maîtresse, après toutes ces années, et ce truc qui était devenu presque un bon souvenir, ça m’a amusé quand même…
4. Blitzkrieg
Les années 90 promettaient de se porter en bandoulière. Il y avait dans l’air une nette tendance à l’insouciance que démentaient pourtant fort les propos des économistes. Tout avait commencé avec la fin des années 80 et le retour des cabriolets : soufflait un vent de frivolité que Paul jugeait comme un effet dispensé par les basses pressions du pouvoir. Il s’ingéniait à répéter que tout ça n’était qu’une manœuvre politique des plus habiles et des plus anciennes, quelque chose comme le pain et les jeux des Romains. La droite ne s’y trompait guère, selon lui, qui prêchait le retour à l’ordre et aux valeurs morales. Je crois qu’il pensait trop, qu’il essayait de trop comprendre, inquiet par nature, il se demandait toujours de quelle manière le bon peuple, et lui devant, seraient floués. Ce qui l’empêchait de goûter un plaisir immédiat auquel Eric et moi, nous nous abandonnions le plus souvent.
Confusément, je sentais pourtant bien que la France vivait sur son erre et que le grand élan de la reprise s’obstinait à nous tourner le dos. Il ne fallait pas non plus être grand clerc pour remarquer que l’Europe ouverte et unie, qu’on tentait de nous imposer à cors et à cris, risquait de nous laisser échoués sur le sable. Seulement voilà, personne ne se sentait ni la force ni la conviction de nous indiquer la route à suivre. Il y avait parmi les rangs des militants de tout poil de graves défections. Espèce en voie de disparition dans la faune politique, les derniers survivants se laissaient parfois emporter jusqu’aux pires excès.
Les extrémistes avaient mauvaise presse. A droite par la force de l’habitude, parce que le français, quoi qu’on en dise, reste libellule ou papillon jusqu’aux heures les plus graves ; frivole et désinvolte, il n’a pas le goût des armes. Il n’aime pas non plus les petits chefs auxquels il préfère, dans les moments désespérés, et seulement dans ceux-là, les aigles triomphants.
À gauche, la situation n’était guère meilleure. La chute du mur de Berlin, puis celle de l’U.R.S.S., n’avait fait que précipiter l’agonie d’un parti communiste déjà moribond. On plaisantait les derniers rescapés : ne pourraient-ils vivre heureux dans quelque réserve ?
La France qui ne s’y retrouvait plus guère en politique se cherchait d’autres chevaux de bataille, à la hauteur de sa grandeur passée. C’est ainsi que naquit l’idée lumineuse de faire de la politique sans politique : le mot d’ordre de nos élus de tout bord se mua en un vindicatif : » Ratissons large ! » Advint le règne de l’écologie, dont on s’aperçut, après qu’on en avait bien ri dans les années 80, qu’elle avait réalisé des prodiges Outre-Rhin. La fine fleur de nos politiciens se mit au vert. Il n’y en avait plus que pour le respect de l’environnement, la fermeture des décharges, les containers à bouteilles qui en plastique, qui en verre et les poubelles sélectives. On parlait d’un impôt fonction de la masse des détritus produits. L’écologie engendra d’étranges avatars : les publicitaires nous inventèrent le plus sérieusement du monde la perceuse nucléaire. On en frémit encore dans les bureaux d’étude de chez Peugeot et autres Black et Decker où l’on trouvait déjà bien suffisante la perceuse à percussion.
Forts de ces constatations sur l’état de notre pays, nous décidâmes d’entrer dans la partie. Le canular semblant être la dernière forme du sérieux dans notre société, c’est le sourire aux lèvres, que nous nous mîmes à travailler. Comme dit le bon sens populaire, dans la vie quand on fait ce qui plaît, ça marche. Et de fait, le résultat devait dépasser toutes nos espérances.
Eric, l’harmoniciste distingué qui enchantait nos nuits, avait débarqué un matin au 37 rue des Bahutiers, beuglant des » Putain ! C’est pas vrai… », et des » Vous allez pas me croire, les guerriers ont débarqué ! «
Le croire, nous ne demandions que ça, et sur paroles encore, s’il voulait bien s’expliquer.
» – C’est bien simple, nous dit-il, suivez-moi dans la rue et vous comprendrez vite…Vous verrez, sur presque chaque toit un oeil de Moscou guette sa proie, ils sont partout, immobiles, étincelants dans leurs armures, mais rien ne leur échappe. Ils dominent toute la cité. Une armée silencieuse que nul ne remarque, entrée dans notre paysage urbain par la grâce des couvreurs-zingueurs, mais une armée prête à nous engloutir ! »
Eric dévalait l’escalier en colimaçon de l’immeuble, Paul et moi, un peu en retrait échangeâmes un regard où pouvait se lire toute la commisération du monde pour notre infortuné camarade. Paul chuchota : « Pourtant, il a l’air à jeun… » Dans un souffle, je lui glissais : « Oh, tu sais il a peut-être de vieux restes d’hier soir, et puis, un breton, on peut jamais vraiment savoir comment ça fonctionne. »
Le breton caracolant en tête nous avait mis 300 mètres dans la vue, nous l’entendions hurler depuis la place Camille-Julian : « Alors, quoi, vous voyez, c’était pas des hallucinations. C’est pas des guerriers ça ? »
Parvenus à ses côtés, nous le vîmes désigner d’un doigt accusateur, trois ou quatre cheminées sur le toit d’un immeuble.
Dans le soleil matinal Paul eut sa première révélation : « On dirait les robots de la guerre des étoiles, tu sais les copains au méchant, comment il s’appelle déjà…
– Darth Vador, lâchais-je
– Ouais, c’est ça, Darth Vador, et regardez, fit-il en se retournant, il y en d’autres là-bas, et ce gros, tout seul dans son coin, ça doit être une sorte de chef…
Deux gamins gesticulant émerveillés devant un arbre de Noël ! Tout ça me semblait un peu disproportionné, car passé le premier instant de surprise et d’étonnement, ces prétendus guerriers me laissaient à présent un peu coi, voire franchement froid. Ils ne valaient guère le sprint de 300 mètres que nous venions de courir…
Eric, qui paraissait avoir perçu ma déception m’entoura les épaules d’un bras et me glissa, la mine conspiratrice :
» Vu comme ça, c’est sûr, ça amuse cinq minutes, on se dit, tiens on dirait Darth Vador, comme on se dit tiens il pleut ! et l’instant d’après on n’y pense plus parce qu’on s’est déjà habitué. Seulement, moi ça fait un mois que je les ai remarqués ces bidules en tôle et hier tu vois, j’ai eu l’idée, l’idée avec un grand I. Plus fort qu’Orson Wells et ses martiens, mieux que les copains de Jules Renard… Mes petits gars, on n’a pas fini de se payer une bonne tranche de rigolade. Sans compter que si on s’y prend bien on pourrait même ramasser du blé au passage. Maintenant, trêve de bavardages, on rentre à la maison et on met sur pied notre plan d’action. On se fait un bon petit-déj’ et je vous explique ça dans la quiétude et le silence de l’appart’, car à partir de maintenant, tout doit se préparer dans le plus grand secret. Nous sommes devenus des combattants de l’ombre. »
Quand R.B.G., Sud-Ouest et F.R.3 reçurent notre premier tract, il termina directement sa vie dans la corbeille à papier. On s’en doutait un peu. N’importe quel individu un peu sensé, trouvant dans le courrier du matin une bafouille ainsi rédigée : « Citoyen, prends garde, ta ville est menacée, ta maison surveillée : les guerriers sont dans le ville. », après s’être dit qu’il traînait encore pas mal d’allumés de ce coté-ci du globe, aurait, d’un geste prompt, tenté un panier dans la poubelle. Sans compter que cette plaisanterie loufoque était signée d’un groupuscule inconnu des services de politique étrangère : le G.A.G., sous-titré en français dans le texte : groupe anti guerrier.
Au second message, les rédactions des mêmes médias avaient dû penser que, franchement, y avaient des gens sur terre qui ne savaient pas comment occuper leur temps, et hop, un panier dans la poubelle, je mène au score !
Survint la sixième missive et avec elle le temps des premiers doutes.
Un soir que nous dînions, Paul et moi, à la terrasse d’un restaurant de la Place du Parlement, nous entendîmes au milieu de rires, prononcer le nom de notre groupuscule. Paul, d’un mouvement de fourchette, me désigna une table, à deux parasols de la nôtre. Un type d’une trentaine d’années racontait à ses compagnons, deux femmes et un homme, les péripéties des salles de rédaction :
» – Tu vois, la première fois, j’ai bien rigolé. Je me suis dit, tiens ! Jalons monte une antenne à Bordeaux…
– Jalons ?
– Oui, tu sais, une bande de copains parisiens qui, au moment des grands froids de l’hiver 85 avait lancé une série de tracts genre « Métro Glacière, métro assassin« . Ils avaient fait des parodies de journaux aussi, l’Aberration, Le Monstre…De quoi s’amuser en amusant les autres… »
Nous entendre associés à Jalons, voilà qui nous flattait. Paul et moi, toute fourchette en l’air, échangeâmes un sourire : Eric ne s’était pas trompé. A force de patience, la mayonnaise prenait. Derrière nous, le journaliste reprenait :
» – Au deuxième coup, on avait d’autres chats à fouetter. Il y avait eu dans la nuit une grosse rafle à Saint-Michel, enfin… vous en avez entendu parler autant que nous… Alors le tract du G.A.G., c’est à peine si on a jeté un oeil dessus, faut dire qu’on n’était pas encore habitués. Seulement voilà, après le deuxième, il y a eu le troisième et puis le quatrième, un toutes les deux semaines. Et ce matin, le bouquet ! Benoît, vous savez, il est à R.B.G., me téléphone. Un correspondant anonyme se réclamant du G.A.G. venait de se servir de son émission : « Micro-ciyoyen » pour faire une déclaration sur ces foutus guerriers. Il a bien essayé de le faire parler mais l’intervention a été aussi laconique que leurs messages : « Nous sommes des combattants de l’ombre, nous défendrons notre ville contre l’envahisseur. » Rien d’autre. Juste ces quelques mots lancés sur les ondes et Benoît pris de cours qui ne savait plus comment enchaîner.
La plus jeune des femmes de la table, elle pouvait avoir vingt-cinq, vingt-six ans, souriant l’air mi-rêveur, mi-ironique finit par lancer :
» – Oui, c’est bien beau, mais enfin avec un nom pareil, ces mecs ils sont en train de se foutre de vous. C’est rien qu’un pari de gamins. Je comprends mal pourquoi ça vous agite tant à Sud-Ouest… Piqué au vif, son copain s’emporta un peu :
» – C’est pas que ça nous agite, comme tu dis. Ou, si, c’est bien que ça nous agite, parce-que c’est curieux, parce que ça n’a pas l’air sérieux. Et c’est ça le truc, le ressort de leur combine, à croire qu’ils ont fait leur la maxime qui dit que la plaisanterie est la dernière forme du sérieux… »
Touché. Celui-ci avait mis dans le mille. Visiblement c’était notre première victime qui, à n’en pas douter semblait prête à se laisser emprisonner dans notre toile, à condition qu’Arachnée se montre suffisamment séduisante et retorse. Et pour ça, il pouvait nous faire confiance. Au fil des semaines, notre stratégie s’affinait. Ce qui au départ avait fait décoller l’imagination d’Eric à la verticale, telle la fusée Ariane, commençait de prendre des allures de navette américaine : l’engin décolle pour les étoiles, mais contrairement aux européens qui pourrissent la galaxie avec leurs débris de vaisseaux, il revient avec sa moisson d’information et son équipage enthousiaste. A l’époque, la NASA n’avait pas encore découvert les vertus pyrotechniques qu’elle pouvait tirer de Challenger !
Il est vrai qu’au départ les Darth Vador d’Eric ne m’avaient guère remué, mais le breton avait entrepris un long travail de sape. Aidé de Paul, en qui il avait eu, d’emblée, un allié convaincu, il avait fini par me persuader de prendre part à la première expédition punitive. Fallait-il que je fusse assez allumé pour me déguiser un soir en combattant de l’ombre.
Je souris maintenant de cette première aventure.
L’harmoniciste rock and roll avait gambergé tout un plan d’attaque. Lui qui se fringuait en noir du soir au matin, à tel point que je me demandais s’il changeait parfois de fringues ou les enlevait seulement quand il sautait une nana, nous avait imposé son uniforme : Levis Black Denim, Bomber noir, baskets noires… Sur les pompes, il avait fait un effort, dérogeant à ses sempiternelles santiags. Et, effectivement, notre première virée me fit vite comprendre combien ces bottes mexicaines pouvaient se révéler aussi encombrantes que les ailes de l’Albatros.
Ardent militant du look anglicisant, genre Daks et Burberry’s, séduit par l’esprit éthéré des dandys, que je souhaitais contre vents et marées remettre à la mode, j’avais eu un peu de mal à me reconnaître dans la tenue qu’on me recommandait d’endosser. Je ne suis pas sectaire, le trip rock and roller, no future et autres délires noircissant ne me fait pas ruer dans les brancards, chacun vit sa vie… mais non, c’était pas mon truc. Encore que, pour faire plaisir à mes deux potes, j’avais revêtu bravement la tenue du résistant glorieux qu’on me promettait de devenir. Et ce héros des temps modernes, Eric l’avait armé d’un outil bien singulier : une tenaille. Je l’avais tournée et retournée devant mes yeux et, à mon air sceptique, Eric avait dû prendre la mesure des idées qui s’entrechoquaient dans ma tête :
» – T’en fais pas, avait-il dit, tu verras que c’est le truc indispensable… »
Au point où j’en étais, j’avais fourré l’objet dans une poche de mon blouson sans plus trop me poser de questions sur son utilité. De toute façon, Eric n’en dirait pas plus avant qu’on ne soit rendu sur le lieu du délit. Parce que ça, aucun des deux n’avait essayé de me le cacher, notre opération se déroulerait en toute illégalité.
Pour cette première escapade, Paul et Eric avaient choisi un quartier résidentiel de Pessac, un coin cool, histoire de m’habituer en douceur. Sur le chemin j’avais réussi à leur arracher qu’on allait jouer les monte-en-l’air, ce qui ne laissait pas de m’inquiéter. La peur du vertige n’y était pour rien, j’avais même souvent rêvé d’arpenter les toits dans la nuit, sans jamais d’ailleurs mettre mon projet à exécution. Non, ce qui me turlupinait, c’était cette petite pluie fine qui enveloppait Bordeaux depuis le matin, donnant à la ville des airs fantomatiques et aux toitures, j’étais prêt à le parier, des allures de toboggans savonneux. Trop content de m’avoir convaincu, les deux autres rigolaient de mes hésitations et tentaient de forcer mes résistances par des : « Il faut vivre dangereusement » et « l’aventure est au coin de la rue » qui me tiraient de pénibles sourires en guise d’acquiescement. A vrai dire, ce n’était pas tant pour moi que je m’inquiétais, ni pour Paul, nous étions des habitués des pentes neigeuses, de la glisse. En fait, je doutais fort des compétences alpines du Breton qui n’avait jamais vaincu plus haut sommet que le Massif Armoricain. Sans compter que les quelques Jack Daniels ingurgités hâtivement pour aider à me convertir n’avaient pas dû décupler ses facultés d’équilibre. Furieux de les entendre me charrier, je finis par lâcher :
» – Oh, moi je m’en fous… C’est à Eric que je pense, je sais bien que t’a viré tes bottes mais j’ai beau essayer, je t’imagine mal gambadant sur un toit…
– Et t’as raison mon pote, parce qu’il est pas question que j’y pose le début d’un orteil !
Soufflé par cette réponse qui me décrocha la mâchoire, j’interrogeais avec insistance le regard de Paul dans le rétroviseur. Avant que les explications ne fusent, j’avais compris. Eric avait tout gambergé, le plan de bataille, les forces en présence et surtout son rôle : général d’armée commandant ses troupes depuis le trottoir. Le ton désolé de Paul confirmait mes déductions :
« – Tu comprends, il a le vertige…
– Eh ben putain, tu manques pas d’air Eric. Et toi t’as marché avec lui… Il risque quoi dans l’affaire ?
– Je vous communique mon enthousiasme. Avoue que si j’avais pas insisté, tu serais pas venu…
Ah, ça, on peut le dire ! et aussi que je sais pas si je viens toujours. Tu m’y a pas encore catapulté sur ton toit…
J’y étais pourtant arrivé sur ce toit. Je m’étais retrouvé dessus un peu par hasard, sans que je comprenne bien le comment du pourquoi, mes baskets s’étaient posées dessus. Est-ce qu’on sait toujours bien de quoi les choses sont faites ? Les verres de Jack Daniels, avalés une heure plus tôt n’avaient, somme toute, converti qu’un convaincu. A mesure qu’Eric nous avait dévoilé son plan, il devenait évident qu’il tenait de l’illumination. Monter sur les toits était la solution. Piètre alpiniste, Eric s’était vite révélé fin stratège. Et, grand-père communiste ou divine intuition, il nous avait incité à nous mesurer aux guerriers. La chose était simple : il fallait que notre vie en dépende, il fallait sacrifier à la praxis. Dénoncer l’invasion des guerriers sur les toits, au travers des média, était chose facile. Joindre le geste à la parole devait nous convaincre, nous permettre de nous investir dans le rôle. On ne dénonce bien que ce que l’on connaît pour l’avoir rencontré dans les nuits les plus obscures.
Belles paroles ! A dire vrai, on ne monte pas sur un toit comme ça. J’ai l’air de fanfaronner aujourd’hui que je vous en parle, mais ça ne s’improvise pas monte-en-l’air. Il paraîtrait même que c’est une profession, du genre des pas inscriptibles au registre du commerce, ou nous ne l’avons jamais inscrite. Un peu plus tard, artiste, ça suffisait à donner le change.
Comment on monte sur un toit ? Comme on peut. Le premier toit que j’ai escaladé n’était pas l’Everest, loin s’en faut. Il surmontait juste un bête pavillon de banlieue. A le revoir au jour, notre délit commis, notre montagne n’était que ça : un bête pavillon de banlieue. A l’envisager de nuit, la réalité, que déformaient les vapeurs de bourbon, était tout autre. De nuit, la question essentielle se pose : comment va-t-on là-haut ? Aujourd’hui, je serais tenté de dire qu’on y va comme on se couche, comme on fait son lit, comme on se réveille, comme une évidence.
Ce soir-là, j’y suis allé en suivant Paul. Qui avait de l’exercice une expérience que je ne soupçonnais pas. Mais, à bien y réfléchir, ça tombait sous le sens : Eric, qui n’avait pas eu besoin de le convertir à son délire, l’avait engagé à en tester la faisabilité. Comme je m’apprêtais à monter sur ce toit, j’ignorais que Paul avait déjà capturé un guerrier.
C’était comme en montagne : suis mes prises ! Ses prises : une gouttière, des aspérités incongrues, de petites choses, bouts de rien. Où Paul posait ses mains agiles, s’agrippaient les miennes, petites choses fragiles, s’étonnant de trouver de la résistance à un fil d’antenne, à un grillage à rosier. Et puis voilà, à suivre, sans se poser d’autre question, que de se souvenir où la main de Paul s’était posée en dernier, voilà qu’on se retrouve sur le toit du monde qu’on convoitait. Avec devant soi, cette chose de tôle qui est en passe de devenir le centre de votre univers. Au pied du mur, enfin, pas tout à fait ! au pied du guerrier, le bidule à vaincre.
À le regarder la première fois, un paradoxe se présentait : la menace était captive, fichée dans un tuyau de cheminée, solidement arrimé à l’aide de filins métalliques. A le regarder ainsi, il était si dérisoire. Eric n’avait jamais lu Duchamp, ça j’en suis sûr, encore aujourd’hui. Mais Duchamp avait su faire son chemin jusqu’à la conscience d’Eric, par quel miracle ? je l’ignore. Très vite cependant, dans la chose dérisoire que je contemplais à la lueur de ma maglite, je reconnus l’ennemi, le sournois, celui qui n’a l’air de rien tant il paraît inoffensif, celui dont on pensait avoir arraché les crocs et qui vous observe, prêt à mordre.
C’est idiot, je sais : on n’a jamais vu un plombier-zingueur se faire dézinguer par un tuyau de cheminée, ni même un étudiant. Mais Eric-Duchamp m’avait trop bien farci la tête. Après l’essoufflement de l’escalade, la tête échauffée, je balançais de l’inquiétude à la défiance. Et ce guerrier, le premier que j’envisageais face à moi, ce guerrier m’était devenu une menace que je devais vaincre pour Paul, et pour Eric en bas qui s’inquiétait du résultat de nos investigations.
Ce premier guerrier. Cette première chose que l’on prend en s’octroyant le droit de la prélever. Cette première chose, dont on ne connaît pas les défenses, à bien la regarder, elle ne paraît guère sur la défensive. Cette première chose, face à soi, si simple et si basique, ce truc, qui n’existait pas, du moins pas de cette manière. On a cette chose face à soi, menaçante, parce qu’elle tient debout et, justement, c’est à cette verticalité qu’on est venu l’arracher. La première fois, je me suis retrouvé prostré, toute volonté exilée, les centres nerveux en sommeil, à contempler sérieusement, le plus sérieusement du monde, mon premier guerrier. Interrogatif et emprunté, fasciné sûrement. Il n’y avait pas d’éclair de lune sur la face menaçante. Pire : les orbites étaient vides, profondes et noires, des trous noirs, comme dans la galaxie les amas inquiétants qui absorbent tout ce qui passe à leur portée. J’étais cobra à tenter de plonger dans cette absence de regard : il me tenait, j’étais son premier prisonnier.
Mais il n’avait pas compté avec les renforts. Paul était là, pour m’arracher à l’hypnotisme, Paul était là pour me montrer les gestes qui, si rapidement deviendraient une seconde nature. La première fois, la toute première fois, jdong !!! La toute première fois, ce bruit à nul autre pareil, cette libération qui vient…jdong, c’est quelque chose comme ça. Le dictionnaire de Word ne l’admet pas, et pour cause ! Mais ça ressemble à ça : jdong ! Vous coupez le câble et jdong ! La première fois, c’est ça et ensuite, vous savez amortir le bruit dans le silence de la nuit. Parce que un jdong ! c’est un beau baptême, inévitable, mais un jdong, c’est un enfer dans la nuit silencieuse, ça vous troue une nuit comme la franche lueur d’une pleine lune.
Le premier câble éclate. Le premier câble que vous tranchez, c’est comme si la nuit s’illuminait tout à coup. Une manière de feu d’artifice : le bruit est tellement violent, la déflagration si subite, que vous avez l’impression de faire exploser la nuit. Il n’y a rien, à ma connaissance, qui ressemble à ça. Pas même une déflagration amoureuse. Rien à comparer. Le câble pète, et lui vacille.
C’est là que la main secoureuse de Paul me fut indispensable : il y a une sorte de fascination à voir vaciller ce que vous êtes venu chercher. La première fois, vous restez prostrés, face à la victime, vous faites cois. C’est bizarre ces guerriers, plus vous les détachez, plus vous les libérez de leurs entraves, et plus vous les faites vôtres. Vos prisonniers. Sur le toit, la première fois, ce fut la vrai la question, celle qui vous tient en haleine : que fais-je exactement ?
C’est pas parce que d’en bas on repère un guerrier qu’on le rapportera sur la terre ferme. Il y en a toujours pour résister. Le premier avait bien failli m’avoir. Chacun d’eux combat à sa façon. Certains ont la philosophie peloton : hors le nombre point de salut ! d’autres sont en embuscade derrière des cheminées de pierre ou bien à moitié masqués par ces curieuses gloriettes qui fleurissent sur les vieux immeubles bordelais. D’autres, antédiluviens ont la résistance tenace : leur col rouillé, englué de toutes les oxydations que peut connaître le métal, est tellement verrouillé dans les conduits qu’il faut des « hans » de bûcheron pour les extraire de cette gangue.
Mais on y parvenait toujours. L’idée de l’abandon ne pouvait pas nous effleurer. Abandonner aurait été céder du terrain. Plus l’entreprise devenait périlleuse et plus elle gagnait en authenticité. La résistance des guerriers donnait un sens nouveau à nos vies. Monter sur les toits pour dézinguer un guerrier en quatre coups de tenaille, le bel exploit ! Si ça avait dû être si facile, nous n’aurions pas tenu trois semaines à ce jeu-là. Fort heureusement, les toits de maisons manquent singulièrement d’entretien si bien que plus d’une proie se débattait furieusement avant de se résoudre à la capture. Après quatre jdong, serrer dans ses bars le premier guerrier est une étrange jouissance. Non pas ce juste : « je pouvais le faire ! » à la Kipling, pas besoin de ça pour s’imaginer homme, peut–être un peu quand même, une fierté, une sorte d’accomplissement. Mais la fierté et l’euphorie étaient vite retombées le premier soir, cette nuit-là ma première prise provoqua vite une crise existentielle : « C’est bien beau de l’avoir, mais maintenant j’en fais quoi ? »
Pas formé pour le convoyage des prisonniers sur les toits. Nulle prison à proximité où l’enfermer, bien sûr, pas de corde pour le descendre jusqu’à la rue. La merde quoi ! Et de regretter amèrement de m’être laissé embringuer dans cette histoire de fou. Parce qu’un guerrier, dans le genre encombrant ça se pose là et bruyant, je ne vous dis que ça, la petite musique aigrelette que produit le raclement de la moindre parcelle de son armure sur une tuile. Vous pouvez toujours essayer d’aboyer à un tuyau de cheminée un : « Silence dans les rangs ! », le guerrier a la résistance chevillée à la tôle : si vous ne parvenez pas le maîtriser, il ne vous fera pas de cadeau. C’est à dire qu’il mettra votre sûreté nocturne dans le plus grand péril. Pensez au bon père de famille qui entend sa toiture lui jouer du Stokhausen ! Avec un peu de chance il croit d’abord à un coup de vent, mais si vous êtes particulièrement maladroit, l’affaire s’avère vite délicate.
Pour descendre un guerrier jusqu’à la rue, c’est comme pour monter sur un toit. On fait comme on peut. Jamais facile, toujours risqué parce qu’on n’a plus le même usage de ses mains qu’à l’aller et qu’il faut faire attention à soi, mais surtout à ce bidule furieusement sonore.
Les cordes ! Paul y avait bien pensé, tellement pensé d’ailleurs qu’il était passé à l’acte une nuit. Ce qui paraissait relever d’une élémentaire logique révéla vite de graves défaillances : on ne s’improvise pas secouriste de haute voltige. Avoir une corde ne résout rien. Ça aurait même tendance à compliquer les situations les plus simples. Pas facile de faire un nœud qui tiennent sur ce truc tout lisse. Je sais oui ! Il suffirait de passer la corde dans les orifices. Ça tombe sous le sens. Et pour preuve, Paul qui n’était pas dépourvu de bon sens opta pour cette solution. La plus évidente qui produisit le résultat le plus inattendu. Quand je vous disais que les toits et les cheminées bordelais manquait considérablement d’entretien, ce n’était pas de simples paroles en l’air. Un guerrier, fièrement ajusté dans son conduit d’évacuation ne nécessite guère d’attentions particulières. Il est planté là-haut pour être traversé par des fumées, une fois qu’il y est, tout baigne. Le détail que Paul avait éludé, c’est qu’un guerrier joue rarement dans la catégorie « Pigeon vole ! », ou alors il faut une sacrée tempête mais ça, c’est une autre histoire à classer dans les catastrophes naturelles. Celle de Paul figurerait plutôt dans les catastrophes imbéciles. Les imprévisibles qui vous pourrissent la vie et l’esprit d’entreprise.
Roi de la bricole, Paul avait passé la corde par les orifices, un bond nœud de marin et hop ! le tour est joué. Tu m’étonnes qu’il était joué : mon Paul penché au bord de la toiture murmurant à l’adresse d’Eric la réception imminente. L’autre, en dessous, les bras levés pour la récupération, scrutant désespérément la nuit, quand tout à coup, il avise le tube de cheminée qui vient à sa rencontre. Mais un tube sans chapeau, qui fait plus que venir, qui se jette carrément vers lui, parfaite illustration des lois de la pesanteur. Dans ce cas-là, on pense : oh putain !!!! et vite on saute de deux pas, le côté qu’on veut, celui que décide le cerveau. Cette réaction spontanée est réservée au bon père de famille qui n’a rien à se reprocher. Eric, dépourvu de famille à charge, ne l’était pas de mauvaise conscience, il n’eut d’autre alternative que de se préparer à une rencontre du troisième type. Pas sportif pour deux sous, il réalisa pourtant le plus bel arrêt de volée de sa vie. Quant à Paul, sa situation n’était guère meilleure : déséquilibré par la variation brutale du poids de sa prise, il tentait, aussi silencieusement que possible, de recouvrer son équilibre, tandis que la tête du pauvre guerrier, séparée de son tronc, balançait dangereusement au bout de la corde, menaçant d’entamer sur les persiennes du premier étage quelques variations à la Stockhausen !
Cet épisode dont il ne se vantèrent que bien plus tard signa définitivement le sort de la corde. Les mains, rien que les mains, de l’agilité et une bonne dose d’inconscience, voilà qui viendrait à bout de ces monstres de tôle.
Enfourné dans la 4L, le guerrier fut hébergé dans l’appartement. Paul, à la grande satisfaction d’Isabelle, y ajouta le premier qu’il avait descendu : au milieu du salon trônèrent bientôt nos deux victimes. Il y en eut deux puis cinq, puis dix, de toutes les tailles, dans tous les états, certains flambants neufs, arrogants, d’autres boursouflés par une trop longue veille sur les toits de Bordeaux. Tous menaçant, d’autant plus sans doute, que loin de paraître misérables au milieu de la pièce, ils apportaient cette chose incongrue du milieu inconnu dont on les avaient extraits. Ils témoignaient, face à nous, de notre engagement, renforçaient notre conviction d’agir plus violemment, de porter leur existence sur la place publique. Nous commençâmes par les photographier. Je me souviens d’un cliché où l’un d’eux avait été affublé de la Une d’un Sud-Ouest, comme ces otages que la télévision faisait parfois entrer dans notre salon. Celui-ci, nous l’avions baptisé Kauffmann, en souvenir de la longue litanie du présentateur du J.T. : « Aujourd’hui cela fait 268 jours que notre confrère est retenu… » On ne respectait pas grand chose. Sauf peut-être une certaine idée de notre confort. Lorsqu’ils furent près de trente dans l’appartement, appuyés aux cloisons ou entreposés dans le long couloir, l’inconfort de la situation finit par nous sauter aux yeux. On ne pouvait pas vivre comme ça, d’autant moins d’ailleurs que des projets fous avaient commencé de germer dans nos cerveaux pervers.
Il y eut les photos et les tracts. Cette idée d’Eric d’utiliser une vieille ronéo à alcool, récupérée dans le fin fond de la cave de ses parents, sa mère syndicaliste avait galvanisé des bataillons de militants grâce à cet appareil. Aux jours de la pleine expansion de l’informatique, le breton assurait que l’utilisation de cette machine, digne de figurer dans les réserves obscures d’un musée de la communication, contribuerait à asseoir notre crédibilité. Il nous avait voulus résistants et selon lui, la résistance était un état d’esprit, avant d’être un engagement actif. Il disait que ceux qui résistaient étaient capables de le faire, armés d’un simple opinel, dont ils savaient tirer le meilleur parti. Il ne prônait pas la supériorité de l’opinel sur les missiles sol-air mais simplement la disproportion des moyens qui émeut toujours les foules. Songez à l’ultra sophistication de l’armement des Russes mais à l’acharnement des Afghans qui avaient fini par les virer et vous aurez une idée de ce qu’Eric avait en tête. C’était le plan Solidarnosk ! Les moyens d’action étaient essentiels pour assurer la crédibilité de notre opération. Plus ils paraîtraient dérisoires et mieux ce serait. Il fallut nous mettre en chasse, fourbir nos armes : à la ronéo s’ajouta une vielle caméra super 8.
Je ne vous parle pas du regard médusé de mon père, toujours au fait du progrès technologique, équipé à l’époque d’un machin électronique de Sony pour filmer et enregistrer ses proches et tout ce qui passait à portée d’œilleton et de micro. Son incompréhension d’avoir un fils aussi rétif à la marche du monde moderne. Mais très vite, se rengorgeant tout naturellement au moment d’expliquer le maniement de l’engin qui avait fait la gloire de Canon dans les années 60. Mon étonnement aussi, qu’il ne demandât point l’usage exact auquel était destiné l’objet. J’aurais répondu authenticité, je suppose.
J’ai encore dans les narines l’odeur de l’alcool et, imprimés à jamais sur ma rétine, ces caractères bleus qui grassouillaient sur la feuille. Je sais le verbe n’existe pas, mais c’était ça, comme lorsqu’une goutte d’eau tombe sur un papier couvert d’encre, les mots sont toujours lisibles, mais noyés dans un demi-brouillard : ça grassouille ! Il faut avoir tourné la manivelle, à l’heure des photocopies à vingt centimes, pour réaliser à quel point Eric avait réussi à nous embrigader. On se shootait à l’alcool et nos rêves épousaient la couleur de ceux de Miro.
Les tracts étaient partis d’abord, vers tous les médias, même les plus insignifiants, tels les gratuits d’annonces. Sauf qu’avec eux, on n’eut jamais le choix, il fallut bien cracher au bassinet pour que paraisse enfin un entrefilet dans la rubrique « divers » : entre le cabinet de sophrologie et la super promotion pour une édition de la bible en espéranto. On n’a pas récidivé. Dans les gratuits, le message perdait tout son sens. Mais on a inondé les autres. Chaque semaine, F.R.3, Sud-Ouest, l’antenne locale de France-Inter, les radios-libres… recevaient nos appels à la vigilance. L’idée toute simple d’Eric, bien dans l’air du temps de la société de consommation, c’était le matraquage. Comme au Top-Cinquante, vous assénez, vous assénez, et un jour, tout le monde fredonne ou sifflote un air qui deviendrait presque bon, en tout cas, il est à la mode. Nous aussi, nous voulions que notre partition devînt une rengaine, une scie, voire une tronçonneuse. Mais ça ne prenait pas, jusqu’à ce qu’Eric passe de l’opinel à la tronçonneuse, en parvenant un jour à occuper suffisamment l’antenne sur RBG, pour qu’un soir nous finissions par entendre parler de nous, à la terrasse d’un restaurant.
Averti, Eric décréta qu’il était temps de passer à la phase 2 : une implication directe des forces vives dans la résistance.
5. Une journée merdique
Une journée merdique. On sait tous comment c’est. En fait on sait tous comment faire pour éviter d’y plonger, mais voilà, la journée merdique on n’a pas le choix. On sait même plus comment c’est d’ailleurs, parce que souvent, on a tout fait pour tout oublier tellement c’était glauque et baveux, bien souvent, on veut plus rien savoir, alors on a coulé la méga chape sur la conscience et l’inconscient en prend aussi pour son grade au passage, et on se croit tranquille, parce que pas deux comme ça dans l’année, ou alors c’est ton karma, ou un putain de sort qu’on t’a jeté, mais au final, ça revient au même.
La journée merdique, celle qui fait se dire en milieu de journée qu’on aurait mieux fait de rester chez soi, de pas mettre l’ombre d’un poil dehors, la journée merdique elle commence souvent avec un goût amer dans le réveil du matin. On se dit qu’on a mal bouffé la veille, et que les dents qu’on a brossées avaient des ressources caverneuses insoupçonnées au miroir du dentiste, mais en fait pas du tout. Il y a ce putain de goût déjà dans la bouche, amer plutôt qu’aigre, et là, on devrait pas se lever, rester absent du monde, totalement déconnecté, le modem en carafe et le reste avec, drapeau rouge, baignade interdite. Seulement voilà qu’il faut qu’on soit connement humain, au bout d’un moment (et d’un croissant et d’un jus d’orange et d’un café) voilà que je me sens mieux et que je me lève, presque en forme. Tout oublié, j’ai presque tout oublié, à croire que je suis un pur produit de l’humanité. Je t’en fous, je suis pas comme tu dis, mais ça va, en forme pour la journée, jeune, et vas-y comme devant je te pousse.
Sauf que c’est le piège, où t’attend la journée merdique. En fait elle t’attend pas vraiment, vu que c’est toi, le principal acteur, guest star of the merdique day, sauf que t’as tellement fait pour échapper aux collusions que, finalement tu te dis que l’étoile que tu tutoies dans tes nuits, elle t’a pas lâché. Mais t’oublies un truc, c’est que c’est le jour. Et l’étoile, tu peux te la carrer où tu préfères, mais l’étoile, il y a beau temps qu’elle dort, et t’aurais du continuer à en faire autant, au lieu de te la jouer.
Alors, tu te lèves, avec cette arrière goût que t’as chassé et advienne que pourra et commencent les emmerdes. Plutôt insidieux. Genre After Hours. T’as pas vu le film mais on te l’a raconté et, au fil de la journée, t’as l’impression de faire les doublages en français.
Ça commence comme un rien, une étourderie, dont tu rigoleras plus tard. Avant de partir sous la douche, t’as foutu le café en route mais voilà, t’as oublié de remettre le récipient sous le filtre, c’est con, mais le café, il fait comme les rivières : il coule où il peut et quand il peut plus, il s’infiltre, et ça c’est vraiment con qu’il ait justement choisi cette putain de tapisserie dont on n’a plus un rouleau vu que le chat avec ses griffes les a déjà tous consommés.
Mais toi tu le sais pas encore, c’est ça le top de la journée merdique. Toi, tu es sous ta douche, à chasser ce putain de goût qui t’a mis vaguement mal au réveil et t’y arrives et tu frétilles sous l’eau brûlante parce que le café tu l’entends couler à côté… .si tu savais comme il s’en donne le café, comment il va te réveiller le café, comment ton sang va monter direct de l’orteil au cerveau et toi : Putain ! Et merde, derrière, sauf que c’est pas Quatre mariages et un enterrement, alors si t’assures pas, personne sur le plateau pour stopper l’hémorragie caféinée.
La journée merdique, quoi ! Elle peut commencer plus insidieuse. En se traînant, comme un truc qui a l’air d’aller bien, jusqu’au moment où ça dérape. Tu sors de la douche, frais ou presque, tu bois le café qui a miraculeusement trouvé un filtre avant de tomber dans le récipient que Moulinex recommande à cet effet, et si t’as une Krupps, c’est pareil, le café est dedans, un peu de soleil et la journée commencerait bien. Mieux si t’as une copine, à qui apporter les croissants, elle commencerait en sifflotant, mais quand même faut pas rêver, you’re not each night super boy !
Déjà t’as le café, alors te plains pas. L’autre, il continue d’éponger sur la tapisserie qui n’a plus d’ancêtres. Les griffes du chat, ça lui fait un beau Fontana, sauf que le proprio, il l’entendra pas comme ça. Le concert spatial, le proprio il connaît pas, il aime que les concerts du siècle, genre Pavarotti en duo avec les Stones, avec retransmission sur écran géant à la Victoire, mais le concert spatial, il voit pas. Note, on peut pas lui en vouloir, en définitive, y a pas grand monde qui voit le Concert Spatial.
Une journée merdique, t’as tout prévu sauf la SNCF, qui arrive toujours à l’heure, mais qui déconne un max. Côté grève, ils assurent mais là tu t’en fous, tu fais pas dans le social. Tu veux juste que le train parte à l’heure pour t’emmener vers celle que t’as choisi de rejoindre. Ni vu ni connu, le train on fait pas mieux pour la romance, la SNCF rapproche les amoureux. Et précipite les divorces. Demandez au père de Paul, comment ça peut déconner la SNCF. Sa vie a basculé un jour qu’il s’était trop penché à la portière du train.
Tout le contraire de son fils, le père de Paul. Toujours le nez au vent à humer par où passera l’aventure. Un jour l’aventure, il l’a vécue avec un grand « J », comme journée merdique. L’aventure avait de grands cheveux blonds, une chute de rein à se damner et un sourire enjôleur à s’inventer un séminaire dans les Carpates. Mais le père de Paul, qui avait l’imagination prudente, s’était juste contenté d’un client européen échoué en Baie de Somme, qu’il fallait prendre en charge vaille que vaille et cornaquer en Douce France. Le sens du devoir ! Pour une fois, le père de Paul aurait dû laisser bride abattue à son imagination et maudire cette foutue campagne de pub pour réhabiliter Dracula (qui croit encore à toutes ces foutaises ?) qui l’envoyait jouer les mères Séguéla dans les Carpates. Mais non, la Baie de Somme, ça faisait plus plausible, incongru, mais plausible. C’est sûr que Dracula…Sauf que dans les Carpates, y avait pas d’inondation le week-end où le train l’emporta vers son destin…Y’en aurait-il eu, quel journaliste français aurait bien pu s’intéresser aux inondations dans les Carpates quand un train venait de dérailler en Baie de Somme ?
Vous partez en amoureux transi, vers l’inénarrable poche de soleil du sud. Est-ce que vous allumez la télé, le soir dans le Relais Château pour prendre des nouvelles de la Baie de Somme qui se noie ? Si vous le faites, c’est que la chute de rein vous a laissé tomber. Or le père de Paul était pas du genre à se faire larguer par une chute de rein : premier de cordée, plutôt deux fois qu’une.
Et de se précipiter en toute innocence vers le drame qui va bouffer son passé conjugal et le conduire droit chez l’avocat. Imaginez-vous : vous rentrez de la poche de soleil du sud, vous vous êtes même allègrement tartiné d’écran total (ça fait deux mois que vous avez pas senti le soleil vous effleurer comme ça, mais va pour l’écran total) et comme un cœur enfariné vous arrivez devant la maison. Le type du taxi a juste eu le temps de vous glisser, en empochant son pourboire sous la pluie qui dégouline dans Bordeaux : « Quand même on a de la chance ! Chez nous il pleut, mais putain ! en Baie de Somme, qu’est-ce qu’ils ont dégusté quand même ! Enfin, le train y a pas eu de mort, c’est déjà ça !» Et le père de Paul qui s’est même pas fait les journaux du soir dans le train, qui a profité du trajet pour lire un peu, c’est pas souvent qu’il lit et sa femme elle supporte pas San Antonio, le père de Paul, avant de pousser le portillon du jardin, ça lui met quand même les neurones en capilotade. La Baie de Somme, il l’avait un peu oubliée. Il a un sursaut d’intelligence devant le portillon, qu’il a jamais le temps de repeindre, vu que ses séminaires lui prennent un temps fou, le sursaut dit : journal, information, savoir. Mais voilà, sa femme qui l’attend comme on attend un miraculé a déjà franchi la porte, il est là, la main sur la clenche du portillon, avec un vieux malaise au creux des tripes, parce que là, pour improviser juste, il va falloir avoir une sacrée illumination.
Le père de Paul s’appelait pas Jésus. Il a pris la baffe dans la gueule et il a pas tendu l’autre joue. Depuis, il pointe à la pension alimentaire.
Notre journée merdique commença ce matin-là par un coup de sonnette hors norme. En dehors des horaires de visite des gens civilisés. A Paul, en permission chez nous tandis que son Isa repassait ses exams chez Papa Maman, à Paul, (il fallait bien que ce soit lui) qui s’était traîné jusqu’à l’interphone, la voix avait juste dit : « Police ! » Ça vous remet les pendules à l’heure et comment ! Le Paul, il avait fait un bond et beuglé dans tout l’appart : « Hé les mecs, putain, réveillez-vous, y a les flics… » Et que je te choppe un jean, et c’est pas grave si t’as pas le slip ni le caleçon, et que je drisse au linge douteux récupérer un tee-shirt non moins douteux, et que j’enquille fissa, direction salle de bain pour voir à quoi on ressemble, vu qu’on est trois tout d’un coup dans cette foutue salle de bain, pas plus présentables les uns que les autres, mais habillés, enfin, pas nus, mais visiblement cueillis au pied du lit.
La conscience révolutionnaire d’Eric : les mecs, on n’a rien à se reprocher, arrêtez de flipper, ces flics on va se les faire. Avoir un Eric chez soi… Si vous en avez pas, adoptez-en un. L’Eric dédramatise, l’Eric vous masse où ça fait mal, l’Eric vous sort un harmonica et vous y voyez plus clair… Nos lèvres s’arquèrent en cœur ! Pour y voir clair, on y voyait clair :
– oh putain les guerriers !
Exclamation que ponctua un nouveau coup de sonnette. Tandis que Paul était dépêché en éclaireur vers l’interphone, afin d’enjoindre aux forces de l’ordre de s’armer d’un brin de patience, Eric et moi entreprîmes le transfert des guerriers dans la cuisine, la seule des pièces dont on pouvait condamner la porte.
À peine le temps de donner un tour de clé, qu’ils sont déjà à l’œuvre.
Et le plus petit des deux s’emballe soudain.
Du bas du placard, où il a enfoui son corps, monte sa voix, étouffée par le désordre ambiant. Penché au dessus de lui, je distingue des « m’en doutais, savais bien kiavé kekchose dans ce foutoir ». Le tout sans modestie aucune. Sa voix dans cet instant s’arrime aux aigus, les syllabes se précipitent, heurtées, du cerveau aux cordes vocales. Il vibre de partout.
Je surplombe le nain triomphant d’un bon mètre cinquante. Seule m’apparaît de son corps une portion : depuis l’envers des semelles jusqu’au cul, moulé dans une étoffe de qualité douteuse. Et, tandis qu’il perquisitionne, j’investigue. Je détaille ses chaussettes de tennis trop blanches sur le cuir noir des mocassins et m’écœure d’apercevoir un bout de peau livide ciselé de poils noirs. De la sueur perle au bas de son dos, dégoulinant vers le sillon fessier. Dégueulasse et caricatural, voilà tout ce qui me vient à l’esprit. Rien de ce que j’en contemple ne lui confère la moindre humanité. Si tous les flics du monde voulaient bien se donner la main… et aller faire un tour ailleurs.
Il n’existe pas. Rien qu’une machine, une pelleteuse sans âme qui creuse inlassablement parce-qu’on lui a appris qu’à force de creuser, le jour finit par poindre. Fiat lux !
Obstinée, la taupe s’enfonce donc dans des profondeurs toujours plus inextricables. Son corps, pratiquement englouti par le placard, expulse soudain le fruit de sa vindicte : un vieux paquet d’Hara-kiri. « Bouquins de tordu ! » chuinte le placard puis, les pieds, s’arc-boutant de plus belle à la moquette, lancent l’engin dans un nouvel assaut. Je ne comprends pas sa hargne exploratrice. A moins que ce ne soit cela le professionnalisme, l’esprit toujours en éveil du limier de la police française. Le bonhomme transpire de plus en plus, ahanant dans son antre. Jamais je n’aurais cru ce placard si profond.
Son hurlement victorieux me fait sursauter. Je ne sais pas comment il a pu trouver suffisamment d’air la-dessous pour beugler de la sorte. Frétillant jusqu’au bout des orteils, le voici qui s’extrait fiévreusement d’un monceau d’objets hétéroclites. Debout en un saut de puce, il se met à se dandiner d’un pied sur l’autre et glapit : « J’ai ! J’ai ! », comme à la pala le joueur qui sait pouvoir intercepter la pelote. Entre deux « J’ai ! » fuse ce qui doit être un prénom. Phil, sans doute le nom l’autre, celui plus policé et plus au fait, sans doute, des relations humaines, qui a entrepris Paul.
Ils sont en vis à vis de part et d’autre de la table du salon où, il faut bien l’avouer, rien ne plaide en notre faveur. Les restes d’une soirée, pas trop destroy heureusement, en disent long sur notre bonne moralité. Le bon père de famille, ce n’est pas chez nous qu’il faut venir le chercher. Verres à moitié vide, tasses au fond desquelles un café antédiluvien s’est cristallisé et, cerise sur le gâteau, la trousse de soins d’urgence, en vrac des tubes d’aspirine, de guronsan, des poches aplaties de phosphalugel…Venaient-ils seulement la veille qu’ils découvraient, à la place d’honneur, un cendrier hérissé de mégots de joints, porc-épique d’une nouvelle génération.
Lancé à la poursuite du nain bondissant, je déboule dans le salon où Paul, avec force civilités, essaie de convaincre Phil de sa bonne foi. Et c’est vrai, pas plus que moi il ne sait où se trouve exactement Monsieur Bongalerria. L’autre s’en étonne, à juste titre d’ailleurs : l’appartement est effectivement loué à son nom. Mais est-ce là une preuve formelle de notre mauvaise foi ?
Le petit, brandissant son trophée, coupe court à l’interrogatoire de Phil :
« Laisse-tomber, j’ai l’arme du crime… » Paul et moi échangeons un regard en coin. Ces deux-là ne nous avaient rien dit de bien précis, n’était-ce leur obstination à mettre la main sur Monsieur Bongallerria, laquelle obstination s’accompagnait d’une autorisation de perquisition à son domicile. Le nôtre en l’occurrence.
Au mot de crime, le silence s’est fait. Impressionnant pour nous, assuré pour eux. Et ils en jouissent, ils auraient tort de s’en priver. On les avait pris pour des pas grand-chose, mais voici que le sordide du mot leur rend de leur prestance. Forcément on en rabat.
Se laissant tomber dans un fauteuil, le petit ratisse la table d’un balayage sec de l’avant-bras : une machine-outil multifonctions. Efficace avec ça : la place est nette où il dépose sa découverte. Dans le silence qui dure, nous contemplons tous un vieux torchon blanc, auréolé de tâches brunes et graisseuses.
» Et ça, vous ne connaissez pas non plus demande-t-il goguenard à Paul ? » Il est sûr du contraire, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Paul est trop inquiet pour plaisanter. Abasourdi et impuissant il secoue la tête de droite et de gauche. Phil jubile :
» Ah bon, vous ne connaissez pas. Mais c’est pourtant chez vous ici…Plus que chez Monsieur Bongalerria si j’ai bien suivi vos propos… Vous m’avez bien dit que votre ami ne vivait plus régulièrement ici… »
Au regard complice que se jettent les deux policiers, on sent qu’ils ont retrouvé tout leur ascendant. Les comiques maintenant, c’est nous. Oubliée la taupe pelleteuse. Foin des civilités de Paul. Dans sa tête comme dans la mienne, tourne continuellement, je suis prêt à le parier, ce mot de crime. Même s’ils ont sorti ça pour nous foutre les jetons, y’a pas photo, ils marquent un point. Après Paul, c’est à mon tour de m’enliser :
» Oui, d’accord on habite là. Mais même si Monsieur Bongalerria n’est pas là, il a encore des affaires ici qui lui appartiennent. C’est quand même chez lui ici… ». Là, ici, je ne m’y retrouvais plus du tout.
Marc, celui que les flics appelaient, avec un rien de condescendance, Monsieur Bongalerria, Marc, nous avait « sous-loué » son appartement. Sans être vraiment un copain, il était de pas loin de chez nous. Il était notre aîné et, un rien aventurier aussi. Il avait décidé de tout plaquer pour un truc qui le faisait bander, ce truc, c’était le surf, qu’il avait découvert sur le tard. Enfin, un tard encore jeune il avait 20 ans, mais jamais vu une planche de surf. Il avait grandi dans le Doubs, où se recrutent rarement les pro du Lacanau Surf mais, arrivé à Bordeaux, il avait eu cette sorte de révélation qui fait basculer une vie si les gènes sont à même d’accompagner l’enthousiasme qui ébouriffe la conscience. Marc avait ça dans lui. Sans avoir jamais grandi avec. Et pourtant, il était fait pour ça.
Il avait fait Sciences Po, attendu qu’il était d’abord là pour ça, mais il l’avait fait en touriste : en « Po et So ». Il trimballait là son krivinisme qui émouvait à peine les arrière-cours de la machine à café. La révolution camarade ! La révolution, no passaran ! Contre ce truc monstrueux qu’était le capitalisme, et que tu voyais mieux à terre après deux bons joints, il avait des ardeurs qu’on aurait mieux attendu de lui sur ses copies de galop d’essai. Poussivement, il avançait dans l’enseignement que dispensait une école qui se vantait de former l’élite de la France de demain. Jusque à ce jour de juin où, comme tant d’étudiants bordelais, il avait découvert les plages où, mieux que partout ailleurs, se faisait la vie. Loin de la machine à café, loin de Krivine qui, de toute façon n’avait plus besoin de lui pour devenir un mythe dépérissant, Marc avait ouvert les yeux sur le surf. C’était toute une époque, comme disent les presque vieux qui sont encore à regretter, à l’orée du premier môme qui pointe le bout d’un attendrissement, les virées étudiantes. C’était aussi sa révélation, loin de la révolution, mieux que la révolution, la même quête quasi désespérée pourtant : le spot. Le spot, le truc invraisemblable qui te fait parcourir des kilomètres, en sauts de puce. Mais un fonctionnement pas loin de l’endoctrinement, parce que le moindre frémissement sur les vagues que tu interroges dans le lointain, le moindre frémissement te fait espérer que ça va arriver peut-être, le truc qui vient de loin et qui va te porter, et qui va vous porter aussi, parce que sur la vague, t’as plus ou moins de potes qui sont comme toi à espérer.
Il les voyait lui. Attentifs et anxieux, sur la vague. Et la houle passait sous leur planche. Et il sentait, lui, le mec du Doubs, combien c’était proche d’arriver. Il suffisait qu’à peine. Cette foutue vague, que tu sens tout d’un coup. La houle qui tire un peu plus, et tu sais que ça va arriver. Il les regardait, comme prostrés sur leur planche, interroger le presque horizon et quelque chose l’appelait.
Il était là avec toute sa bande copains. Ils avaient les couilles à l’air sur la plage, et la bouteille d’huile d’olive pas loin, parce que rien ne vaut le naturel pour bronzer. Ils allaient se baigner tous et après, ils allumaient la gitane sans filtre, parce que tu comprends, sur le sel y a que la gitane…Mais lui regardait, au travers les volutes, les autres, là-bas
Et un jour bien bleu et chaud, un de ses potes à bosser ses exams sur la plage avec lui, qui est là avec sa planche, et je peux essayer…il avait ça dans le sang. Mais quand tu grandis dans le Doubs tu sais pas si t’as le surf dans le sang, a priori ça serait plutôt une sorte d’immobilisme le Doubs.
Je peux essayer. La question par où tout commence de changer ta vie.
Ça faisait beau temps que Marc était parti, depuis longtemps il tenait debout sur une planche de surf, il avait même un baobab sur lequel il emmenait parfois son chien en promenade. Et nous, ça faisait un bail (qu’on ne payait pas vraiment d’ailleurs), qu’on était dans ses meubles. Aux dernières nouvelles il devait traîner quelque part du côté de l’Australie. Avec son chien qu’il trimballait partout, et sûrement aussi ce geste qu’il avait pris sur les côtes girondines, la main en visière au dessus de ses yeux bleus limpides, deux fentes colorées de bleu sous la main qui essaie de se protéger du soleil, même quand il est pas là le soleil, la main reste, parce que le geste c’est celui du surfer qui scrute l’horizon : les sanglots longs des violons…quand est-ce qu’elles débarquent les vagues, déjà ? Il y avait des trucs comme ça dans le surf à l’époque, cette transhumance étonnante de tous ces mecs, d’une plage à l’autre, pour voir si à 3 bornes ça serait pas mieux que le peu qu’on voyait près d’arriver à Guéthary. Et que je remonte vers Bidart et que 3 heures plus loin me voilà à Hossegor. Et ma femme qui me suit comme mon chien, elle me quitte pas, vu qu’elle est femme de surfer. On peut être la femme de n’importe qui, mais femme de surfer, c’est une vocation. Il faut choper le coup de suite, sinon, la fille, elle sait bien qu’elle y arrivera jamais. Femme de surfer, c’est un genre de Pénélope : la même patience, mais elle a oublié sa tapisserie. Faut dire que sur la plage, y a plus pratique que la tapisserie, sans compter que la femme de surfer elle aime rarement avoir l’air con. Déjà qu’elle est plantée là toute la journée à regarder le lycra jaune dont les bras s’agitent frénétiquement à la poursuite d’un instant de bonheur, elle va pas en plus passer pour une conne. Alors elle bronze façon sirène : inaccessible au simple mortel qui la reluque de loin et reconnaît en elle la femme de surfer, celle dont on se demande toujours comment elle peut faire pour attendre tout ce temps en regardant un mec poursuivre des chimères d’écume. Et même si elle a pas sa tapisserie, on finit toujours par se demander si elle est pas un con. Rarement on pense, qu’en fait, elle doit avoir une sacrée vie intérieure et que tu parles, c’est pas le lycra furieux qu’elle contemple dans le lointain, mais des projections de sa conscience sur les vagues, des bribes de bonheur parfait qu’elle imagine, du rêve tout éveillé, dans lequel t’es pas prêt de mettre les pieds avec tes préjugés à la con. Les sirènes c’est pas con d’abord. Ça peut pas. Les légendes ça peut pas être con, sinon ça marche moins bien. Et c’est pour ça que la femme de surfer, genre pin-up épinglée dans la cabine d’un truck, nous a tous fait fantasmer un jour.
Et là, je fantasmais dur sur des silhouettes inoubliables qui avaient accompagné la planche et l’ombre de Marc. Qui n’était pas un con, et pas du genre à traîner derrière lui une conne. Je fantasmais dur, comme on fait avec l’esprit : les images douces se succèdent à la vitesse de la lumière dans la tête, les émotions avec, on parcourt des kilomètres de bonheur et de peau dorée, en l’espace de quelques secondes, on effleure du regard la courbe d’un sein auréolée de sel séché, mais gaffe à l’atterrissage. J’avais presque oublié les flics. Toutes ces images pourtant, revenues d’un coup dans la tête à la seule évocation d’un nom : Bongallerria. Ce mec qui se foutait toujours dans des histoires pas possibles, mais jamais sordides, Bongallerria, on en plaisantait : « dans Bongallerria il y a galère, ça vous marque un destin, ça ! », et tiens ! on était pas loin de la vérité. Toutes ces images pour lâcher en définitive, un peu lâchement, comme on abandonne un ami à son destin dans lequel on ne veut surtout pas s’emmêler :
– il est en Australie, Monsieur Bongallerria.
Et ce con d’Eric à côté, genre huile sur le feu, goguenard, le seul de nous trois à fanfaronner, sans doute les gènes du grand-père communiste : « Ils pratiquent l’extradition en Australie ? »
Les deux flics, ça leur relève même pas un sourcil, pas un mot ne sort de leurs lèvres pincées. Ils ont d’autres chats à fouetter qu’un petit con, qui ironiserait moins s’ils savait pourquoi ils sont là. Tous deux, comme changés en statues de sel, contemplent le torchon graisseux, la future pièce à conviction. Ça les a plongé dans une sorte de torpeur, après avoir savouré leur victoire, ils retardent le moment de dévoiler l’objet de leur convoitise. Parce qu’il y a chez eux de la convoitise, leurs pupilles jettent des éclairs d’envie vers ce vieux torchon qui recèle un trésor de patience. C’est pas ça l’enquête, des trésors de patience ? Et puis Phil, qui doit être le patron des deux, attrape des gants dans sa poche. Après les avoir enfilé, ça dure des heures pour qu’il enfile ces putains de capotes anti-empreinte, ça dure des heures et l’air plombe lourd dans la pièce, on voit même plus le soleil, on entend pas voler les mouches, on se fout complètement des mouches, on n’entend que nos cœurs qui battent une drôle de chamade dans nos poitrines. On serait presque à lui crier : « magne-toi, dépiaute le ce truc qu’on y voit plus clair dans tout ce merdier… »
Des torchons y en avait trois. De la ficelle, sous le premier, qui maintenait le second. Mais le copain de Phil avait toujours son canif dans sa poche. Un opinel, pas un laguiole. Plus prolétaire l’opinel, mais grâce à lui on est vite arrivé au dernier torchon.
Le hurlement d’Eric, plus qu’un hurlement, un vagissement hystérique, bien au delà du rire. Le hurlement d’Eric et la gueule des deux flics devant leur pseudo parabellum, une vieille perceuse Peugeot, confite dans sa graisse !
Bien des mois après, on connut le fin mot de l’histoire. Marc avait cette sale habitude de se garer n’importe où et d’accumuler les contraventions. Quand il en avait amassé assez, il procédait à ce qu’il appelait : « Rendons à l’Etat ce qui appartient à l’Etat… » Une juste distribution, peu soucieuse de la protection de l’environnement. Au volant de sa voiture, en pleine campagne ou ailleurs, il distribuait ses p.v. L’inspiration le prenait et hop : un p.v. s’envolait par la fenêtre et se déposait on ne sait où. Son malheur fut que l’un des papillons vint se poser à l’endroit exact où s’était fait violer une pauvre fille. De là et de fil en aiguille, les flics débarquèrent chez le suspect numéro 1 qui surfait quelque part du côté des plages australiennes.
6. Notre Internationale
Notre internationale. À l’heure où l’Europe se faisait, notre Internationale régionale était un écho dérisoire à celle de 17 quand se déchirait l’Europe. Nous n’avions pas peur des mots. D’international à régional, le chemin était tortueux mais nos consciences politiques, à peine vigiles, ne l’étaient pas moins. Manech, notre alter ego appliqué à la musique, avait insufflé une dimension lyrique et poétique à ce qui aurait pu n’être qu’une plaisanterie de potaches. L’amusement marquerait le pas.
C’était Eric qui, un soir, avait traîné Manech dans notre antre. Manech était grand et bien délié et, dans son oeil noir, les éléments s’épousaient en contraire. Le ressac infini de l’océan, le vent dévalant les collines et s’engouffrant dans les vallées n’avaient plus guère de secrets pour lui. C’était une âme vibrante et pure. Sa voix vous donnait le frisson parce qu’il savait, dans ses intonations, laisser parler l’ombre. Ça n’était pas de la peur qu’on ressentait. Bien au contraire : il donnait à entendre l’humain. Ce que Malraux avait dû entrevoir dans son XXI° siècle métaphysique, Manech l’énonçait avec une simplicité déconcertante.
Ce premier soir, comme retentissait sa voix, un sentiment étrange nous enveloppa tous. Aux regards que nous nous jetions, chacun comprit. Maillons d’un chaîne ancestrale où résonnaient pleinement les mots d’identité ou de fraternité, nous étions mûrs pour le partage :
» J’habite un pays aux sonorités sans cesse renouvelées. On dit que c’est un pays élu et je le crois. On raconte, chez moi, que les sirènes ont déposé là les rescapés de l’Atlantide. Elles ont recueilli ces naufragés et avec eux ont traversé toute une partie de la Méditerranée. Elles ont choisi de les déposer à l’endroit où la mer rejoint les montagnes. Les basques, mon peuple, ont gardé de ce voyage un souvenir tellement émouvant que depuis, leur regard ne cesse d’interroger l’Océan en quête des sirènes. »
Ainsi s’était-il présenté à peu de choses près. Que voulez-vous répondre à ça ? Quand un inconnu vous raconte que sa lignée est mythique et qu’il affirme ça avec tant de douce persuasion, que voulez-vous répondre ? Manech ne nous avait pas laissé le temps de nous retourner, poursuivant toujours aussi serein :
» Chez moi le vent a une épaisseur et une consistance que je n’ai jamais éprouvées ailleurs. Dans son souffle voyagent des sons et des odeurs qui font frémir les narines et vibrer le cœur… »
Tout était à l’avenant. Dans son pays de Cocagne, Manech semblait l’oreille des Dieux. La myrrhe et l’encens, qu’il nous faisait boire comme petit lait, enivrait Eric d’une manière inaccoutumée : le rocker électrique freinait ses ardeurs, rangeait aux accessoires sa pédale distorsion et fasciné, écoutait sa découverte nous entraîner vers des lointains insoupçonnés.
Manech avait l’air jeté. Fondu par son vent qui avait dû lui secouer trop violemment la matière grise. Il en avait l’air. Mais il ne l’était pas du tout. D’accord, le Pays basque qu’il évoquait, aucun d’entre nous ne semblait l’avoir jamais traversé. Et pour cause, son pays, quoi qu’il en dît, il le transportait avec lui. Il était basque et sa basquitude coulait dans ses veines et l’irradiait, à Bordeaux comme à Saint-Palais ou à Baïgorry.
En regardant Eric, je comprenais mieux ce qui l’avait séduit. D’Hendaye à Brest, l’océan est le même : pour un peu, le cavalier des sirènes c’était lui. Dans sa Bretagne, dont il ne tarissait pas d’éloges, s’élevaient des calvaires qui, par delà la lande française, saluaient les discoïdales. Sauf que les bretons, les manuels d’histoire ou de géographie situaient peu ou prou leur provenance, alors que notre basque réveillait d’insondables interrogations.
Bizarre, Manech s’était construit un univers à son image. Il habitait une sorte de squat, avec deux ou trois gars exilés comme lui, loin de leur terre natale. C’était un vieil entrepôt qui avait été une fonderie. D’anciens bureaux avaient été convertis en de vagues chambres, juste salubres. Elles donnaient sur une coursive qui surplombait une vaste étendue encombrée d’anciennes machines outils, de débris de ferraille et de palettes rongées par l’humidité. A des potences pendaient des chaînes aux maillons grossiers. De larges cuves où scintillaient des parcelles de fer à moitié rouillé ponctuaient l’espace. On y voyait aussi des barres à mine, des leviers, des pinces coupantes et des fosses creusées dans l’épaisseur de la dalle de béton.
Au dessus des chambres, il y avait la pièce de Manech. Une salle capitonnée, encombrée d’un invraisemblable fatras de fils électriques et d’appareils électroniques. Au centre trônait la console de mixage d’où serpentaient les fils et, contre les murs, à côté d’une basse et d’un saxophone, un fouillis inextricable d’instruments de musique déglingués, de boites de tôle, de bouts de bois, de morceaux de plexiglas et de plastique. C’est là que Manech faisait du son. Je dis bien faisait du son, parce que la musique n’était qu’une parcelle de ce qui l’intéressait dans le chant du monde. Oui ! il aimait la musique, oui ! il aimait et savait chanter, pléonasme presque pour un basque mais il était curieux bien au delà de la musique. Au delà des notes et des voix. En bricolo, mais sans amateurisme, il tentait de capturer des bruits qui devaient bien avoir quelque chose à faire avec la musique concrète. Sauf qu’il n’y avait pas que les bruits, il lui fallait aussi l’air qui véhicule les sons. Sa passion était là : comprendre comment les sons modifient la densité de l’air. Comment la musique rend palpable l’espace. C’était une drôle de projection de l’humanité qu’il poursuivait. L’homme dans son milieu naturel, entouré de bruits et d’espace. Ca me rappelait ces spectres d’ondes qu’on voit dans les cours de physique, ces halos multicolores qui entourent une silhouette humaine et qui donnent à voir, ce que nous pressentons tous : que les choses sont fatalement plus complexes que nous ne les percevons. Manech tenait du prédateur. Il enviait l’ouïe hyper développée des animaux sauvages et jalousait férocement leur capacité à capter et à déchiffrer le monde dans une sphère sonore.
Il avait, pour affiner ses perceptions, mis au point un jeu qui heurtait Isabelle. La copine de Paul, qui bénissait ses parents de l’avoir doté de deux bras deux jambes deux oreilles et d’une paire d’yeux affectés d’un infime myopie, s’offusquait de ce que Manech jouât à l’aveugle. Elle trouvait malsain qu’un mec que la nature avait livré en parfait état de marche puisse nourrir une fascination pour une infirmité qui pourrissait la vie d’une partie de ses semblables.
Il faisait ça très bien. Vous le croisiez dans une soirée, il avait souvent le regard fixe, les yeux écarquillés, noyés dans un brouillard impénétrable. Il ne regardait pas dans le vide. Il ne regardait rien. Toute son énergie, il la concentrait dans ses tympans, dont il s’acharnait à décrypter la moindre vibration. Au début on pouvait le croire bourré, au bord du coma éthylique. En fait il entrait dans un état extatique, qui arrachait à une Isa hargneuse :
– Tiens ! ton pote écoute encore les anges !
Et c’était vrai ! Dans un sens il n’était pas loin des anges … Son corps était là, dans un coin du canapé, ses yeux ne bougeaient pas, mais dans sa tête ça tournait à toute allure, parce qu’il suivait les sons dans leur danse. Il captait la vie, le moindre frémissement autour de lui. Il écoutait. On n’imagine pas ce que c’est que d’écouter. Il était immobile dans son coin mais il suivait tout. Sa table de mixage interne modulait les sons. Il se fixait tour à tour sur un morceau de conversation dans son dos, sur le raclement d’une fourchette dans une assiette, et parfois plus loin, sur des bruits qui montaient de la rue, ou empruntaient les canalisations de l’immeuble. C’était sa manière de vivre pleinement. Pour lui, l’humanité vivait à temps partiel. Ça le désespérait, sans qu’il puisse d’ailleurs se résoudre à l’exprimer, tant il était pétri de retenue, que les gens autour de lui dilapident ce peu qui leur avait été compté. Alors, il écoutait lui, avide de ne rien laisser échapper.
Jusque là, tout allait. Nous le suivions dans son délire. D’autant plus qu’on sentait bien qu’il avait plutôt raison. Ça ne nous empêchait pas de dilapider les sons, même si de loin en loin, nous avions de brèves prises de conscience. Admiratifs, nous l’assurions de la justesse de sa position.
Je me souviens de la première fois où nous avons entendu son travail. Quand vous pénétrez dans un studio et qu’un type que vous appréciez s’apprête à enclencher le bouton play, une petite angoisse vous étreint toujours, alors que dure encore le silence. Qu’est ce que ça va être derrière ? Pas qu’est-ce que ça va être de supportable ou d’audible ? Juste qu’est-ce que ça va être une fois que vous aurez traversé les sons et qu’il faudra en parler.
Manech avait lancé une bande. Un salmigondis de crissements, de tressautements métalliques. En guise de rythmique, d’étranges glouglous de liquides et, surnageant au milieu du tout, des bribes de saxophone reprenant des citations de standards. A d’autres moments, on croyait reconnaître un de ces chants basques si célèbres. On croyait, parce que l’ensemble formait quelque chose d’inhabituel. Les bruits vous aspiraient. Quand on écoutait ce truc, on était littéralement aspiré par tous ces sons qui formaient des champs de connaissance. On arpentait un bout de bitume pour se retrouver projeté sur les quais du Port de la Lune au petit matin, on traînait à la sortie d’une boite au milieu des conversations de fin de nuit, et puis la boîte, au plus fort de la nuit, vous engloutissait. On s’étonnait d’être suffoqué presque, par l’atmosphère tiède et moite, à peine le temps de recouvrer sa respiration et de s’habituer au climat que la musique vous avait déjà entraîné sous d’autres latitudes.
Fatalement lorsque le dernier son se fut éteint, nous sommes restés sans voix.
Braconnier de sons, Manech subtilisait une partie de la vie de ses semblables. Il avait toujours avec lui un Nagra, encombrant peut-être, mais ce qui se faisait de mieux aussi pour absorber les pulsations de son environnement. Avec son Nagra il se promenait, à l’affût comme un photographe. Celui qui colle son œil derrière un objectif n’est pas moins voleur que ne l’était Manech. Preneur de son, preneur d’images, la même engeance, terriblement déformée par une passion univoque. Pourtant Manech n’avait rien du monomaniaque. Trop humain et tellement sensible, inquiet toujours de ne blesser personne.
Cette reconstruction du monde qu’il tirait de ces dizaines de bruits patiemment décortiqués puis montés et mixés les uns à la suite des autres, une fois qu’on avait surmonté l’effet de magma sonore, prenait des allures de kaléidoscope. Le monde était recomposé, soumis à des lentilles qui le scindait en une multitude d’images. Ces images étaient sonores. Sauf que le son est rarement abstrait. Seule la musique est vraiment abstraite. Le reste, tous ces bruits que Manech enregistrait, avait une source identifiable. Ils se rapportaient à un phénomène cause effet. Pas la musique, à laquelle il accordait une place marginale. Les sons étaient des images. Toutes inexactes sans doute. Mais le cerveau, qu’on ne peut pas empêcher de tourner, vous flanquait fatalement une image sur un son. Certains parviennent à ça en écoutant de la musique. Pour certaines sensibilités, la musique peut revêtir ce caractère puissamment suggestif. Il y a de ces infirmes qui ne peuvent pas jouir de la gratuité de la musique. Un son est pour eux une couleur ; une ligne mélodique, un paysage ou un visage. Leur tête n’arrête jamais de fournir de la matière, des images, des repères. Quel bonheur pourtant de se perdre dans la musique. Et qu’il n’y ait rien que les vibrations sonores qui déplacent de l’air autour de vous.
C’est ce paradoxe que parvenait à faire émerger le travail de Manech. A l’écoute des bruits concrets, le cerveau, qui d’abord perdait ses marques, parvenait vite à reconstruire une image rassurante de la réalité. Pas rassurante parce qu’elle inspirait confiance. Rassurante parce que toutes ces sonorités inquiétantes au premier abord, notre conscience qui les avait apprivoisées depuis longtemps, parvenait à leur restituer leur forme. Bien sûr nous n’aurions jamais dans la tête l’image sonore que Manech avait pu saisir. Nous avions chacun dans notre tête notre vision du Port de la Lune. Eric et moi au petit matin, Paul dans une nuit noyée de brume. Les solos de saxophone agissaient comme une respiration, une sorte de libération. Les bruits conduisaient la tête, toujours évocateurs, prompts à solliciter le cerveau en stimuli visuels. La musique interrompait la stimulation forcée.
Musicien, Eric avait vite compris tout l’avantage d’accueillir dans notre équipe ce bidouilleur de monde. Quoique, il nous avait fallu peu pour comprendre qu’en fait d’accueil, c’est Manech qui nous avait ouvert les bras. Et surtout les yeux.
Le lieu où il vivait, cet entrepôt que lui prêtait un oncle, devint notre chambre de torture, prison et atelier tout à la fois. C’est là que nous entrâmes vraiment dans la clandestinité. Lorsque nous commençâmes d’y stocker les guerriers et d’y concentrer notre matériel subversif, la révolution nous prit vraiment. L’entrepôt devint un repère et, insensiblement, la certitude nous pénétra que nous étions investis d’une mission. On pourrait nous croire fous. Nous ne l’étions pas. Simplement, nous nous laissions embrigader dans notre propre délire.
Le hall de l’entrepôt se peupla vite d’une quantité de guerriers auxquels nous faisions subir mille sévices. Nous les écorchions à coup de pince coupante. Nous les suspendions aux grandes chaînes métalliques. Ils perdaient alors cette morgue horripilante qui les dressait fièrement sur les toits. Manech tournait autour de nous quand on entreprenait d’en soumettre un à la question. Il avait truffé l’atelier de micros. Les bandes s’entassaient et parfois il disparaissait, des heures durant, dans son studio tandis que nous nous escrimions sur les machins de tôle. A force de les maltraiter, nous finîmes par leur conférer un peu d’humanité. Les visages zébrés de coups de lime, leurs corps enveloppés dans d’immondes tissus qu’on ramassait dans les poubelles de Saint-Michel, leur « chair » commençait d’hurler la souffrance. Mais ça ne nous suffisait pas ! nous voulions les entendre parler, vivre, regretter, penser. Dans les tubes nous tracions des sillons : scarifiés, ils n’étincelaient plus mais exhalaient une plainte métallique dès qu’un souffle les effleurait. Ils vibraient. Nous n’étions plus loin de croire qu’ils vivaient. Certains étaient découpés en fines lanières, hérissées de barbes coupantes. Elles s’incurvaient, s’enroulaient sur elles-mêmes comme des serpentins.
Paul ne laissait pas perdre une miette de nos efforts. Avec son appareil photo, il avait entrepris dès le début de tenir le journal de cette aventure. Sur toute la coursive de l’entrepôt se balançaient les agrandissements qu’il tirait le soir dans la salle de bain d’Isa. Il photographiait les guerriers, il nous photographiait, penchés sur les guerriers, ahanant comme des bêtes pour extirper un peu de vie de la matière froide. Et puis il prenait aussi le décor. Des photos des photos, des photos du lieu, avec tous les clichés pendouillant sur la coursive. Il passait plusieurs fois par semaine, après ses cours de droit. Il était le seul à fréquenter encore les amphis. Par conviction, même si cette conviction s’appelait Isabelle. Par crainte aussi de voir ses parents lui couper les vivres. Pour avoir croisé une fois son père, j’étais bien persuadé que Paul avait raison de nourrir cette inquiétude-là.
Les prisonniers s’entassaient, le matériel aussi. Acquis à la stratégie d’Eric, nous avions mis en branle le système D. Manech n’éprouva pas de difficultés à dénicher un vieux poste de soudure chez un cousin garagiste. Nous avions pris nos quartiers dans l’entrepôt, où l’une des pièces s’était transformée au fil des arrivages : ronéo, caméra, revue de presse… en check point improvisé.
Autant dire que les profs de fac n’avaient pas eu le temps de s’habituer à nos silhouettes. A grimper sur les toits, c’est à pas d’heure que le sommeil nous relâchait. A trimer comme des dingues sur les guerriers, on ne vivait plus que par ça. Nous n’étions pas les seuls à être déconnectés de la réalité. A cette époque-là, des bandes d’étudiants ne vivaient plus que dans les Donjons et Dragons. Ils ne sortaient plus, ils allaient passer une heure dans les salles d’exams, histoire de dire qu’ils avaient essayé et puis ils endossaient de nouveau leur rôle, attendant qu’un troll vienne les écrabouiller. Après quoi, ils déprimaient sec, parce qu’ils étaient morts pour je ne sais pas combien de temps et qu’ils devaient passer X tours pour ressusciter sous une autre forme. Quand ils étaient embringués dans une partie, l’immeuble pouvait bien flamber, ils décollaient pas de leur tapis de jeu !
Nous en étions à peu près là. Nous avions en commun d’avoir atteint ce point de non-retour où l’année universitaire, quoi qu’on puisse bien tenter comme sursaut, était bel et bien cramée. Alors, cramée pour cramée, on s’en donnait à cœur joie. De pseudo intellectuels, nous avions tourné manœuvres. Mais manœuvres maladroits. La soudure, ça s’improvise pas et nos guerriers viraient Jeanne d’Arc. Brûlés, ils ne ressemblaient à rien de ce que nous attendions. Mais on continuait d’y croire. Envisageait-on de faillir qu’Eric nous replaçait vite fait bien fait sur les rails.
Lui ne mollissait pas, soudé à la ronéo, il laissait parler le sang du grand-père communiste. La subversion lui allait comme un gant. Il empruntait aux manuels d’histoire des formules qui avaient fait florès quarante ans auparavant, tentant de galvaniser le sens patriotique des journalistes locaux. Nous étions aux aguets du moindre signe de reconnaissance. Mais, depuis la conversation que nous avions surprise à la terrasse du Parlement, rien ne filtrait plus au grand jour de nos activités. Il faut dire que le grand jour nous était devenu un peu étranger. L’entrepôt était devenu notre seconde peau. Les nouvelles de l’extérieur nous arrivaient par Paul et, sur les bancs de la fac, à l’avant-veille des partiels, ça causait pas beaucoup guerriers !
7. Au train où nous allions
Où s’arrêtaient ses cuisses, plus haut dans le renflement des chairs devait se tendre l’étoffe de sa culotte. C’était ce que j’avais lu dans son regard comme elle croisait les jambes. La peau soyeuse sur une jupe courte et lâche dont je ne pouvais détacher mes yeux, agrippés, attirés qu’ils étaient vers ses douceurs arrondies. Du creux de ses chevilles jusqu’au milieu des cuisses, pas un pouce de sa peau qui ne soit mien.
Comme elle croisait ses jambes, je savais qu’elle les ouvrirait l’instant d’après. Tout ça était passé dans un regard, nous nous étions mesuré, ausculté, dépecé l’espace d’une seconde ; dans ce défi que nos prunelles se lançaient, un monde s’inventait et nous en étions maîtres.
Je lis. Tu lis, nous lisons dans ce compartiment où se conjuguent nos souffles et les idées qui nous assaillent ont la saveur des émois tendres des premières aventures. Dans le mouvement sourd et régulier de la machine qui nous entraîne et qui nous berce, le silence se peuple de la musique affolée de nos regards. Il y en a de stridents comme le cri du faucon sur des hauteurs neigeuses inaccessibles, ils ont le bleu du ciel, son absolue pureté, griffée seulement du vol vif de l’oiseau, ils ont sa cruauté et sa noblesse, son impérieux besoin de liberté. D’autres ont le son mat et inquiétant des bruits de notre enfance, de ces bois sombres où s’aventuraient nos rêves échevelés quand nous guettait un loup cauchemardesque. Ces frissons de l’ailleurs, ces vertiges grisants, j’aime croire que nous nous les offrons mais je sais que nous nous les arrachons. J’aime te regarder, te voir, te voler des instants d’abandon : ton profil inscrit dans l’espace, au trait net et précis comme ces épures cinglantes des artistes japonais, ta main qui se rassure à lisser tes cheveux, tes lèvres que tu mords faiblement…
Mais voici que tout se fige, que le « temps suspend son vol » comme aurait dit un autre, voici que j’arrête l’abécédaire de mes souvenirs de demain ; notre éternité se suspend à ce lien étrange qui nous unit, une passerelle s’est déployée entre nos yeux. J’avoue que je ne sais pas si un regard peut téléporter des objets, peut-être… Mais ce que je sais, ce à quoi j’ai toujours cru, c’est qu’il est des regards sur lesquels on devrait pouvoir marcher et courir.
Alors, tu vois, c’est comme ça, nos yeux sont ouverts et la vie, notre cerveau s’échappent par eux et se rencontrent à mi-chemin d’un compartiment de train. Tu es belle. Tu es forcément belle aurais-je envie de dire. Ou ce qui est beau, c’est cette histoire sans suite que nous tissons entre deux regards. Non, ce n’est pas seulement ça. Tu es vraiment belle. Je n’avais inventorié que tes cuisses, sacrifiant à mes pulsions de mâle, mais voici que se découvrent maintenant la commissure de tes lèvres qui tremble imperceptiblement et ce fin duvet qui couvre tes joues et ton cou, atténuant la brûlure de la lumière. De l’or ambré naît à ton visage, un éclat doux qui me vrille et m’émeut.
Mais voilà que dans un mouvement brusque s’ouvrent tes cuisses et que je perds tes yeux qui glissent à nouveau sur des pages que tu tournes sans lire. Jamais encore tu n’avais forcé ainsi l’étoffe de ta jupe à se tendre. Ai-je seulement esquissé un battement de cil qui ait suggéré pareille invite ? Je crois que mon corps se détache de moi, je crois que je ne suis plus maître de mes paupières ; je voudrais connaître le roman que raconte ton sang frémissant dans tes veines, je voudrais savoir si ton souffle, comme le mien s’épuise à retrouver le monde des vivants. Tu dois savoir, tu sais que je m’envelopperai de ta silhouette et que dans l’instant d’après j’irais percer cette intimité que tu m’offres. T’ai-je dit déjà, comment sont les sous-bois à l’automne, l’odeur des noisettes et des feuilles mouillées… Je voudrais que monte ton regard à mes yeux et mes joues empourprées seraient le seul hommage que je te donnerai jamais. Alors c’est ainsi, tu préfères la broderie fine, la soie douce où heurte mon regard et s’enflamment mes sens, tu préfères, ouverte et insoumise, lire des pages dont tu ne retiens rien, que notre égarement.
Longuement ton corps s’est déployé, ta jupe est retombée, fluide, sur tes cuisses. Tu regardes un instant un infini lointain où errent des images que nous avons forgées. Et tu me regardes.
J’ai vu s’allumer puis s’éteindre la veilleuse des toilettes au fond du compartiment et j’ai su avant que tu ne reviennes que tu serais là, bientôt, face à moi, victorieuse. Tu t’assois maintenant et ton regard flamboie et me défie. Ne dis plus rien. J’ai vu. Où doit se tendre l’étoffe de ta culotte, dans le renflement des chairs, là, au haut des cuisses, tu es belle mon Eve, si belle, tiède, odorante et nue.
Je ne devrais pas contempler ce qui n’offre que promesse vague mais mon regard, justement, est braconnier de ces émotions là, de ces instants fugaces et un peu puérils plein d’une gourmandise d’adolescent. Alors, dans le jour qui décline, je succombe de nouveau à la tentation. Les yeux vont là, une dernière fois, se dit-on, mais la soif de délectation est impérieuse, vitale pour le cœur qui bat un rythme syncopé et, avec un dédain souverain du jamais plus qu’on s’était promis, ils reviennent inquiets et avides tenter la longue ascension, ces yeux qui ont faim de sensations. Non pas pour eux, mais pour ce cerveau exigeant qui réclame impétueux des images, d’autres images, toujours plus d’images pleines d’odeurs et de presque songes pour électriser encore les nerfs.
Au sourire à peine esquissé qui glisse sur ton visage, comme tes yeux cillent rapidement, je sais que nous sommes au lieu de la rencontre improbable, loin de ce compartiment de train qui égrène les pins et les landes désertiques pour nous conduire au bord de l’océan… Nous touchons au but enfin. Nos routes se croisent dans ce silence que nous avons installé autour de nous, ce monde impénétrable où chaque silence est un aveu de plus dont nous dévorons la troublante impudeur. Nous n’existons plus que pour cette complicité silencieuse que j’ai voulue et que tu m’as offerte et qui laisse dans tout le corps la trace d’une quête qu’embraserait sans doute le désir.
Un sourire sur mes lèvres, un rire espiègle dans tes yeux et la faillite soudaine des incertitudes. Qui a devancé l’autre, qui a invité l’autre ? Je ne sais pas bien. Le livre là-bas s’est fermé, tes jambes sont croisées, tu attends immobile.
Celui qui marche lentement, celui qui voit s’agrandir le rire dans tes yeux quand il avance, ce doit être moi ce dormeur éveillé qui passe près de toi et t’espère maintenant tout entière contre lui. Ces bruits sourds dans mon dos et la main qui effleure ma nuque et cette autre qui pousse à mon épaule et nous engouffre dans les toilettes.
Tu n’as qu’un mot, simple comme bonjour, mais enveloppé de ce sourire frondeur qui autorise toutes les convoitises. Et comme je murmure à ton oreille, d’une voix mal assurée qu’enroue le désir, l’étroitesse du lieu, tes sourcils se haussent et tes yeux pétillent de malice quand tu réponds l’évidence : qu’une boîte d’allumettes pourrait te sembler trop vaste. Alors, immédiate, l’explosion des corps qui se cherchent et des bouches qui se trouvent pour ne plus se laisser, des mains qui s’animent d’une vie indépendante qui effleurent et griffent et caressent et puisent à pleines paumes un peu de paix contre le sang qui bat follement. Un homme et une femme, sans tendresse qu’animale, avec ce désir, plus fort que tout, qu’il faut vaincre et reconstruire, assouvir et exacerber.
Et le répit, enfin, où je trouve la volonté de te repousser pour mieux te regarder, ce répit où je m’étonne de la douce gravité que prend maintenant ton regard. Te voilà, face à moi, les cheveux fous, les lèvres humides et dévastées par nos baisers rageurs, tu es là, mais avec ce regard qui ne joue plus du tout, un regard que d’autres esquiveraient, mais que j’attendais depuis si longtemps. Et mes yeux ne rient plus non plus, ni ma bouche qui murmure un nom que tu n’entends pas. Fulgurance…
Parce que voilà, la fierté souveraine est revenue à tes prunelles qui fomentent un défi. Ce geste, tant espéré tout à l’heure quand tu étais lointaine, ce geste d’abandon et de révolte où je t’imaginais, ce geste, tu l’as enfin pour moi. Tes mains soulèvent lentement les pans de ta jupe, les cuisses se révèlent longues et pleines et l’étoffe dévoile, entre les plis des aines une toison claire et luisante où je voudrais me perdre.
« Et maintenant ? », interroges-tu, insolente, mais tu n’achèves pas car mes mains s’accrochent à tes hanches, dégrafent la jupe et ma bouche à tes lèvres goûte enfin au délice. Te boire tout entière, dans une ivresse molle, je n’ai d’autre désir que d’épancher ma soif à cette tiédeur odorante où ma langue invente tous les jeux. Et je me retiens de ne pas mordre cette chair goûteuse et humide qui palpite sous mes lèvres et n’en finit pas d’égoutter sa saveur douceâtre. A genoux, mes bras tirant à moi ton corps qui ne résiste pas, j’embrasse et me repaît de tant de douceur et d’onctuosité offerte, salivant de ce qui coulera encore et frustré de ne pouvoir entrer plus loin, pour éprouver la tendresse de ta chair et me rassasier de son parfum. Contre mes joues qui s’échauffent, ton corps s’alourdit mollement, ployant comme un saule, et mes doigts à tes cuisses lissent la peau fragile, frémissent avec elles, déploient d’aventureuses arabesques jusqu’au creux de tes fesses. Tes jambes que tu voudrais fermer, fléchissent doucement comme tes doigts avides, noués dans mes cheveux, me poussent plus avant vers le chemin de ta jouissance.
Ton plaisir n’a pas de mot, aucun murmure, nul gémissement, qu’un souffle plus épais et plus rauque quand tes mains serrent ma tête à la faire éclater.
8. Cinéma de quartier
Dans l’angle de la croisée, le demi-profil d’Isabelle en ombre chinoise. Le nez au carreau, elle contemple, au delà de la rue, son cinéma du matin.
C’est toujours vers 7, 8 heures, qu’en face, la fenêtre aux vitres de verre martelé s’illumine d’un coup et qu’apparaît l’image confuse du baigneur. Les gestes d’une autre vie, qu’elle accompagne maintenant docilement, s’y déroulent familièrement. Sa tasse de café à la main, elle suit les ablutions d’un autre, cliniquement parfois, tentant de nommer chaque mouvement et, à d’autres moments d’évasive évasion, elle se laisse porter, somnambule.
Ce matin, elle appelle et Fulgurance est là. Pendant quelques minutes, aucune ne sait dire un mot. Comme au cinéma, chacune est isolée, avec dans sa conscience, cet autre monde auquel donner un sens. Pour Isabelle, comme pour Fulgurance, l’illusion éveille ses chimères et c’est plaisir que de glisser à la surface des choses, avec pour fil d’Ariane, cet homme à sa toilette, confusément envisagé. Elles ont toutes deux un froncement rapide des sourcils, lorsque là-bas, l’écran se vide de ses promesses et ce tressaillement imperceptible et sourd, au creux du ventre, quand revit la silhouette. Fulgurance, la première, revient à la conscience :
– Tu sais qui c’est ?
– Aucune idée, ce n’est pas ça qui m’intéresse.
Isabelle n’avouera pas qu’elle a tenté de mettre un visage sur cet émoi-là. Il lui semblait trahir Paul, à vouloir dompter l’aventureux. Et ce matin, la présence de Fulgurance, à ses côtés, la rassure. Sa complice en contemplation adoucit l’amertume qui parfois la gagne quand son imagination prend le large et qu’elle souffre de se sentir prisonnière impuissante de ses émotions. Femme de tête dirait Paul, mais pourtant, comme sa chair est lourde à porter quand, là-haut, s’allume la fenêtre. Depuis que son regard, voici quelques semaines, a inventé le balcon d’en face, Isabelle a franchi des saisons. Elle a souri d’abord. De voir ainsi renversés les rôles, d’être la femme qui regarde l’homme, lui paraissait une belle ironie. Une demi-revanche pour les femmes.
Immédiatement elle a su que c’était un homme, gauche dans ses attitudes face à son réveil, embarrassé par son corps. La première fois, un brusque élan des bras et elle avait compris qu’il dénudait son torse. Puis elle avait filé, le sourire s’attardant sur ses lèvres. Quelques jours plus tard, une étoffe, tendue à bout de bras et accrochée à l’espagnolette, avait modifié sa perception des formes. Mais aux gestes lents et appliqués, au torse penché et au visage tendu, elle avait reconnu un rasage précautionneux. Elle s’était attardée un peu plus longuement, son esprit moins docile épousant l’inconnu.
De retour chez elle, au milieu de la journée, elle s’était surprise à regarder là-bas, la longue façade grise, aux pierres rongées par la pollution, dont une fenêtre, songeait-elle, n’était plus tout à fait anonyme. Encore que, à cette heure du jour, sous la pluie maussade, rien ne distinguait vraiment cette fenêtre d’une autre.
Au soir, elle avait joué. La nuit tombait sur Bordeaux, et la rumeur confuse des sorties de bureaux -Klaxons, portières, cris et fracas de rideaux- composait un adagio mélancolique. Dans l’automne qui engourdit mollement, Isabelle, le front à la vitre, observait la rue en contrebas, charriant son flot de voitures et la marée mouvante des piétons. La vie, quoi ! Quotidien quand tu nous tiens au pas cadencé et le destin, qu’on a oublié pour vivre mieux, plus confortablement. Dans tout ce grouillant métro, boulot, dodo, la vie qui commence avec Télé-Matin et s’endort avec le Journal de la Nuit.
Depuis sa fenêtre tout là-haut, elle voit ces gens qui passent, se croisent ou se bousculent et reprennent leur course après un signe de tête en guise d’excuse. La vie en noir et blanc dans la lueur bleutée de la ville. C’est l’horreur doucereuse du quotidien qu’elle perçoit tout à coup, parmi cette masse indistincte qu’elle surplombe. Ce flot panurgesque, cantonné au trottoir, n’a ni sexe, ni raison. Et, si d’aventure il se rebelle aux bonshommes vert et rouge qui alternent au bas du cours Dufour-Dubergié, la vindicte de l’automobiliste le ramènera tant bien que mal dans le rang. Est-il rebelle d’ailleurs ou simplement étourdi de fatigue ? Penchée au balcon maintenant. La fureur grondante de la civilisation lui saute au visage. Elle s’imagine avec tous ceux d’en bas, dans la chenille qui redémarre à l’éclipse du piéton rouge. Elle s’imagine en bas et s’envisage d’en haut, ne se jugeant pas mieux que toute cette humanité stupide qui déboule dans un apparent désordre. Où est le cri premier de l’homme dans tout ça ? Dans cette dégoulinade articulée, qui dira notre singularité ? Où est-il ce geste qui nous désigne et qui nous sauve ? Vu d’en haut comme tout paraît futile. Non, pas futile. Dérisoire plutôt, désespérant, humiliant aussi de sentir que, tous, nous sommes pris dans le même étau, que ce rocher qui roule la rue, nul Sisyphe ne songe à le remonter.
Comme sur un clavier des notes qu’on égrène, trois fenêtres ont pris vie sur l’immeuble d’en face. Loin de chez son baigneur, mais Isabelle jette un regard quand même. Elle ne voit rien d’abord que la lueur des lampes. Des dominos blancs sur les pierres noircies. Il y a là-bas des portes que l’on ouvre à moitié, par où s’engouffrent des chassés-croisés furtifs. Isabelle regarde et tout son corps avec elle, sa vue, à force de concentration se brouille. Comme dans un brouillard, elle cherche à déchiffrer des lambeaux où s’accrocher et, parcelle après parcelle, elle reconstruit des morceaux d’intérieurs, de petits bouts de vie. Sans la voir, au clignotement aléatoire des ombres sur les murs, elle sait qu’on a allumé la télé. Dans l’entrebâillement de double-rideaux, elle comprend que ses yeux naviguent dans le salon. La vie d’une autre en face, dont elle a aperçu la chevelure l’intrigue et la détend.
Elle quitte maintenant ces trois fenêtres pour replonger vers la rue. Son regard fend la pénombre en quête de la porte cochère qui allume les fenêtres et crée les images de son petit théâtre. A force d’épier, elle entendrait le grincement du lourd ventail qui tourne sur ses gonds. Mais elle ne voit rien, qu’un tunnel aveuglant où se dessine une silhouette imprécise. Le souffle précipité, la voici qui compte maintenant des pas qu’elle ne voit plus. Et elle se demande si là-bas, derrière la porte massive, dans ce vieil immeuble XIXème, on a sacrifié à l’ascenseur. Mais c’est une main glissant sur le bois lustré d’une rampe surannée qu’elle imagine. Aucun bruit, et pourtant le clic de l’interrupteur résonne dans sa tête. Pour rien d’ailleurs : les persiennes en tuile, finement ciselées par la lumière, déçoivent son attente.
Avant de replonger vers la rue, un coup d’œil au salon, où la table dressée ajoute encore un peu de vie.
– Tu crois qu’il sait que tu regardes ? Je me demande combien de gens se dévisagent ainsi dans les grandes villes…
Isabelle, avant de répondre, regarde Fulgurance, un peu étonnée :
– Je crois qu’il y en a plein. Au début, tu sais on ne pense même pas que ça existe. Ou alors, c’est les vieux clichés du mec libidineux qui mate. Y avait un film comme ça. En Allemagne, un jeune, un postier, je crois, qui matait sa voisine dans une cité. Elle s’en apercevait et le provoquait. Elle avait installé son lit face à la fenêtre et elle baisait avec tout un tas de mecs. Et lui, non seulement il fantasmait, mais en plus, il idéalisait.
– Oui, je l’ai vu aussi, c’est…
– Moi, c’est pas pareil. D’abord il y a Paul. Et puis, ce mec là-bas, même si j’en connais des bouts au petit matin, j’en sais rien du tout en définitive. C’est rien que de la curiosité. Plus la fascination d’entrer par effraction chez les gens et d’essayer d’imaginer leur vie.
Tu sais, dans les premiers temps où ça m’a pris, un soir, je regardais la sortie des bureaux et j’ai chopé une vraie déprime à voir gesticuler cette fourmilière. Et puis là-bas, l’immeuble a commencé de vivre, comme un petit univers, rien qu’à moi. En bas, c’était la masse grouillante… et puis j’en prenais un, un de ces anonymes qui l’instant d’avant me débectait… dès qu’il poussait l’interrupteur, je sentais son sang irradier dans ses veines. Mais surtout, tu vois, sa vie prenait un sens. J’ai vu tout ce machin, sans queue ni tête, s’agiter sur le trottoir et l’instant d’après, une mère préparait le repas pour ses enfants.
-Et si t’avais vu un couple baiser, comme dans le film, t’aurais fait quoi ?
Isabelle regarde longuement au-delà Fulgurance. Elle essaie d’imaginer les caresses volées, elle rougit un peu et ne sait répondre.
– Moi j’aurais regardé. Parce que ton petit cinéma, s’il est pas classé X, il est pas neutre pour autant. Alors quitte à contempler la vie, au moins la voir en Technicolor, avec les effets spéciaux.
Mais Fulgurance, n’est pas là pour ça. En Isabelle, elle est venue voir une sœur. Partager des choses de femmes, comme les mecs partagent des trucs de mecs. Cet intermède l’a mise mal à l’aise. Elle avait imaginé prendre un café avec Isa et que tout puisse se dire d’emblée. Elle ne pensait pas qu’elle entrerait dans l’intimité trouble de cette fille qu’elle connaissait à peine. Si peu proche, mais la seule pourtant qui me connût depuis un temps suffisamment long pour l’aiguiller un peu. Du moins le croyait-elle quand elle l’avait appelée. On a tous connu ça, ce « Je peux passer ?», soufflé d’une voix perdue qui ne laisse guère de choix à l’autre. Ce temps qu’elle passe à penser, ce vide qu’il crée suffisent à Isa pour opérer une volte-face :
– Tu veux un café ?
La vie se dénoue parfois dans ces simples leçons de savoir-vivre.
Assises toutes deux maintenant loin de la fenêtre et de ses sortilèges, elles parlent de moi. Je sais ce qu’Isa lui dit. Elle ne m’aime pas suffisamment pour essayer de me comprendre. Mais il y a Paul et la bande, alors elle m’a pris avec le reste. Avec agacement, comme on épouse la belle famille. Elle songe à l’autre aussi, dont Fulgurance a pris la place et qui est restée sur le sable. Juge-t-elle Fulgurance ? Elle doit bien être persuadée que Fulgurance n’a aucune sorte de responsabilité dans toute cette histoire. Mais quand même, l’autre elle la connaissait. Plus simple à cerner que Fulgurance, rassurante, du même univers. Elle fait front avec Fulgurance. Que faire d’autre sinon l’écouter ? Elle sait qu’avec celle-ci, qui n’a besoin que de mettre en ordre ce qui l’agite, elle ne pourra qu’écouter. Fulgurance n’a besoin de rien d’autre que de l’oreille d’une femme. Isa, puisqu’elle est là. Si Eric ou Manech avaient eu une régulière, peut-être n’en serait-elle pas là. Mais l’un comme l’autre dansaient avec Cécile. La musique leur suffisait. Alors que faire, sinon écouter ce que Fulgurance a besoin de réaliser ?
– « Ses yeux m’ont dit que j’étais belle. Je le savais déjà, sans doute. Mais pas de la manière dont ils me le disaient. Dans ses yeux qui m’ont enveloppée, j’étais d’une beauté unique, absoute de tous les regards qui m’avaient possédée jusque là. Bien sûr, son regard n’était pas le premier, mais il était le plus convaincant. Où le désir, l’envie irradient souvent, il mélangeait l’affirmation péremptoire. Il n’y avait que moi pour exister pour lui. Cette victoire qu’il m’offrait, en me distinguant, seule, au milieu de la foule bruyante du café, cette distinction qui m’était acquise, sans qu’aucune parole ne fut échangée d’abord, ce fut ça, ce premier regard qui m’a pénétrée profondément.
Pour une fois, je ne me sentais ni déshabillée ou dépecée, soupesée déjà par des mains qui allaient de mes seins à mon cul, son regard ne violait rien à mots couverts. Il donnait au contraire une satisfaction souveraine.
Je l’ai fusillé par habitude. Je ne lui ai rien cédé où il puisse avoir prise. »
Ce que Fulgurance ne dit pas, c’est qu’avant, il y avait eu l’inavouable à une tout juste amie. On peut raconter les trains qui emportent leur lot de passagers de gare en gare mais on ne peut pas dire, de but en blanc, ceux qui déroulent au fil du paysage les mystères de la chair. Il y avait eu le train mais d’abord cette lettre, tout juste une lettre, mais une invitation déjà, ce jeu cruel et aigu qui les avait assemblés, qui les avait fait frères de pensées incestueux, proches déjà, ventre contre ventre, alors que rien n’était encore vraiment consommé. Où avait-il eu son adresse ? Longtemps la question avait plané dans sa tête, mais les événements avaient couru plus vite que la nécessité de la réponse. La lettre, elle l’avait retournée longtemps, comme les questions qu’elle faisait naître. Se savoir identifiée, de savoir qu’il avait posé un nom et un prénom sur l’image qu’elle lui avait renvoyée aux Corsaires, c’était agaçant peut-être, mais en définitive, c’était presque rien, comparé à ces mots qu’il lui adressait alors. Il plongeait au cœur de son intimité, au creux de ses cuisses il connaissait déjà des parfums. Il y avait eu la lettre, et puis le train. Tout s’était mélangé très vite, ce train qu’elle avait pris très vite aussi pour éprouver là-bas le poids des mots et lui qui était dans ce train. Elle regrettait presque de n’avoir pas été jusqu’au bout, d’avoir cédé d’abord, avant ce jeu que proposaient ses mots, elle regrettait, c’est sûr qu’il n’y ait pas eu d’abord cette terrasse vers laquelle elle se dirigeait pourtant.
Elle l’avait lue souvent, et relue cette lettre de son insoumission, celle de leurs aveux communs, de leur désir sauvage où veillait, tapie dans l’ombre de leur conscience, leur fureur de vivre. Là d’abord, la première fois, elle avait su qu’elle était Fulgurance, ce nom bizarre, qu’il lui avait donné. Femme, essence de femme, elle s’était découverte et reconnue comme elle lisait ses mots. Femme-idole ainsi qu’elle se voulait sans se l’avouer vraiment :
« Des nouvelles de ce que j’imagine dans Biarritz où nous nous trouverons. Je connais là-bas une terrasse au bord de l’océan, juste au bord de la grand-plage que tu connais sûrement. C’est une vraie terrasse qui a gardé la nostalgie de ses aînées : les fauteuils sont en osier, les tables aux piétements de fonte ont des plateaux cerclés de laiton. Bordée de jardinières, elle raconte l’histoire du vieux Biarritz des villégiateurs, celle des martingales suicidaires et des Hispanos.
A cette terrasse, je nous imagine composer un jeu pour nous seuls. Un de ces jeux qui exaspèrent les sens et mettent les nerfs à fleur de peau. Un de ces jeux qui font bouillir le sang, échauffent l’esprit et raccourcissent le souffle. Un de ces jeux qui disent la vie, qui sont la vie, son étincelle.
A cette terrasse, je te vois nettement, belle et conquérante, déchaînant l’envie et le désir parmi mes semblables. Le lieu est à toi, taillé à ta mesure, où tu affiches haut ton insoumission. Et cette beauté, qui n’est que de toi, qui n’a pas besoin de voix, cette beauté qui sculpte l’espace autour d’elle, tu l’arbores fièrement. Tu es paradoxe, double, tentatrice et captive, proie et chasseur, rayonnante du désir qui bute à ton front et qu’on sent flotter autour de toi, insoumise et offerte, fière, mais esclave du regard qui te dit belle, te donne sens, t’invente et te met au monde.
Cet endroit sera notre lieu, notre microcosme, le lit où consommer nos premières vérités, où consumer les premiers regards, l’impatience grondant l’orage dans notre dos. Ici seront nos audaces, les sens aiguisés et tendus vers le festin de nous, ici sera le silence premier. Là doit être le lieu du rendez-vous, l’océan face à nous pour alibi mensonger. Là l’improbable et le doute doivent prendre forme sensible. Aux yeux de chercher, de dévisager, aux yeux de douter et d’interroger, de soupeser l’espace et les silhouettes, aux yeux de souffrir, de craindre de ne pas trouver, aux yeux l’impudence, l’impolitesse avide, la quête haletante. Aux yeux notre essence d’un instant tout entière concentrée. La vie en dépendrait. Aux yeux, les ailes du regard, le fil du funambule où accrocher l’aventure d’un jour.
À cette terrasse, je te vois. En vert ou noir qu’importe, à tes couleurs assurément, dans des étoffes qui te défendent et te trahissent, qui disent tes hésitations face au miroir, l’indécision quand tes mains ployaient les tissus, rapprochant couleurs et matières, cherchant ; tes regrets, ce chemisier de soie mis au rebut avant le départ, l’idiote que tu fus, mais le mariage aussi qui se décide enfin pour une seconde peau qui te va comme un gant mais surtout réconforte, t’habille de confiance.
Au miroir. J’ai le souvenir de toi -je n’y étais pas pourtant- mais j’ai ce souvenir de toi, interrogative dans ta nudité, interrogative face à l’image de ta nudité. Toi et ton double, la femme vraie et la femme projetée, semblables toutes deux et pourtant, une inconnue aussi, qui s’étonne de ses audaces. Céladon ou d’abandon ? Je ne sais pas choisir. D’abandon pour dominer. L’avantage de la surprise…mais si les jambes s’ouvrant s’avouaient nue à un autre que lui ? Ouvrir les jambes, quel vertige d’y penser. D’abandon ou céladon, rien n’y change, le vertige est là. Céladon peut-être, en gage de reconnaissance, l’ingénue dentelle verte, qui te fait Ophélie au fil de l’eau.
Croiser les jambes lentement et dans le mouvement ouvrir l’imperceptible brèche où le regard frissonne. A cette terrasse, où nous serons. »
9. Conversations amoureuses
On écrit tout un tas de choses sur l’amour. Ou sur la baise. C’est comme on veut se placer. Si on veut pas vraiment de sentiments, la baise, ça suffit à dire l’essentiel. Mais c’est plus mon cas, avant je dis pas, ou plutôt oui, je peux dire, ça m’évite de renier, mais maintenant, plus rien de pareil, plus tout à fait la même chose et Nicolas qui en profite et me renvoie dans mes starting-blocks, pour m’agacer mais pas seulement je crois, il y chez lui un côté épuré -écœuré ?- de tout, qui fait son lit de la première venue et, franchement je crois que ça doit furieusement ressembler à de la baise. Ca n’exclut pas la tendresse sur le moment, les bisous dans le cou, les caresses tendres et douces, les étreintes qui sont données pour l’éternité et on n’a jamais conscience que cette éternité c’est ce simple instant qu’on fait filer, ce truc qui n’a même pas de poids, mais qui pèse tellement lourd pour peu qu’on ait la volonté de ne pas oublier ce que la conscience remonte inconsciemment d’on ne sait pas très bien où, puisque, en définitive, on avait posé un beau mouchoir dessus, et comme ça, ça devait plus venir nous chatouiller. La baise ou l’amour, où on finit toujours par baiser en définitive, mais on n’y met plus les mêmes mots, comme si, d’un coup, on avait été lavé ou douché, nettoyé de tout stupre, de toute luxure, parce qu’une chatte n’en est plus une, qu’on sait plus très bien comment la nommer, on a toujours les mêmes élans des lèvres pour la goûter, on a toujours la science de savoir où porter la langue, mais on n’y pense plus en expert, qui sait tout geste, toute posture et les enchaîne comme aux J.O., parce qu’on est plutôt aux J.O. des handicapés, des je sais pas si je dois oser parce que ça n’a plus le même poids, ni plus la même importance exacte, parce qu’on jauge et se juge à l’aune qu’on n’a jamais éprouvée. Les mains ont de la retenue, toujours de l’agilité, mais contenue, il faudrait peu pour qu’elles s’enhardissent, mais ce peu c’est justement la valse hésitation qui retient au bord du précipice où l’on aurait sauté plutôt deux fois qu’une avant, et deux fois je te remets le couvert, même si on sortait pas toujours couverts à l’époque, attendu qu’on était entre nous et que le sida c’était pas encore la chanson de Barbara.
À n’y rien comprendre. Avoir baisé Fulgurance dans un train, sans état d’âme que l’assouvissement et là j’y perds mon âme si Dieu existe bien, avoir eu Fulgurance comme un don immédiat qui ne parlait pas d’éternité mais de carpe diem et me trouver enfermé, enferré maintenant, avec des mots qui ne savent plus se dire ni bien se présenter, des mots qui sont des tabous ; je ne veux plus baiser parce que je fais l’amour, je ne veux plus te prendre parce que je pense donne, don de soi, de tout, être. Dans la prunelle de tes yeux. Et on fait quoi avec ça ? On pète un plomb et on bande mou comme on se casse la gueule quand on réfléchit trop à la façon dont on marche, il y a un moment où on perd l’équilibre justement parce qu’on pense trop à l’équilibre, alors forcément les cannes se décanillent. Bander mou l’horreur, bander mou l’expression insensée quand on y pense bien, bander mou, c’est pas bander, c’est justement mou. Et ta moue désappointée mais ta main cependant sur mes cheveux, c’est pas grave, c’est rien, c’est juste… ça va passer. Passer, c’est justement le problème, si ça passe y a quoi après mou, flasque ? Ou rien, juste rien qu’un vide insondable, même pas un à peu près, rien qu’une chose inutile dont tu ne feras rien et que j’imaginerai rattachée à moi, par la force de la nature, mais oublieuse de tout ce dont la nature l’avait pourtant dotée.
Je bande pas mou pourtant pour Fulgurance. « Mais le marasme te guette » Oui, Nicolas, il guette, mais je suis vigilant, avec le peu qui me reste de virilité et je n’irai pas vers toi la prochaine fois, qui ne conçoit pas encore l’angoisse d’avoir là, une main de trop et, ici, un geste qui ferait penser que. Si jamais je continuais. L’angoisse qu’on n’est plus vraiment libre face à un corps nu et offert, parce que dans la tête ça ne veut plus dire exactement la même chose et que, bizarrement, on se met à conjuguer au futur un souffle possible et qu’on cesse peut-être d’être enfant, parce qu’on ne veut plus dilapider celle-là, qu’on veut d’autre nuit et que le sexe après avoir été une seconde nature devient une énigme.
Les timides hésitations. Les timides qui veulent s’intimider, se brusquer mais ne pas s’offusquer…D’où sort-il ce mot encore, s’offusquer, c’était quand la libération du sexe déjà ? mais comment faisaient-ils à l’époque, July, il faisait comment et comment il vit maintenant, tu vois Libération qui a tellement changé, une institution de gauche, juste ce qu’il n’était pas. Je crois pas qu’ils s’y sont pris beaucoup mieux que nous pour vieillir. Ils ont fait comme si, certains, comme si la grande aventure continuait encore, mais il y a un moment où la femme, tout allumée et révolutionnaire qu’elle soit, elle veut des gosses, et la crèche, tu comprends, c’est quand même bien que le gamin il y soit, rapport à ma libération de femme, que je dois bien exister moi aussi comme femme, alors on peut l’appeler Jim si tu veux, parce que Morrison ok, c’était un mec qui nous a fait rêver, mais tu peux prendre le petit à la crèche quand même, vu que moi j’ai un vernissage avec machin, et tu sais je peux pas rater…ça fait si longtemps que j’attends, c’est ma consécration, alors les sexes égaux d’alors, oui je passerai à la crèche. Et Libération qui devient l’Aberration. Merci Jalons de rendre justice à mes problèmes existentiels avec Fulgurance qui n’en sait rien d’ailleurs. Ou presque. Parce qu’elle est femme, et c’est pas un mince avantage.
Et Nicolas en face qui en rajoute, ou qui ne veut rien comprendre ou qui joue aux deux à la fois, ou qui est naturel, tout simplement naturel parce que finalement c’est comme ça qu’il envisage les choses, sur une échelle précise, brute, brutale : « Une femme, tu la fais jouir, leur libération, c’est la libération sexuelle, de l’orgasme, comme s’il en pleuvait, de l’orgasme, des cris, des griffes, des souffles rauques, le reste c’est de la littérature et on n’a plus 15 ans. »
Et je lui dis ou quoi ? j’essaie encore de lui dire que non, c’est pas comme ça exactement, et la tendresse bordel, on n’est plus tout à fait dans le même film, nous deux, Nicolas et moi, ni Fulgurance et moi, il faut comprendre que les toilettes du Bordeaux Hendaye, c’était un truc improbable, un accident, un petit déraillement et qu’on est redevenu civilisés ou timide ou amoureux. Moi en tout cas, dans ce marasme qui a nom de sentiment, qui ferait de la mauvaise littérature de gare, bonjour le pléonasme, moi je m’y perds et je banderais mou, pour peu que je continue de sombrer.
– Et si on buvait une bière ?
Ça résoudra rien la bière, je suis pas sûr qu’on y voie plus clair après, mais c’est l’interruption qui compte. Ça fait un bon moment, que je ne parle plus vraiment face à Nicolas, que je suis dans mes pensées, dans une belle prise de tête, et la diversion est salutaire…une bière, pourquoi pas après tout.
– Ça fait longtemps qu’on s’est pas fait un petit Manhattan… Ca te ferait du bien de te vider la tête. On s’en fait un ce soir, on appelle Paul et Eric et on fait sauter la baraque, si je t’assure, là tu m’inquiètes…tu vires sérieux et ça c’est pas toi.
Je lui dis comment au Nicolas que j’ai pas la tête à ça, que le Manhattan, cette seule idée d’y aller me fait même plus sourire. Et d’ailleurs je souris pas, il s’en rend compte et c’est peut-être maintenant qu’il marque le mieux l’inquiétude que je lui inspire. Je suis plutôt amorphe. C’est bien ce que je pensais, la Guinness n’y fait pas grand chose, juste un goût, avec des bulles qui frisottent sur la langue et le palais, mais même pas envie de bière, envie de rien, pourquoi je suis là ? et « je crois que je vais y aller », je crois que c’est ce que j’ai de mieux à faire, attendu que c’est vide, complètement vide à l’intérieur, que je ne vois plus où donner de mon regard intérieur pour trouver un semblant de chemin, un embryon de réponse, un petit bout de chandelle qui ferait une lumière tremblotante. Dieu, ça y’est je pète les plombs pour de bon. Belle lucidité, je vois bien que je déconnecte, mais c’est impuissant que j’en ai conscience. La sortie ! la sortie ! ma bière pour la sortie !
Pour une fois que je pense pas avec ma queue, c’est un pleine réussite. Comme quoi, les idées générales et généralement toutes faites, c’est de la connerie en barre. Où est-il le bon temps des neiges d’antan où ma queue dictait sa conduite à la conscience, sans embarras, sans lendemains peut-être, mais putain, sans prise de tête.
Je sais ce qu’il va faire le Nico, à peine j’aurais tourné les talons, à peine j’aurais posé un pied sur la place Camille Jullian : le téléphone ! Et que je t’appelle Paul et qu’il est pas là et que je t’appelle Eric et que je te dis « si il sort à l’instant et il a pété un plomb ou je sais pas et j’y comprends rien, tellement mal, que son ombre le précède quand il marche et qu’il commence une phrase, il est en train de parler tu vois, et puis il s’arrête au milieu, oui, d’accord il le faisait déjà avant, mais là c’est pire parce que tu comprends plus rien… Tiens il a débarqué, putain deux heures j’ai passé avec lui et il a pas dit trois mots, il commencé « la baise » et après il était prostré, non il avait pas fumé j’te dis, même pas fini sa bière, si ! une Guinness pourtant, mais elle là encore dans la bouteille, il y a juste trempé les lèvres. »
Et Eric : « cellule de crise, on se fait un Manhattan ! »
Et Nico : « Attends, tu crois que je t’ai attendu, mais ça lui a pas tiré un haussement de sourcils, rien , pire, c’est là qu’il a dit je me tire… »
Et Eric, fataliste, mais pas con dans son fatalisme : « Ben, il est amoureux peut-être… »
Bien vu l’ami, mais il sait pas vraiment quoi faire avec.
Et le Nico, toujours aussi incrédule et stupéfait devant les élans du cœur, normal pour lui, l’étudiant en médecine, un cœur, c’est une pompe avec des tuyaux, un truc logique qui marche ou pas et, quand ça marche pas, il est là pour ça vu que s’il se tape plus de cinq ans d’études, c’est pour pouvoir faire du s.o.s. plomberie humaine, et le Nico de faire dans l’innocence béate : « Mais c’est quoi sa Fulgurance, tu la connais un peu toi ? »
« Comme toi, ducon, pour l’avoir vue à Biarritz, un canon au bout d’un bar, ce que j’en sais c’est qu’elle a fait amie amie avec Isa…
– Ah !… Et Paul qui est pas là, il fait toujours la gueule Paul, tu l’as vu ?
– Pas vu , croisé juste, c’est pire
– Il est con Paul…
– Il est amoureux… »
Fulgurance était en convalescence. A la voir de loin en loin ça ne se devinait pas. Contrairement à ce que pensent les gourous d’aujourd’hui, il n’y avait pas forcément d’adéquation entre son âme et son corps ; son teint, bronzé au soleil basque, ne trahissait pas les turpitudes dont sa tête avait pu être le théâtre et ses yeux flamboyaient d’une vie pure et intense, sans se voiler jamais sous de sombres pensées. Trop égoïste peut-être pour apercevoir autre chose que la propre confirmation de mes désirs dans ses yeux, je n’avais rien vu. Si j’avais cru que l’amour voit tout, même l’imperceptible, j’aurais pu culpabiliser mais, on le sait bien, l’amour est aveugle. C’était si rassurant de se raccrocher à ce jeu de mot facile. Aux Corsaires, je n’avais perçu qu’une chose qui avait le goût d’un défi et qui suffisait à aiguiser la curiosité et l’avidité d’un homme, cette chose c’était son regard, ardent à vous dévisager, qui découpait au scalpel vos prunelles et se frayait un chemin vers le cerveau pour en dévorer la moelle. Du trouble, rien que du trouble, comme une provocation. Et c’est sur cette pente, qui n’appartient pas forcément à la vie, qu’on s’était élancés d’abord. Plus ça glisse et plus le vent gonfle les voiles, et plus les yeux pleurent à la vitesse de la course et plus c’est grisant. Il n’y a pas vraiment de mots pour dire la chute vertigineuse ou si, l’irréfléchi, l’irraisonnable, le tellement bon qu’on s’abandonne encore et qu’on en redemande.
Seulement voilà, Fulgurance sortait de là, et avec une douce gravité, refusait de se laisser emporter de nouveau. Plus je tirais, plus elle suivait mais raisonnait aussi. Je ne savais pas faire autrement que de tirer vers l’insolence qui donne l’illusion de la liberté et de la jeunesse, je n’avais jamais éprouvé d’autre moyen puisque celui-ci marchait si bien, depuis toujours je tirais et ça suivait ou ça cassait, sans demander pourquoi. Paul, docte et imbécile, disait que je n’avais jamais vraiment été amoureux et que, avec les questions, les réticences et les attentes de Fulgurance que je respectais et que j’essayais de ménager, avec toutes mes prises de tête et comment je les gonflais avec « elle a dit ça, mais je sais pas quoi en faire, ni ce qu’elle veut dire vraiment », y avait pas photo, j’y étais jusqu’au cou. Je voulais bien l’entendre, mais ça ne résolvait rien pour autant. C’est une chose de savoir qu’on est amoureux, c’en est une autre, plus pénible de composer avec un truc qu’on n’a jamais vraiment expérimenté et qui ne coule pas de source. Moi, je ne savais qu’une chose, je voulais Fulgurance, je la voulais pour moi et avec moi et, pour la première fois de ma vie, j’avais besoin qu’on me donne la recette pour y parvenir.
Il y a un moment où les mecs doivent cesser de regarder les femmes comme des proies potentielles. Mais quand on n’a pas eu de sœur, il n’est pas toujours facile d’imaginer qu’une femme puisse être chose qu’une femme et qu’un homme en face d’une femme, ça puisse être autre chose qu’un long questionnement intellectuel, une stratégie de combat et de séduction qui conduit fatalement dans un lit, ou bien qui ne conduit à rien. Aujourd’hui, avec la parité, c’est pas pareil, on sait qu’une femme égale un homme, voire compte double, à quantité équivalente, quand il s’agit de conduire une liste vers les élections. C’est l’avantage des faibles, ou des considérés comme tels, qui ont trop longtemps été mésestimés et qui d’un coup s’échangent au plus haut niveau sur le marché des valeurs. A l’époque, ça commençait d’entrer dans les mœurs, surtout dans celles des femmes, à juste titre d’ailleurs, et des mecs, en avance sur le gros de peloton, suivaient ou précédaient. Paul portait haut le flambeau de l’égalité mais son Isa ne devait pas y être étrangère. Paul avait un autre avantage à mes yeux, sa vestale, qui entretenait son flambeau, s’était prise d’amitié pour Fulgurance et Paul et Isa sur un oreiller, c’était mieux que les télex crépitant de l’AFP. Après l’amour y a ceux qui fument, qui boivent une bière ou qui s’endorment, Paul et Isa, c’était la tchatche. Pas qu’après l’amour d’ailleurs, parler, c’était le sel de leur vie, discuter et même parfois discutailler, tellement, que ça devenait vite chiant pour l’entourage, mais c’était inévitable, trop militants, trop bourrés de convictions pour s’en tenir à un simple oui ou à un rôle de spectateur impassible.
Après l’amour, Isa, encore sur un nuage mais en phase descendante, voulait du bien et de l’extase pour l’humanité entière. Je tenais l’information de Nico, qui l’avait connue bibliquement, pendant ou avant Paul ça, mystère ! mais visiblement il savait de quoi il parlait. Isa était altruiste et, pour ses amis, volontiers entremetteuse. Quand on veut le bonheur des gens, pas question d’avoir de fausses pudeurs. C’est comme quand on est amoureux, je l’apprenais sur le tas : la fierté, la honte et l’abaissement de soi -des cons disent l’avilissement- ne se mesurent plus sur la même échelle, celle de Richter en tout cas ne compte plus assez de degrés pour évaluer les traumatismes qu’on devient près d’endurer ni les gouffres qu’ils ouvrent et qui vous aspirent mais dans lesquels on se laisse tomber plein d’espoir.
D’où, avec Paul, mon entrée en matière abrupte :
« Tu crois qu’on pourrait se voir avec Isa, je voudrais lui parler de Fulgurance ».
J’avais beau avoir remisé toute fierté au rang des accessoires, l’éclair goguenard qui traversa les yeux de Paul me piqua au plus vif. A la fois une manière de me redire: « Tu y viens toi aussi, et tu pouvais te foutre de nous et de nos couples installés… » et aussi de se moquer tout simplement. Il n’y a pas de petite jouissance. Quoique amis, on n’en est pas moins critique et peut-être tant mieux, sinon à quoi ça sert de boire toujours du petit lait ? Il n’empêche ! les grandes idées c’est bien, mais ménager la susceptibilité des copains c’est parfois bon pour leur ego. J’étais prêt à tout cependant, déjà préparé à ce qui allait suivre, ce qui ne pouvait manquer d’arriver :
– Je croyais que tu supportais Isa par pure amitié à mon égard…
On a beau s’être préparé à ce genre de choses, quand un copain vous poignarde ainsi dans le dos, alors qu’il pourrait vous dire simplement : « attends je vais t’arranger ça, Isa n’a pas un très bon souvenir de votre dernière rencontre mais je sais comment la faire changer d’avis et puis, elle sera trop contente que tu aies besoin d’elle… » amère ciguë vers laquelle j’aurais tendu les lèvres, quand il joue au con par pure délectation, on voudrait le planter là, à sa table de bistrot, et se barrer grand seigneur vers la rue en lui jetant un billet et un : « merci, mon pote, je te revaudrai ça ! » Sauf que le fier à bras qui imagine cette belle sortie oublierait deux choses : qu’il est amoureux de Fulgurance et qu’il a la mémoire courte.
Trop fin le Paul pour raviver nettement ce qui motive sa basse vengeance et pas assez pour y renoncer. On a parfois de ces fiertés…Et je sais bien à quoi il pense à l’instant où il me jette ces os à ronger, pendant qu’il me fait mariner dans mon jus, il ne pense qu’à la manière dont on l’avait mis en boîte avec Nico un soir au Manhattan. La phrase qui l’avait fait blanchir alors qu’il installait Isa sur le piédestal dont elle ne devait plus jamais descendre, cette petite phrase, assassine pour tout amoureux détaché des contingences matérielles, mais tellement drôle pour Nico et moi, d’autant plus peut-être la tequila aidant : « L’amour ça commence par une brosse à dent dans la salle de bain et ça finit avec une main qui te crève des points noirs infectés dans le dos. C’est ça hurler de bonheur ! » Et on en avait hurlé de rire. Paul avait même pas essayé de sourire jaune, il avait juste lâché d’une voix sourde, les lèvres crispées : « Vous êtes trop cons ! » Et il s’était barré et on l’avait regardé partir sans même songer à l’arrêter, mais surtout sans réaliser que nous n’étions plus tout à fait sur la même longueur d’onde. Avec le temps, chez lui, dans sa salle de bain, la lente colonisation des flacons, des tubes, des brosses, des peignes, des épingles, j’en passe et des culottes qui trempent dans le lavabo quand justement il faudrait qu’il soit vide ; chez nous, avec de savantes manœuvres de sédition : Isa n’est pas là, viens donc dîner à la maison qu’on te fasse regretter le temps du célibat, mais il résistait bien le bougre, avec le temps tout était redevenu comme avant. Ce qui aurait dû nous prouver pour peu qu’on ait un peu de sens commun mais surtout beaucoup d’honnêteté que cette Isa qu’on vitupérait, infâme sirène qui avait dû réduire chez Paul tout sens critique et annihiler tout velléité de liberté, et bien cette Isa qui nous l’avait rendu ne devait pas être aussi perverse que ça.
« Encore que, qui sait ? », disait Nico « Qui sait, si comme ça elle ne le tient pas mieux qu’avant, comme si elle l’avait enfermé dans un grand aquarium : il touche pas les bords, parce qu’il est assez grand, il voit ses potes presque comme avant, mais si ça le prenait de nager un bon coup, il se cognerait. »
Nicolas tout craché : Paul, acoquiné avec une femelle, était irrémédiablement perdu pour nous qui savions l’aimer comme il le méritait vraiment. L’évidence puisqu’on le connaissait depuis bien plus qu’elle ne pouvait l’imaginer, l’autre, et que nous, quand il se faisait larguer on était toujours là.
Les hommes serrez les rangs ! Vous venez d’entendre le cri de ralliement de la cause suprême : quand un pote se fait larguer, nous ses potes on est là pour le ramasser.
A l’époque j’y croyais autant que Nico. On formait, à quelques-uns, des irréductibles à l’embrigadement dans le mélange trop prolongé des sexes. Les sens on voulait bien les mélanger, mais à condition que ça ne dure pas plus qu’un égarement. C’était pas de la débauche ou de la luxure, un simple instinct de survie dans un milieu hostile et on avait Gainsbourg avec nous : « Sois belle et tais-toi ! »
Un beau matin, Paul s’était arrêté d’y croire.
Moi, ça faisait une semaine que ça me tiraillait à un endroit où rien jusqu’à présent ne m’avait démangé. Pourtant, j’avais tout fait comme avant, le regard qui tuait, le premier soir aux Corsaires, les lettres et l’aventureuse rencontre dans le train que d’y penser j’en revoulais et que je m’étais dit que j’avais trouvé aussi indépendant que moi, une amazone, une fébrile et dévoreuse, partisane du carpe diem, qui voudrait vivre d’abord et réfléchir ensuite, si l’occasion s’en présentait dans un moment d’égarement.
Mais là, attablé face à mon Paul au café des Arts, je savais bien que si j’avais brûlé la vie avec autant de conviction que par le passé, quelque chose avait arrêté de fumer, ou plutôt que le feu n’avait rien consumé et le truc qui couvait ne me disait rien d’habituel. L’avantage, avec les amis, les vrais, c’est qu’on peut tout reprendre à zéro, balayer des conneries qui ont peut-être un peu été des vexations, et d’un simple revers revenir à ce qui nous tient unis. Que l’amitié peut tout oublier parce qu’elle au dessus d’un tas de connerie et Paul sait bien, qu’avec Nico, on serait prêts à tout pour être drôles, parce que lui aussi est comme ça, ou du moins il l’a été et malgré son Isa –ou peut-être grâce à elle- il n’a rien oublié de ce qui nous faisait bander au quotidien.
Et c’est pourquoi une supplique, seule, avec le ton contrit qu’il faut, que nul d’entre nous ne prend vraiment au sérieux, mais qui est l’entrée en matière suffisante pour cesser les hostilités, déposer les armes, en se disant que chacun y est allé de sa remontrance voilée, et que ça suffit puisque chacun a reconnu ses torts. Un regard et une inflexion dans la voix, heureusement que ça suffit.
– Alors tu y es vraiment ?
– Jusqu’au cou, comme tu dis.
Et je te le redis sans fausse pudeur, vu que je maîtrise plus vraiment le cours, que j’ai pas la moindre idée du comment faire et que, visiblement, ça ne s’improvise plus à ce stade-là, que l’expérience d’un aîné pourrait… trouverait… enfin tu vois toi.
« L’aîné » l’a fait sourire. Forcément. On a le même âge, même dans les artères, ou à peu de choses près. S’il n’était pas un ami, il pourrait être condescendant, mais il sourit encore. Et doucement, et ça fait du bien parce que je ne sais plus trouver la force de fanfaronner. Break, comme ils font dans je ne sais plus quel sport, en dessinant un angle droit avec les mains, break, je suis prêt à rendre gorge.
Ce Café des Arts, que j’aime tant, entre deux pôles de la ville, entre le Bordeaux qui s’y croit et le Bordeaux qui veut s’en sortir. Et moi, ce matin, je suis dans celui qui voudrait bien s’en sortir, si tant est qu’on lui donne le début, l’embryon du chemin, le moment infime où il pourrait comprendre comment tout ça fonctionne, comment on sort d’un merdier imprévu en serrant celle qu’on aime dans ses bras et que tout le reste continue d’exister comme avant.
Putain, c’est ça qu’il faudrait que je lui dise au Paul, qu’il comprenne le marasme.
Moi, je sais pas la recette. Elle est en toi.
Il est con ou quoi ? Tout ça pour ça ? Attends, il se fout de moi. Est-ce que j’ai besoin d’une putain de recette ?
– « Attends Paul, je demande pas Bocuse, ni Guérard en direct, je veux pas un plat miracle avec les vins qui vont bien, je veux juste comprendre comment on passe d’un truc invraisemblable dans un train, à une fille qui te dit tout un tas de truc de merde qui se projettent dans l’avenir, alors que toi, t’as pas changé d’un iota, que tu lui dis et fais les mêmes choses, que tu inventes des trucs toujours plus dingues, pour que ça ait goût à ce que tu as toujours aimé : la vie comme elle va. Et d’un coup, celle que tu aimes, elle est là à te dire : « comment tu nous vois nous, demain et plus tard ? » On n’a pas trente ans et voilà qu’on serait vieux…voilà ce que ça veut dire…Mais l’autre, enfin Fulgurance, elle est là, en face et pour la première fois, elle parle d’autre chose que ce dont était faite la vie, elle parle au futur…
Avant, je me serais barré. C’est là le problème. Avant elle, je pouvais. Mais là, je suis coincé. Si je me barre, j’y laisse la moitié de ma peau. Tu sais que ça m’a toujours fait fuir ces conneries, mais là, je peux pas. Et je pourrais me la jouer romantique à la con, souffrir pour souffrir, autant prendre une cuite, on sait pourquoi on a mal au crâne au moins, et c’est jouissif, avant le mal de crâne, enfin autant qu’on s’en souvient le lendemain. »
- « T’es vraiment mal ! »
Et on appelle ça un copain. Merci ! C’est là qu’on se dit que finalement les femmes…
« Ça te ferait chier que je vois Isa ? J’arriverai bien à retomber sur mes pattes avec elle, si tu m’aides un peu. »
– Isa, ça servirait à rien…Vous avez la fièvre. Toi et ta Fulgurance, vous vous tenez une sacrée fièvre et ni moi ni Isa n’y changerons rien. Ta Fulgurance, c’est toi. Une bombe comme toi. Vous vous tenez au bord du gouffre. Prêt d’exploser. Comme toi, elle est attirée par l’œil du cyclone, au centre de la tempête vous vous aimez comme des fous et, dès que l’un de vous s’éloigne, vous ne vous tenez plus. Vous êtes douloureusement à la recherche de l’autre. T’as pas le choix vieux, faut tout arrêter ou plonger. Et comme t’as déjà plongé, tu vois ce qui te reste… Isa te dira pas mieux que moi. Vous êtes une satanée gémellité de sentiments et de jusqu’au boutisme. Depuis le début vous regardez la vie du même œil et vois ! tous ces putains de guerriers que tu trimballes avec toi, tout ce putain de boulot que tu fais, c’est pas pour les beaux yeux d’Eric ou de Manech que tu le fais…c’est pour vous, parce que tu sais qu’elle te voit aussi libre qu’elle, la même espèce de matière en fusion qui a besoin de dévaler et d’engloutir et de tétaniser sur son passage tout ce qui n’est pas vous. Tout ce qui n’est pas aussi insoumis que vous !
10. La vie à la ferme
C’est le printemps. On s’aime. On couche et bien sûr, ce grave étonnement des corps qui s’imbriquent fait aller la nuit ; elle va vite et lentement, on parle, on caresse, on s’enfouit et se délecte, des baisers plein le cou. Forcément fatale l’urgence, des fois que nous perde le temps d’une compromission. On ne sait plus aujourd’hui ce que durent les saisons. On idée fixe à la Dali, grands masturbateurs des pendules célestes qui balancent leurs verges à la rencontre de molles chairs. Mais avant de tout éteindre, avant de nous étreindre dans la grave montée d’un ciel d’orage qui fait les briques rouges et noires les ardoises où sont nos pensées, ce seulement ça : le printemps.
Sûr ! On glose, on rit, on délectationne. Mais on y va, plus furieux que devant, à la belle pensée qu’on réinvente tout. On est un con. On est le con suprême : on n’en réchappera pas et deux fois sinon trois nous étriquera pensant nous éreinter.
J’ai vu Fulgurance, nue la première foi, avec les yeux de Sieff. La lumière sur le duvet duveteux de ses poils au creux de fossettes ingénues. J’ai vu son sourire exempt d’insoumission, cette chose fatalement abandonnée, cette chose juste humaine et si divine. Sieff il dit : le derrière. C’est si con et si bêtement prude. Je me souviens du cul de Fulgurance. Avec les yeux de Sieff, je me souviens de toutes nos conneries.
Comme à la Noël, tous ces cadeaux qu’on a eus… Enfin, moi, j’en avais toujours plein, qu’il fallait essayer. Cette cavalcade de gamins en cris qui étrennaient de nouvelles fantaisies, d’illuminés caprices. Ça brillait si bruyamment tout ça. Nouvelle bicyclette, jolie moto rutilante de chromes, pléonasme d’un luxe outrancier, ça tapageait mais ça sonnait si joyeux aussi, l’espace d’un instant pour des parents qui avaient manqué de tout.
Fulgurance est venue dans cette longue procession des Noëls superlatifs. Pointe de diamant que j’enchâsserais sur un collier où ne manquaient pas les pierreries. Il aurait fallu les nommer toutes : de coup de bite en coup de cœur, toutes celles qui avaient laissé leur trace, joyau étonnant, sur la chaîne de ma vie. Et puis voilà, réaliser que les pierres fondent comme neige au soleil.
L’inventaire des joyaux, qui ne suivront jamais votre corbillard, c’est oublier l’invention des odeurs qui ne se créent que dans le partage des draps. Ces odeurs là ne se survivent pas, à moins qu’une part de vous même, dont vous soupçonniez mal l’autonomie ne vienne réclamer son dû et son fixe tout à coup. Au réveil surviennent parfois de pareilles révolutions des sens sous la molle tiédeur de la couette, de tropicales et exotiques floraisons qui colonisent, insidieuses, vos neurones et clonent, plus perfides encore, vos phéromones : ceci étant égal et si réjouissant à cela, vous ne serez jamais le même, mais toujours le même recommencé sans fin à tenter de reconstruire ce moment de jouissance. On jouit. On jouit, nous, hommes, comme on éjacule, selon une vieille croyance à laquelle les femmes se sont empressées d’adhérer, non tant pour se rassurer, que pour éviter de se poser des questions. L’homme bande, l’homme remue et finit par éjaculer et s’endormir.
Un jour, l’homme se souvient des odeurs. D’une odeur, à nulle autre pareille. Cet odeur-là est un mélange des sensations que provoquent les photos de Sieff (qu’on voudrait bien avoir connu alors, pour lui dire combien on partageait, et combien on pouvait en rajouter, émotionnellement, à son remember) et par dessus le regard, vient cette émotion, tout aussi et peut-être plus encore intérieure d’une exhalaison qui dispute ses sources aux narines, aux mains, qui se surprennent à avoir de la mémoire tout à coup, et à cette alchimie complexe du cerveau humain, moitié électricité moitié inexplicable, en cours d’exploration, pas tout à fait colonisée encore.
Une femme un homme entre les draps d’un lit. Je voudrais bien savoir de qui est ce livre. Qui a écrit cet alphabet-là. Qui a composé cette possible digression, cette infatigable transgression aux conventions du langage.
Cette analogie que Fulgurance me révéla d’emblée (je suis con parfois) un lit est un livre. Celui qui livre est celui qui lit ce qu’a inscrit l’autre. Lire, ce grand pêché, le suprême sans doute, quand les pages et les draps se froissent tout pareils ! Au creux du même lit, en attente du même alphabet.
C’est comme on dit, qu’on a fait. Sur l’oreiller s’apprennent les langues à délier toute connaissance.
C’était le printemps, farouchement de saison, avec ses poissons, ses abeilles et ses jolies vaches amoureuses d’une peau de fleur. Cette escapade aux agapes inconnues. Ce déjeuner de soleil à ses cuisses, quand entrouvertes. La farandole des yeux qui s’évertuent à ne pas cheniller mais dans le creux de ses reins qui redémarre. Ce paradis des hommes, qui savent enfin, qu’ils en ont un, de petite grandeur mais si large de territoire, où vocaliser de si intimes arias, où barytonnent de si vociférants encore !
Fulgurance et moi avons eu ce moment entre deux, où rien ne trouble. Cet a peu près rien, où nul ne songe à mesurer l’épaisseur des choses. Une ferme en Béarn, toute de volets bleus. Où rien ne nous séparait de rien. Où nous étions immobiles, sereins et confiants. Ce peu de jours, que nous n’avons pas volés, mais passés à vivre, sans que rien n’en dépende. Près d’Orthez, ces fenêtres qui s’ouvraient sur le chant des oiseaux et le champs que les Pyrénées, jamais immobiles, tentaient de capturer. Cet horizon du Béarn, jamais fermé, tant les montagnes glissent sur le paysage que l’œil envisage, en quête toujours d’une image nouvelle à vous offrir on dirait. Ceux qui n’ont jamais aimé vous diront que les montagnes ne bougent pas. La vue changeait chaque jour. Et c’est bien vrai que la terre tourne et amasse dans nos petites têtes, cette furieuse certitude que tout change et se transforme. La terre a inventé le capitalisme, du moins sa théorie la moins dépravée : tout est affaire d’opportunité.
Le mur de la ferme, quand on montait l’escalier vers la chambre était affreusement lézardé. On s’en amusait, comme on compare souvent tous signes de la durée au début du commencement. On pariait sur la durée de nos orgasmes et leur violence qui effriteraient encore la vieille bâtisse. Et sur la profondeur de notre amour et de notre désir comparés à la faille qui cisaillait les moellons mais continuait d’assurer depuis des lustres la cohésion de la baraque. Ce mot qui ne nous effleurait pas, tant la certitude : heureux !
Elle ne connaissait pas Jammes. Je n’étais pas chasseur. Mais je lui parlais d’un Jammes illuminé, allant chasser le Roman du Lièvre dans ces collines. Je n’aimais pas Jammes tant que ça, mais créer des souvenirs communs comme on fait tous tellement, des images qui ne soient que nôtres, des fois que plus tard, bien plus tard, l’un ou l’autre, croisant les collines, se souviennent de qui les avaient inventées avec lui, pour une seule foi.
Dans la maison, les draps étaient de lin. L’édredon en nid d’abeille avait des mollesses de cygne en détresse. Dessous nous défaisions les sûres certitudes missionnaires. Préoccupés de nous, moins que du Kama Sutra, nous farambolions, ses seins framboise et nos mains et nos doigts, que l’Eglise cent fois aurait tranchés, pour tant d’impudence qui ne se décommande pas, emmêlaient leur chair en quête de nouvelles effluves.
C’était le printemps. On respirait.
Un jour, elle dit, tandis que les montagnes dressaient une ombre majestueuse dans son dos : « Je me sens vivre ! ». Tout pareil pour moi. Vivre c’est bien, comme tout un chacun. Mais que chaque pore de sa peau en exulte et le communique au cerveau, c’est tellement mieux. De savoir que nous, bêtes humains, pouvons encore inverser le cours de la perception, nous laisser gagner à nos émotions, avant que nos cerveaux formatés ne nous indiquent le chemin du bien penser…un jour sur les montagnes qui bougeaient dans son dos et tentaient de recomposer le décor, elle a dit ce seulement ça : je tiens l’univers au creux de ma main et ta main dans la mienne.
11. Le triangle de Laurence
Hormis l’amour qui avait fait irruption dans ma vie, rien n’avait d’importance alors. François venait ou téléphonait. Entre nous il n’y avait pas de dialogue, ou du moins, pas de dialogue comme on peut en attendre aujourd’hui. L’absence d’entrée en matière. Rien de pareil au temps qu’il fait ou aux embouteillages pour venir, ou à toutes ces conneries. Voilà, c’était François et moi : pas d’entrée en matière. Seul un regard, un sourire…
François était comme un chevalier. Je l’avais emmené partout, en ville, dans le monde, sur la neige, sur les toits. François partout était chez lui. Chez lui. Pas chez vous. François n’avait de monde que celui qui se peuplait autour de lui. Où que vous le meniez, il semblait voyager avec ses meubles.
François était roux, mais roux comme les fougères à l’automne, sur l’Iparla et il avait, si l’on peut dire, l’esprit d’un roux. Des femmes, des rousses, trop d’hommes affirment qu’elles puent. Au Moyen-âge on les croyait sorcières. Cette odeur nauséabonde qu’on leur prête doit venir de là. D’une vieille habitude. Les rousses : celles qu’une communauté choisit un jour de montrer du doigt. Après ça, fondé ou non, le mythe s’enracine et la tradition a beau jeu.
François était roux, certes, mais il avait surtout de l’esprit. Ça se sentait, il était vif et acerbe, maniant le sarcasme et la dérision, le non-dit et l’humour, avec une virtuosité rare. Et avec ça, un sens inné des courants, des tendances, du déjà demain qu’il inventait au jour le jour. C’est lui qui m’avait présenté à Laurence, affirmant qu’elle seule saurait porter nos guerriers au panthéon.
C’est dans un bar immense, une sorte d’entrepôt, que son égérie devait nous retrouver. Le lieu était à la mode. Vaste cave voûtée, on y buvait des bières de partout. Au dessus des tables, des mannequins de femmes, accrochés à la paroi, exhibaient des dessous engageants et suggestifs. Accoudés au bar, entre deux Guinness, François avait interrompu d’un coup notre conversation et, hochant la tête vers le fond de la longue galerie voûtée, m’avait prévenu : « La voilà ! « .
Me retournant promptement, je découvris un spectacle que jamais je ne devais oublier.
Cette femme, c’était la révolution sexuelle en marche. Les pieds écartés, la poitrine dardant la voûte empierrée, elle avançait d’un rythme syncopé, un savant mélange de tango et de lambada. Sous sa jupe, j’imaginais son sexe béant, lançant de convulsifs appels moites. Elle était belle, mais plus animale que femme, ses jambes écartées remuaient en vous de sordides instincts, l’écho lointain de lunes rousses où les corps se mélangent dans une boue tiède et profonde, où se noient les regards quand les cris se font rauques. Ça vous serrait les tripes de la voir venir à vous de sa démarche palpitante, l’envie vous saisissait de la jeter là immédiatement sur une table et de n’être plus un homme civilisé mais un animal égaré, une chose vibrante construite autour d’un sexe qui jamais ne débanderait. Un désir violent de s’enfoncer en elle avec une hargne farouche, de la violer, et qu’elle vous viole dans un même sursaut de rage et de fureur, bouches éructantes, nos ventres joints dans une écume odorante.
Je compris sur le champ les mystères dont François avait entouré sa Laurence. Il avait seulement dit : « Tu verras, elle te plaira. » Oh oui, certainement qu’elle plaisait. Mais avec elle, on réalisait combien les mots pouvaient parfois être pauvres. Plaire, plaire, cela ne signifiait pas une séduction esthétique. Plaire, ce n’était pas ce petit tressaillement qu’on ressent parfois à croiser une silhouette sensuelle. Derrière ce plaire se révélait une foultitude de désirs. Des moins avouables. J’en veux pour preuve ces hommes qui suivaient, au mépris des femmes les accompagnant, la lente démarche chaloupée de Laurence. L’envie, aiguillonnée par un instinct animal, rivait leurs regards sur la croupe de cette femme qui leur échappait lentement. Et, au dessus de nos têtes, tous ces culs, toutes ces jambes fuselées, ces soies incongrues sur le plastique couleur chair, ajoutaient à la confusion.
Laurence provoquait. C’était chez elle une seconde nature. Elle jouissait avec délice des émois quelle faisait naître. Elle avait une prédilection pour ces grands halls, peuplés de proies possibles, juste comme celui où nous nous étions fixé rendez-vous ; les regards qui crépitaient dans son sillage l’électrisaient des pieds à la chevelure. Elle ne vivait pleinement que lorsqu’elle se sentait désirable et désirée, lorsqu’elle créait le désir au point de se confondre avec lui. Faim et satiété, elle nourrissait l’envie et se repaissait des élans qu’elle suscitait, la faim et son contentement, avec tous les intermèdes musicaux des mots qui naissent à la fleur des lèvres, qui se déplacent en houle lourde parmi les circonvolutions du cerveau, qui convient les couleurs et les odeurs pour la subtile symphonie qui enflamme le palais et dépose sur les papilles frémissantes ce goût inoubliable de revenez-y.
On ne retenait d’elle, souvent, que sa démarche ondulante qui cisaillait net, estomaquait celui dont le regard vague avait été happé comme par mégarde par l’effleurante obsession de son mouvement. Rousse comme François, Laurence avait aussi ces yeux verts où nul ne plongeait jamais impunément. Elle portait haut la tête, si bien que son regard n’était jamais absent, toujours là en point d’orgue lorsque les yeux entreprenaient l’ascension de sa silhouette. Ils se fixaient d’abord entre les cuisses où seul ne bougeait le triangle où devait se concentrer toute sa féminitude. A ce triangle, où chaque homme confiait insouciant sa fuite des Bermudes, convoquant des forces occultes, pour tenter de percer du regard, du seul regard ce mystère sans fin, à ce triangle, lieu d’abord de toutes les convoitises hypnotiques, s’accrochaient des constellations. On ne voit rien tant que se qui cherche à se dissimuler. Laurence en usait et en abusait avec délectation, avec une gourmandise et une effronterie enfantine, Laurence savait trop bien dessiner sous des étoffes fluides la promesse incertaine, l’étoile fugitive de sa féminité. A ce triangle, aux pointes inégales, s’inventaient des géométries imparfaites, où les mains composaient l’empirique balade d’une cosmographie universelle, que chacun réinvente d’un bout à l’autre de la planète.
Le triangle de Laurence. François en avait disserté longuement un soir. Le souvenir du voyage accompli par ses mains faisait naître de vagues certitudes dans ses yeux. Celles d’un monde à peine ébauché, d’une géographie qui dressait encore des cartes malhabiles, mais où déjà la connaissance embryonnaire excitait l’imagination. La triangulation était là pour une cartographie qui connaissait ses limites, les désirait d’ailleurs pour pousser plus avant l’expérimentation. Le triangle de Laurence, là d’abord les yeux s’arrêtaient, mais trop vite le lent balancement des hanches entraînait le voyageur impromptu vers d’autres latitudes.
12. Guerrier quel est ton nom ?
Le courage qu’on prend à deux mains, à quatre plutôt, pour affronter l’inconnu. Le courage, il avait fallu le dénicher un jour. Il y avait bien les guerriers qu’on conquérait à force de persuasion et d’alcool sur les toits, mais l’alcool ne persuade pas toujours bien le sens de l’équilibre qui nous faisait parfois trop défaut. Certes, les guerriers menaçaient et d’autant plus, que nous avions inventé la menace en question, mais nos courses effrénées sur les toits ne lassaient pas d’inquiéter, à juste titre d’ailleurs, le dormeur paisible qui, en définitive, n’avait guère de responsabilité dans la menace qu’il faisait planer sur la ville. Des cavalcades, il y en avait eu sur les toits savonneux, Eric s’était souvent tétanisé dans l’obscurité quand une lueur, aveuglante soudain, dans la nuit dont il faisait son lit et notre impunité, hurlait le réveil du dormeur importuné par la gigue que nous dansions sur son repos.
La plaisanterie, qui avait tourné au sérieux, il fallait la nourrir maintenant, sans trop éveiller les soupçons. Parce qu’à force de torturer du guerrier, les réserves s’épuisaient vite, il nous fallait toujours plus de matière première. Laurence qui avait réussi à nous convaincre du sérieux de notre entreprise, nous avait affirmé qu’il était grand temps de passer du côté de la légalité. Les guerriers, elle y croyait, plus que nous encore, mais surtout autrement que nous. Les plaisanteries de potache la dessillaient à peine, juste une once de sympathie attendrie pour notre innocence puérile. Encore qu’elle sut reconnaître volontiers que l’innocence première avait créé le concept. Avec Manech, qui s’était jeté à corps perdu dans sa symphonie des bruits de la nuit, elle était parvenue à nous convaincre qu’un peu de professionnalisme ne saurait nous nuire.
Et c’est vrai que je m’étais senti un peu bête ce premier soir où François m’avait présenté Laurence. Sa diva qui entrait et qui m’avait d’abord fait bander, avec ses yeux aigus sous ses longs battements de cils, comme on n’en voit plus que dans les vieux films en noir et blanc, m’avait d’abord jaugé comme un insecte misérable, cloué au bar juste à côté de la plaque de laiton qui portait mon nom de guerre et que le barman avait rivetée à côté de toutes celles des fêtards qui fréquentaient l’endroit un peu trop assidûment.
Trop facile. Elle m’avait allumé comme elle avait foutu le feu dans ce putain de bar, sauf qu’elle n’était pas là pour ça, pour voir si son truc sensuel, toute cette houle moite qu’elle trimballait avec elle, avait pu émoustiller mes papilles et mes organes sensoriels. Ça elle le savait déjà. Face à une fille bandante et placé dans une situation légèrement, oh, si peu légèrement pourtant désavantageuse, je n’avais jamais su adopter d’autre stratégie que la fanfaronnade. Un truc bien enfantin, bien humain, un truc d’homme en définitive, si on y réfléchit bien, un truc comme quand, ados, on pédalait sans les mains et qu’on te faisait des roues arrières comme de jeune paons tout fiers :
« Eh que moi je fais ça avec mes potes et qu’on s’éclate, et qu’on a des ambitions de te foutre tout un système par terre en marchant sur le sommeil du bourgeois et en dépeçant ses rêves, qu’il l’ignore jusqu’au petit matin. Mais quand il se lève et qu’il pleut dans sa chaudière et sa chaumière, que son confort fout le camp, la question essentielle qu’il se pose : mais putain, ma cheminée, elle est passée où ? »
Et elle : « Oui, je crois que c’est vraiment une question essentielle pour un homme. Ça, c’est un vrai problème existentiel, savoir où est passé sa cheminée ! » Le tout asséné avec un fin sourire, genre Wilkinson à trois lames, au cas où les deux premières auraient pas réussi à te décapiter. Là tu fonds, tu te dissous, parce que le bloc de glace sereine et limpide que tu croyais être, c’est rien qu’une petite flaque, un peu de flotte vaguement sale au pied des deux autres. Tu te dis qu’une femme c’est plein de surprise et de ressources, mais une fois l’inventaire des lieux communs expédiés, il faut bien te décider à remonter d’un cran, sinon dans son estime du moins dans la tienne. Et benêt de lâcher : « Oui, mais on fait pas que ça avec… » Et d’expliquer : « les guerriers, c’est toute une histoire, tout un scénario échafaudé en plaisantant entre potes, mais on y a mis du sel aussi »
C’est comme ça qu’un matin, sanglé dans son uniforme vert, le vendeur du rayon zinguerie du BHV nous dévisagea, consterné, mais aussi avec une nuance de condescendance amusée, sous son sourcil relevé. Avec force geste et haussement de sourcils, balayant le vide autour de lui, ses bras semblant embrasser l’étendue des toits bordelais, Eric lui expliquait :
« – Mais si vous voyez ce que je veux dire, ces trucs sur les toits, enfin sur les cheminées, des tuyaux avec un drôle de chapeau au dessus…Putain ! Vous avez pas vu la guerre des étoiles… »
Il avait manifestement pas l’âge pour. Rondouillard, le cheveu grisonnant frisotté, plein de bonne volonté mais pas décidé pour autant à se laisser pourrir la vie par deux petits cons qui savaient pas ce qu’ils voulaient, il roulait des yeux ronds et soupirait mollement. Ça devait être sa façon de nous signifier la fin de l’audience. Starwars il était trop vieux pour, juste entre deux, trop vieux pour lui, et son gamin, s’il en avait, était passé au travers. La guerre des étoiles ça lui disait rien non, à part ces conneries avec ce vieux chevelu barbu, Reeves, qui au détour d’un zap meublait les soirées de sa femme et de Pivot.
Et les tuyaux avec de drôles de chapeaux c’était pas référencé dans le manuel.
Le choc des cultures, inconcevable, quand on croit vivre sur la même planète et dans la même ville :
« Vous avez quoi comme chaudière ? »
Eric turgescent tout à coup, à réaliser, qu’à langue identique, la compréhension emprunte des chemins de traverse insoupçonnés.
« On n’a pas de chaudière, ni gaz, ni rien, on veut juste les tuyaux qui en partent, enfin qui arrivent sur le toit, avec les chapeaux en forme de casques, enfin, vous voyez quoi…
– Ouais, mais les tuyaux, et les chapeaux comme vous dites, ça dépend si vous êtes au fuel ou au gaz, avec les normes européennes, on fait plus ce qu’on veut maintenant, et puis votre assureur il vous laissera pas mettre n’importe quoi sur votre cheminée. En un sens, c’est normal, vous savez…y a eu trop de bêtises idiotes. »
Et lui, du haut de son mutisme, il en connaît beaucoup des bêtises pas idiotes, des bêtises saupoudrées d’un zeste d’intelligence, il en connaît Monsieur chaudière ?
Eric, avait tiré un sous-bock de sa poche et entreprenait de lui dessiner l’objet de notre convoitise. A nos côtés, de vrais bricoleurs s’étaient agglutinés. Le vrai bricoleur on peut pas le rater, il fait ses courses sans sa liste et il sait exactement ce qu’il veut, la preuve ! Il le nomme ! Il sait décliner toutes les caractéristiques de la dernière visseuse Bosch et les accessoires, genre : « vous avez la meuleuse d’angle pour rénover les bois précieux ? ? ? »
Des comme lui, il y en avait charrette derrière nous, les coudes appuyés à la barre du caddie, concentrés dans une apparente patience, prêts à nous crucifier sur leur établi. On nous retrouverait percés de tournevis, en guise de banderilles…
Chez Casto, il y avait bien les fiches bricolages. L’eût-on envisagé dans nos rêves les plus sournois, ceux qui vous prennent par surprise, qu’on se refaisait la peinture du salon, une chape dans le couloir, des fois qu’on ait eu envie de changer de carrelage, et que je te lambrisse les chiottes, mais jamais chez eux on monte sur le toit avec la méga échelle en alu, que tu peux transformer en établi si jamais t’a suivi le stage ?, la fiche ?, la vidéo ? papier peint sur échelle multifonction, mais c’est quand qu’on monte sur le toit changer ce putain de guerrier ?
Chez Casto, l’uniforme était pareil n’étaient-ce les couleurs, jaune et vert.
Entre une petite vieille scotchée à deux centimètres des étiquettes promotions repérables, vue la taille des caractères, depuis l’entrée du magasin, entre une petite vieille visiblement désorientée et deux jeunes égarés au rayon zinguerie, vous choisiriez quoi ?
La salopette bleu et jaune avait drissé tant et si bien, que ne nous restait que le choc des couleurs qui se mariaient sur la rétine, mais on était pas là pour se refaire la palette de Van Gogh.
Et mamie devant son rayon :
« C’est pour mon petit-fils vous comprenez. Ils sont pas mariés, mais il a acheté une grande maison avec elle. Et puis je m’en moque s’ils sont pas mariés, mais la maison est si grande, alors, il faudrait l’équiper un peu, oh pas grand chose…. »
Et la salopette qui s’en trémousse d’aise, il est pas payé à la commission, mais il sent que ça va dépoter. Et puis, le rayon, il a insisté pour qu’il soit aussi merdique, que les gens normaux n’y comprennent rien. Les vrais bricoleurs, on s’en fout, lui, il pense que c’est des maniaques. Tu leur mets les mèches à béton à côté des chevilles à placo, ils finissent toujours par les trouver, et fiers avec ça, ils t’ont rien demandé, ça leur paraît tellement évident que le masculin côtoie le féminin, que le truc qui perce les trous soit à côté du trou qui reçoit les vis, ça coule de source.
Et Mamie, sa mamie, notre mamie, celle qu’on voudrait tous avoir, tant elle est attendrissante :
« Dites-moi, jeune homme, vous avez l’habitude vous, on met quoi aujourd’hui dans une bonne trousse à outil ? »
Lui, qui n’est pas payé à la commission, mais qui voit poindre la demande d’augmentation, que c’est bientôt les fêtes vous comprenez, et que mon rayon il ressemble à rien d’autre mais que ça marche en définitive, qu’on a élargi le marché et que mon fils vous savez et ma femme qui en veut un autre alors, je mélange encore un peu les vis avec les chevilles et des fois que Mamie ait des copines… Lui qui rêve…
« Ah mais madame ! »
Et que je te fais l’article et te remplis ton caddie, mais si ! La perceuse ! Sinon la visseuse-dévisseuse, elle sert à rien, mais non ! elle est pas assez puissante pour percer les trous, et que je te mets une décapeuse thermique, pour les volets (y’en a pas) mais le papier peint du petit- fils qui a des fleurs plein la tête, mais surtout pas celles des années 70 qui sont quand même immonde pour notre génération – il a quel âge votre petit-fils, un peu comme moi non ? – oui ! alors les fleurs, non ! Et l’échelle, il a ? elle vient juste d’arriver… D’accord, dans la trousse elle rentre pas, mais aujourd’hui, on n’a plus de trousses, des boîtes à outils…. Et que je vous entraîne vers les super-promos, pas le filet garni du loto, mais tout comme : l’essentiel, la boîte à outil garnie…
Mamie qui rêve au vilebrequin. Le mot était beau. Mais il ferait quoi le petit avec un vilebrequin ?
Poujadiste, on était devenu poujadiste. Le petit commerce y a rien de tel. Et les pages jaunes.
Ça vous sauve une vie d’artiste. Robert Mercier était zingueur. Robert Mercier n’avait pas de salopette aux armes de la boîte qui l’employait. Comme nous, il était indépendant.
En remontant, place de la Victoire, dans la 4L brinquebalante de Paul, qu’Eric conduisait avec une nonchalance inquiétante, un tuyau de cheminée nous avait pour ainsi dire sauté à la gueule. Et Eric, faisant fi de toute prudence, dont il se fichait éperdument d’ailleurs, avait bloqué les freins et rugi : un guerrier !
Dans une transversale au Cours de l’Argonne, un guerrier, qui traînait presque à portée de main, et qu’on n’avait jamais vu. Simplement sans doute parce qu’il n’était pas à sa place : Robert Mercier en avait fait son enseigne, à 2,5 m au dessus du trottoir, là où on ne regardait jamais. Toutes affaires cessantes, la 4L avait été abandonnée aux bons soins d’une hypothétique fourrière et Eric et moi avions poussé la porte de Robert Mercier.
« -Messieurs ? ? ? »
Les points d’interrogations n’étaient pas superflus. Robert Mercier, tout effort qu’il fît, pouvait difficilement nous confondre avec de futurs apprentis et, trente années de bons et loyaux services dans la zinguerie l’avaient suffisamment aguerri pour reconnaître un client potentiel. A nous deux, nous ne formions pas même l’ombre d’un client. Mais ces trente années ne l’avaient manifestement pas préparé à recevoir notre demande :
« – On veut ça ! » La lippe envieuse et l’œil implorant, d’un seul élan nos voix s’étaient conjuguées et nos doigts, comme avant dans les magasins de jouet, désignaient la satisfaction si simple de notre bonheur.
«- Vous voulez mon enseigne ? ? ? »
Devant sa mine éberluée, on s’était dit qu’il fallait vite réajuster le tir, éviter de braquer l’homme. On s’était déjà sentis assez ridicules devant les deux autres du BHV et de Casto, celui-ci, il fallait le ménager…
« – Pas l’enseigne, ce qui est dessus, le chapeau…
– l’anti-refouleur ? ? ? ?
– ? ? ? ? »
Des nains trisomiques, voilà de quoi nous avions l’air. Ses yeux n’en cachaient rien. Eric le premier, dans un sursaut d’intelligence était revenu à la réalité :
« -Vous pouvez répéter ça ?
– Quoi, répéter quoi
– Comment vous avez appelé ça, le chapeau….
– Ça, c’est un anti-refouleur de chez Asta.
Et Eric, comme transfiguré, touché par la grâce, qui lui faisait écho : « Un anti-refouleur de chez Asta, un anti-refouleur… » Puis réalisant qu’il redescendait à l’état de nain bégayant, retrouvant un peu d’à propos, presque professionnel tout à coup, que je connais le mot et que je me la joue, posant presque, tiens ! limite bricoleur, mais un peu incongru :
« Et… Vous en avez beaucoup des anti-refouleurs de chez Asta ? »
L’autre en face le flingue net : « Ben, généralement, un ça suffit sur une cheminée et comme je suis un petit artisan, j’ai pas beaucoup de stock… » Et il s’interrompt tout à coup. Vrai quoi ! où sont passées ses trente années d’expérience ? Qu’il en ait un ou vingt, ça va changer quoi. Qui on est nous ? Et qu’est-ce qu’on lui veut ? C’est pas qu’il soit très occupé, mais il va perdre son temps à coup sûr –Robert Mercier, tu t’égares-, mais mon Eric qui lâche pas son os comme ça :
« Vous en avez combien alors ? ? ?
– Ben j’sais pas moi, faut que je regarde dans la bécane… » Mais revenant sur terre quand même :
– « Mais vous voulez en faire quoi ? »
Eric, bouche bée. Un silence autour de nous. Robert Mercier qui se dit qu’il a vu juste. Il perd son temps. Mais il est curieux. Et, vu de l’extérieur, y a peut-être de quoi.
« Des lampes, on veut en faire des lampes, des lampes et des lampadaires » C’est le premier truc qui m’est passé par la tête, je l’ai répété pour m’en persuader mais l’autre, d’une finesse consommée, qui nous cueille en beauté :
« Vous m’avez l’air de drôles de lampions vous autres…Vous avez rien d’autre à foutre qu’à emmerder les gens ? »
Et dire qu’on voulait le ménager…Une pleine réussite !!!
Mais Eric, qui a eu le temps de se retourner, se met à le travailler aux sentiments :
« – C’est pas ce que vous croyez Monsieur… »
Dans ce genre de bourbier, c’est un bon début, c’est jamais ce qu’on croit, et je n’ai pas la moindre idée de ce qu’Eric va asséner au zingueur, mais à sa pupille scintillante, je sens qu’il va lui en servir une bonne de chez je t’embrouille. Le tout pour le tout et de toute façon a-t-on encore bien le choix ?
« – On est en archi Monsieur et on a un prof un peu con… »
C’est l’idée ça, servir du prof un peu con à l’artisan qui s’est fait tout seul, qui a peut-être son certif et encore, qui en a peut-être même pas rêvé et que ça lui sert à rien, a preuve la bécane, il appelle surtout pas ça un pc, il te l’a matée, je te raconte pas comment…les études, les profs cons, c’est basique, mais ça a toutes les chances de marcher.
Et mon Eric qui sent l’autre vaciller, qui se dit qu’il va se le chopper aux sentiments :
« Le prof, il nous a dit qu’il fallait utiliser notre environnement, voir la beauté du monde dans les choses les plus insignifiantes ou les plus moches et qu’il nous attendait avec ce qu’on aurait croisé. Il voulait juste savoir comment on était capable de s’approprier le monde ! ! ! »
Le Robert Mercier, ça le scotche. Plus calciné qu’une tuyère, il arrive juste à fulminer douloureusement : « Et ça enseigne ça ! Ca c’est un prof ? ? ? » D’un coup, il a sa dernière déclaration fiscale qui lui fait un nœud au fond de l’estomac. C’est pour ça qu’il paie des impôts ? Pour se retrouver avec deux mômes moitié paumés, dans l’antichambre de l’ANPE, ça il en doute pas, parce que si vous voulez son avis, avec des profs comme ça, les deux-là ils sont paumés, ou alors il faut qu’il leur file un sacré coup de pouce.
Alors, là, il se dit qu’il peut nous aider, au moins nous aider à échapper au chômage qui nous guette, parce que lui, il cotise pas aux assedics, pour voir des pauvres zères, comme nous qui n’auront aucune chance de salut. D’un coup, il arrête de nous toiser, et sa condescendance devient affectée, ce qu’il doit essayer de nous manifester, ça doit être de l’intérêt, mais il a beau faire, on sent qu’il fait un méga effort, parce que c’est pas le tout de vouloir faire dans le social, il faut quand même avoir la fibre bien développée, et lui, ça vient juste de lui naître, le social, alors la fibre, forcément elle est un peu effilochée. Comme quoi, prenez, les gens par les sentiments, vous en ferez du beurre.
« – Je vais à la bécane et je vous dis… », qu’il nous dit, la voix pas encore convaincue, mais attend qu’il soit devant sa bécane, et ça va lui revenir le professionnalisme.
13. Vernissage
C’est un tout petit monsieur. Un tout petit monsieur, avec un costume gris, neutre, une chemise blanche et une cravate de laine bleu marine. Il passe au milieu de tous les gens et s’arrête souvent aux mains qu’on lui tend. Depuis qu’il est entré, c’est pas compliqué, il a commencé de sourire, juste une crispation des lèvres, qu’il n’a plus quittée depuis dix minutes qu’il est là. Une grande bringue l’a harponné, à peine le seuil franchi. Et comme si on l’ouvrait en deux d’un coup de hache soudain, elle a lancé un : « Jeannnn ! Vous êtes venuuuu, ça faisait si longtemps que vous n’aviez pas quitté votre tour. » Elle n’avait plus de bouche, ni de corps, seulement un tronc séparé en deux parties égales par où s’échappait son admiration. À ce moment-là, il a commencé de sourire. Et après, bien obligé de continuer, parce que les troncs se fendaient de tout leur long et que fusait toujours le même feulement admiratif.
Il marche à pas mesurés, ses yeux pétillent mais ne disent rien des armes que fourbissent son cerveau. C’est fou ce que les femmes l’entourent. Il parle à chacune. Sous sa moustache grisonnante, il y a toujours un compliment charmant, une politesse exquise. Il est poli, comme les graves que roule la Gironde, il a acquis une souplesse gouleyante, et pour l’une c’est un Médoc mais à celle-là, un Sauternes qu’il verse généreux. Elles se pâmeraient.
François et Laurence nous avaient prévenu : s’il vient, on parlera de vous. Il ne se déplace plus beaucoup. Quand il est là, c’est pas toujours bon signe, c’est sûr. Mais il écrit toujours, c’est sa manie, il peut pas s’en passer. Le problème, c’est qu’il est imprévisible. Il se fout de tout, de l’ordre établi et des convenances. Il n’a plus rien à gagner maintenant, il est vieux, mais le problème, c’est qu’il le sait. Il a toute conscience de sa liberté et c’est pour ça qu’il est dangereux. Et tout le monde le craint encore, tout vieux qu’il soit. Vous verrez, s’il vient, vous vous sentirez floués. Autour de lui, d’un coup, il y aura toute une cour et vous vous demanderez si c’est votre soirée ou la sienne. Mais vous inquiétez pas, c’est le jeu. Il en use… sans abuser jamais de toutes ces bourgeoises qui virevoltent à ses côtés. Il doit les aimer parce qu’elles sentent bon la poudre qui parfumait sa mère. Mais s’il est venu, c’est pas pour elles.
Il est là et nul d’entre nous ne songe à se porter à lui. Avec les regards qu’Eric, Paul et moi échangeons, on pourrait monter un tournoi de ping-pong. C’est au bar que nous nous retrouvons pour un break. Et trois voix se répondent et se mêlent :
-Whisky ?
– Whisky !
– Whisky !
Un double ! Le premier verre avalé pour l’émotion, le second s’impose pour la concentration, au troisième, le champ de bataille commence d’apparaître sous de meilleurs auspices. Eric, une fois de plus s’improvise général et nous déballe sa stratégie :
– Bon, il est là. C’est un fait acquis, on n’y peut rien, sans compter qu’on le voulait un peu. Le truc maintenant, c’est de lui faire la grande scène du II. Et pour ça, j’ai mon idée. Toi, Paul, tu récupères ton Isabelle. Et toi, si ta Fulgurance fait vraiment des étincelles, c’est maintenant ou jamais qu’il faut qu’elle le montre. Allez, allez, récupérez-moi vos gonzesses, qu’on lui montre que la jeunesse a autrement plus de piquant que les rombières des Chartrons ou de Caudéran. Chez nous, ça sent pas la poudre de riz, mais je suis prêt à parier qu’un peu de souffre n’est pas pour lui déplaire.
Comme on le quitte, Eric nous lance encore : Et rameutez aussi Laurence…dans les coups durs, il faut faire corps.
« – Qu’est-ce que vous croyez faire avec tout ça ? »
Le ton est coupant. On ne l’attend pas vraiment d’un si petit bonhomme. Ce n’est pas une défense par l’attaque, mais un naturel cinglant, une parole aiguisée par un rémouleur de mots qui n’a cure de plaire. Avec la voix qui tranche, il a un geste ample du bras. Ses yeux n’ont pas bougé de ceux de Paul, seul le bras a parcouru l’espace sur le côté et, derrière sa silhouette figée, se devine tout ce que son bras ne montre pas mais désigne pourtant. Le ça qui brinquebale sur des piédestaux de fortune, des carcasses de fer qui tremblotent, vaguement accrochées aux murs. Le ça : nos guerriers arrachés à l’anonymat et à l’inutilité, au péril de notre équilibre, sur les toits de Bordeaux et de sa banlieue. Le ça, la fantaisie de nos vingt ans qui a scié, coupé, tordu. Par elle le métal a gémi, le lustre industriel craquelé a laissé passer nos doutes. Les guerriers, démantelés, rossés à coups de barre à mines, meurtris au chalumeau vivent enfin d’un martyre auquel nul n’aurait pu les croire destinés.
Ils étaient sales avec des dégoulinades de suie rebattues par la pluie. A les travailler, ils avaient crié mille imprécations inutiles et la sueur de nos mains s’était mêlée à cette exsudation noirâtre qui les marquait comme flétrissure, quand on prenait le temps de les observer de près. De loin, sur leur toit, ils avaient un côté victorieux, de la race des vainqueurs qui bravent tous les regards du fait de leur position inaccessible. De près ils éveillaient presque la commisération, pauvres choses qui dépérissaient au faîte de nos maisons. Il suffisait de trouver le chemin pour les atteindre, un chemin somme toute si facile, pour que leur misère vile vous saute à la gorge. La fumée qui les traversait les marquait de manière indélébile. Au soleil, rutilants, ils faisaient encore illusion, celle d’une armée étincelante, mais leur âme perdait son éclat au plus près qu’on les envisageait. On leur voulait la vie, plus qu’ils n’en avaient jamais eu. Parce-que nous étions leurs bourreaux brandissants tenailles et pinces coupantes par les nuits sans lune. Piètres vengeurs peut-être, qui ne prenaient pas beaucoup de risques que celui de déraper sur les tuiles en laissant échapper un trophée dérisoire, mais vengeurs qui inventaient la vie de ces guetteurs infatigables. La dérision, à bien y réfléchir, avait perdu pas mal de terrain depuis nos premières virées.
Sans doute Manech n’était-il pas étranger à notre enthousiasme. Sa musique qu’on entendait ce soir, lui qui n’avait pas voulu se montrer au milieu de la horde bordelaise comme il l’appelait, sa musique, faite des bruits fondus de la ville à la nuit, avait contribué à mettre du sérieux dans nos cervelles de courants d’air. Délaissant son Pays basque, il avait dit que sa révolte était dans nos jeux. Et des nuits entières il nous avait suivi comme nous arpentions le sommeil des bourgeois. Avec des moyens ridicules qui valaient bien les nôtres, il avait enregistré ces bruits qui recelaient, il n’en doutait pas, la fureur de la jeunesse, son libre arbitre. Manech avait cet accent si attachant des basques avec ces « r » gutturaux qui raclent la gorge et ébouriffent les oreilles de qui les entend. Un parler inimitable qui dit la singularité. Et Manech possède en plus l’innocence souveraine, la certitude indéfectible ancrée au plus profond des tripes : ce qu’il dit est l’évidence, sinon il ne parle pas. Manech est un artiste et il nous a voulu tel que lui. De haute lutte il nous a absous de nos enfantillages pour nous révéler à nous mêmes. Manech et Eric, les deux musiciens nous ont conduit où nous sommes ce soir devant ce tout petit bonhomme qui parle encore à Paul de sa voix qui claque, mais le fouet est doux :
– C’est un beau coup d’essai, aveugle et gratuit, mais un beau coup quand même que vous avez fait. Vous aviez Laurence avec vous, c’est un bon viatique, mais ça ne suffit pas toujours les viatiques pour se faire un nom…
Un éclair de surprise dans les yeux de Paul pour le petit bonhomme qui énonce notre fragilité.
– Vous êtes des amateurs, mais je ferai de vous des professionnels…Pas parce que vous révolutionnez la plastique contemporaine, mais parce que vous avez des âmes d’artistes. Vos tôles ne sont pas des réussites formelles, loin s’en faut, mais je parierais que vous n’avez jamais mis les pieds dans un musée. Et ça vaut mieux… Mais vous avez fait parler ces pauvres choses mortes, vous avez su faire mousser une bulle de savon, sans jamais qu’elle n’éclate, je vous dirais comment travailler si vous voulez que vos guerriers joignent le geste à la parole. »
En définitive, Jean était arrivé là où il aurait fallu l’attendre, sans manœuvres frauduleuses, sans le souffre de nos Salomé, il épousait notre cause. C’était parfaitement inattendu, mais à bien y penser, ça cadrait totalement avec ce qu’on nous avait dit de l’oiseau. Sauf que j’y croyais sans y croire et manifestement, Paul et Eric, qui jaugeaient le critique plein d’incertitude, se demandaient par quel Whisky miraculeux ils entendaient l’improbable.
Il a ce sourire désabusé encore. Et, par dessus la musique de Manech, j’entends le brouhaha des conversations qui s’amplifie. Et je vois ces yeux qui en interrogent d’autres, curieux de la messe qui se dit entre nous. Dans la galerie règne la plus grande incertitude. Combien sont-elles qui voudraient être souris pour glisser entre nos pieds et connaître le jugement de Jean ? Personne ne vient à nous pourtant, on s’étonne de la déférence, du respect contraint qui entoure cet homme, à moins qu’elles n’aient peur toutes de se risquer jusque là. Du Capitole ou de la roche Tarpéienne, elles n’ont pas choisi encore sans doute. Alors, elles ont ces œillades sous leur longs cils battants, croches et demi-croches saupoudrées de rimmel. Que leurs yeux sont beaux quand ils cherchent désespérément à deviner l’élégance et le bon goût. On en accroche de ces regards qui sont beaux, mais froids pourtant, qui n’esquissent pas le tutoiement de peur d’une volte-face déplaisante à opérer l’instant d’après.
Mais comme dure notre conversation, on les voit tout de même s’approcher des murs, le contraposto convenu, un pied qui vacille fragile au bout d’un talon aiguille, elles passent une main faussement ingénue dans leur coiffure, et à ce geste, un sein se soulève sous la soie crème d’un chemisier. Quelques respirations s’arrêtent et les doigts d’un homme serrent plus fort un gobelet de Whisky. C’est la même arène toujours, le même théâtre qui horripile Manech. Et par provocation, mais trop subtile sans doute, il a glissé au milieu des sons de la ville le thème Sophisticated Lady. J’en souris. Au saxophone que nul n’entend, en voici une, plus vraie que nature. Le port de tête élégant, un rien hautain, avec des yeux qui regardent sans sembler voir vraiment, mais qui embrassent pourtant toute la salle, glissant sur les arrêtes émoussées des pierres dorées, le visage lumineux et les lèvres, sanguines clématites où se dessinent d’infimes fissures émouvantes, comme humides d’une vague promesse. Elle a, taillée en coupe, une chevelure cendrée aux mèches argentées qui, loin de la vieillir, lui donne une assurance sculpturale. C’est le visage plus que le corps qu’on retient et elle en joue, et tellement aguerrie, qu’on se laisse convaincre de ce faux naturel. Au dessus des épaules, la courbe de la nuque, avec la peau abrupte à force d’être lisse et blanche sous la toison métallique, qu’on parcourt impudique presque, mais on revient aux yeux toujours, bleus, froids sans doute, parce qu’on les voit tels et plein du mystère qu’elle irradie, mais de ce bleu qui éveille pourtant des tressaillements.
Il nous avait dit de le suivre et nous l’avons suivi. Loin de toute cette atmosphère d’affectation qui régnait dans la galerie, nous nous sommes attablés dans un restaurant. Nous l’avons suivi sans savoir ce qu’il avait en tête, mais le bonhomme avait un caractère impérieux auquel nous ne nous sentions pas la force de résister. Les événements nous avaient pétris différents. Laurence avait pris les choses en main : finis les fanfaronnades et l’affolement dispersé de nos débuts. Elle avait stoppé Eric dans son élan quand il s’acharnait si inutilement à harceler les médias. Elle savait parfaitement ce qu’elle faisait : elle voulait créer du durable. Nos gesticulations l’agaçaient.
Elle avait su convaincre le galeriste. Avec les photos de Paul et un montage de la musique de Manech, une sorte de clip vidéo qui donnait un avant-goût de nos possibilités. Galerie, c’était un grand mot pour le lieu alternatif que dirigeait l’une des grandes figures de la vie underground bordelaise. Un type fantasque qui s’ingéniait à marcher en dehors des sentiers battus, avec plus de provocation que d’invention. Il était resté célèbre pour avoir élevé une nuit autour de la Place de la Victoire, un muret qui la ceinturait, empêchant la circulation des véhicules. Pour toute revendication, il exigeait des Russes qu’ils abattent le mur de Berlin. Comme si les Russes pouvaient bien se soucier du mur de la Victoire. Il avait écopé d’une amende, pas trop lourde, grâce à un de ses copains avocat qui était parvenu à transformer son geste en acte politique. C’était dans les années 70. Aujourd’hui, on l’aurait coffré pour trouble à l’ordre public. L’engagement politique, même frappé du sceau de la dérision se faisait rare. Un critique incontrôlable, un anarchiste de droite pour galeriste, avec ces belles marraines de guerre s’engageaient notre prometteuse carrière.
Jean, après avoir commandé une pression au patron des Arts, consentit enfin à croiser de nouveau le fer avec nous. D’emblée il nous parla d’un de ses amis sculpteurs et d’un jeune homme que nos exploits de conquérants pourraient bien intéresser. Tout ce beau monde se trouvait vivre au creux de la Dordogne et, comme il avait cru comprendre que l’université, cette année-là pour nous c’était bien cuit, il se demandait si des vacances au vert et la fréquentation d’un homme de l’art ne nous procureraient pas le plus grand bien.
14. La sculpture, c’est un métier
Il avait 94 ans. C’était un bel exploit, mais somme toute, un simple exploit de longévité, à la portée de toute mécanique vivante un peu chanceuse. Pour le reste, la tête s’entend, tout allait bien, encore qu’il fût resté au stade d’une révolution, plutôt douce, qu’il avait soutenue en spectateur peu fébrile et l’âge avait fini par lui apporter des certitudes d’un autre âge. Sa chance, c’était d’être encore là, au milieu de nous tous et, sans doute, il devait s’être persuadé qu’il avait gagné la sagesse des vieux. Il faisait bien illusion d’ailleurs, parce qu’il ne radotait pas ou quand sa tête lui échappait, suffisamment de vivacité lui restait pour se rattraper aux branches. Il était donc là, mais peut-être eût-il valu pour lui une fin plus précoce. Une partie de lui n’était plus toujours aussi nette, à commencer par ses yeux –il parlait d’une opération prochaine de la cataracte- ses yeux avaient dû être bleus ou gris, pailletés d’étoiles noisettes. De beaux yeux qui n’étaient plus qu’un souvenir de regard, dans un visage qui s’était peu épaissi.
Il était policé, sans que l’on puisse bien savoir où il avait glané ses manières, peut-être était-ce simplement une question de décalage horaire, aux jours d’aujourd’hui, qu’il jugeait forcément un peu vulgaires, il avait des manières d’un autre temps. Alors, on disait policé, mais pour peu qu’on voulut se mettre dans sa peau, l’âge en moins –qui viendrait bien assez tôt- nous aussi, dans sa peau, on se serait trouvé emprunté. D’emprunté à con, il n’y a pas loin, qu’on soit jeune ou vieux.
En dépit du peu de bien qu’on en pensait et qu’on tachait de dissimuler le mieux possible, il fallait bien le supporter avec son caractère et ses manières. Jean nous avait conduits à lui et, pour affronter le bonhomme, la recommandation de Jean paraissait un viatique suffisant. Mais on sentait bien que le viatique, tout policé qu’il fut aussi, supportait mal le vieillard. Il n’avait pas l’excuse d’être un vieux compagnon de la gay pride, trop âgé pour ça, et trop fraîche révolution pour lui, mais il avait sans doute mieux : il était auréolé du prestige de l’artiste qui avait réussi. Cependant ombre funeste au tableau, si le vieil Octave avait réussi, jamais il n’avait vraiment percé, ce qui est pire que tout. Du haut de ses 94 ans, il aurait pu revenir à la mode au moins une fois, au lieu de ça, son œuvre était tombée dans l’oubli le plus profond, même pas dans un purgatoire qui aurait pu faire espérer une renaissance, l’oubli aussi froid que la mort, comme si elle n’avait jamais existé. Forcément cette faillite sans rédemption possible l’avait empli d’une amertume bien légitime. Il éructait, vitupérait les critiques pourris, les avant-gardes dévastatrices -de la poudre aux yeux tout ça- qui avait gâché le métier. Lieux communs du talent méconnu que ces os qu’il rongeait avec rancœur.
Comme nous nous étions ouverts à Jean de notre désarroi face aux bourrades et aux emportements du vieillard, notre mentor n’avait lâché qu’un mot : « l’atelier… », et ce mot était enveloppé d’une mimique et d’un regard chargés de tellement d’espérance, que nous avions pris sur nous.
S’il n’avait jamais percé, Octave n’avait jamais abandonné non plus. Aussi sûrement agrippé à son art, qu’une moule à son rocher, le vieux sculpteur n’avait jamais bazardé ses outils ni son fourbi, saintes reliques qui portaient l’espoir d’une renaissance et balbutiaient encore l’histoire d’une vie, des bribes de satisfaction arrachées à l’oubli.
Jean avait eu bien du mal à le convaincre de nous prendre avec lui. Nous aurions pu être ses arrières petits enfants et il avait pas l’air de les aimer tant que ça les enfants. Enfermé dans une solitude pathétique dont ne le tiraient que ses violentes diatribes, il semblait n’avoir plus de place pour le monde dans lequel il continuait de survivre.
« Louis va leur montrer. »
Du menton, Octave avait désigné une immense silhouette, dont l’ombre énorme se détachait sur les massifs de roses. La silhouette était occupée à tirer sur la ceinture de son pantalon. Son ventre, rétif à toute tentative d’emprisonnement, était moulé dans une chemise jaune canari et Louis, les deux mains accrochées à la ceinture, les pouces dans les passants, tentait de contraindre sa masse graisseuse à entrer dans le pantalon. Avec un han de bûcheron, il était parvenu à circonscrire un morceau de son embonpoint sous l’étoffe grise qui paraissait prête de le laisser échapper au premier mouvement. Sur sa chemise, un bout de tissu bleu qui avait dû être une cravate balançait au rythme de sa démarche de palmipède. Il ne marchait pas vraiment, il tanguait plutôt sur des pieds trop étroits et trop courts qui assuraient mal sa stabilité… Il tenait du plantigrade, n’étaient-ce ses pieds de poupées chinoises, mais des mains de fort des halles qu’on sentait calleuses, battaient largement l’air que déplaçait sa silhouette. Un rien inquiétant, on aurait été tenté de l’inviter pour Halloween, dans le rôle du gentil monstre qui pourrait vite devenir méchant. Mais enfin, on n’était pas là pour ça.
Louis avait contourné la maison par la droite pour nous conduire à une bâtisse de bois plantée au milieu d’un champ en friche. Ouvrant sans effort la porte montée sur glissières, dans le soleil brûlant il nous avait juste fait l’aumône d’un : « Voilà, c’est là ! » On avait regardé ce « là » obscur, plus sombre encore pour nos yeux aveuglés par la lumière de l’été, sans rien voir vraiment qu’un amas de choses massives et confuses, de vagues machines prises dans une gangue de poussière graisseuse. Devant nos yeux écarquillés et nos mines qui ne masquaient pas leur déconfiture, il avait ajouté : « Ouais, c’est vrai, attendez… », et d’un coup on y avait vu comme en plein jour. Octave avait transformé un vieil hangar à tabac en atelier. Par les volets en persiennes, que Louis venait de faire jouer, la lumière pénétrait généreuse. Tirant sur une chaînette métallique, Louis avait aussi découvert une grande baie vitrée enchâssée dans la toiture.
15. Ami entends-tu ?
C’était dans les collines, au milieu des vignes.
Ce fut inouï. Inouï, parce qu’on s’étonne toujours de rencontrer sa propre histoire au milieu de rien. Ce rien était sorti de l’harmonica d’Eric. Avec Manech, (les deux insoumis ne se quittaient plus beaucoup depuis le vernissage), Eric arpentait les collines et tirait des lumières sonores de son harmonica. C’était dans ces collines où, racontait-il à Manech, son grand-père avait pris les armes et mené des hommes, lui, qui ne s’était jamais imaginé autrement qu’en cheminot. Eric s’était toujours demandé ce qui avait poussé ce breton à passer un jour la ligne de démarcation et à tenter l’aventure qui mettait tout en péril. Déjà, chez lui, qu’un breton devînt cheminot ça avait étonné, quand tous les autres n’avaient que la mer à la bouche, mais celui-là voulait voir du pays d’une autre manière. Pas secoué par les vagues et pas les veuves, ou presque telles, qui attendent, parce que tu sais petit, les trains chaviraient moins que les bateaux…sur le quai de la gare, il n’y avait pas toutes ces mines inquiètes comme sur le port, nous on avait peut-être l’enfer qui nous cuisait les mains et la gueule, mais on n’avait pas la mort à tutoyer comme sœur.
Il n’avait rien à l’époque d’accord, ou presque, une mère oui, mais pas de femme, pas vraiment de fiancée, un endoctrinement solide, eh oui, cheminot…avec ça on faisait à l’époque du bois qui crépitait longtemps avant de se consumer, mais pourquoi ? comment arrive-t-on sur un morceau de terre perdu loin de la lande. Il ne savait pas grand chose Eric, que de vagues bribes racontées ici et là par les gens du village. Et un peu par son grand-père, qui en disait bien peu à l’enfant, qui le regardait et n’osait poser les questions.
Eric avait ce souvenir, qui avait bercé son enfance du Chant des Partisans. Sur la fin surtout, lorsque le grand-père n’était plus que l’ombre de lui-même, mais il le fredonnait comme pour aller puiser où la vie s’était concentrée, il vivotait mieux alors. Pour d’autres, dans la réclusion d’une maison de retraite, la chansonnette qui reste c’est plutôt Le temps des cerises, ou Le petit vin blanc. Pour ceux-là, qui n’ont plus même le souvenir du vin sur le palais et dont les yeux voilés par la cataracte trouvent les cerises moins mûres chaque année, les paroles sur un air nostalgique apportent encore un parfum de jeunesse. Mais le sang n’est plus là tout à fait comme avant et l’adrénaline ne monte plus, en reste-t-il encore de l’adrénaline ?
Ami entends-tu le vol sourd…Manech n’entendait rien. Manech ne connaissait pas le champ des partisans. Pourquoi le champ, ils sont tous morts dans un champ, on les a fusillés ? Et Eric, non ! pas le champ, le chant, comme la chanson. C’est Kessel qui l’avait écrite. Tu connais vraiment pas ? Attends…
C’était dans ces collines qui n’avaient plus entendu ça depuis bien longtemps. Eric dans son harmonica commençant les premières mesures, et s’arrêtant, s’excusant, dans un demi sourire : « je peux pas chanter en même temps et de toute façon je ne me souviens plus de toutes les paroles »
Et la voix alors qui était venue des collines : « moi je me les rappelle les paroles, moi je chanterai si vous jouez encore. » Et Eric et Manech interloqués, à se demander d’où vient la voix, pas encore assez fous pour s’imaginer que c’est la colline qui parle avec le sang qui coule dans ses vignes. Pas assez de Bergerac pour imaginer tout ça.
Et elle sort de derrière un fourré la voix. Elle a les cheveux tout blancs. Et un air de douceur. Et toute une douloureuse émotion qui l’enveloppe. Elle est devant eux. Plus tard, Manech m’a parlé d’une sorte d’apparition. En la voyant, il a vu comme les sirènes qu’il attendait sans trop y croire sur ses côtes basques. Il était loin d’imaginer que la sirène serait tant chargée du poids des années. Il ne pouvait pas penser que les sirènes, on les rencontrait aussi en pleine terre, si loin de tout élément marin.
Jouez encore, avait dit la voix, je chanterai les mots.
Quand elle a eu fini avec les paroles, et que l’harmonica continuait de sonner dans les collines, Manech avec elle, avait fait, comme tant d’autres avaient fait bien avant, sans les paroles, juste l’air qu’on fredonne et sa voix de basque donnait de profondes graves à cet air grave.
Elle avait dit qu’on le chantait beaucoup à la Libération, que c’était presque gai, alors. Et puis elle avait aussi dit à Manech qu’il avait un beau son de voix, une belle voix d’homme. Mais elle avait ses yeux dans le vague. Les deux l’avaient menée très loin en arrière dans ces mêmes collines. Et puis elle s’était reprise :
« – Vous êtes les jeunes qui êtes avec l’Octave. »
Petit village. Les deux avaient pensé ça. Mais seul Eric avait imaginé combien ça avait dû être dangereux pour son grand-père et tous les autres. Aujourd’hui, tout se savait. Il est vrai que nous ne nous cachions pas du tout, mais à l’époque, où tout était suspect, même en se cachant, comme ça avait dû être terrible. Et de penser au grand-père, à ce breton de grand-père exilé dans ce pays, dont il ne connaissait rien, et cette incertaine fraternité qui devait aider à tout supporter.
Les deux étaient revenus à l’atelier tout remués. Différemment. La même rencontre mais pour les deux une expérience différente. Eric, ému au delà des ombres. Manech ? Difficile de dire Manech l’insondable basque, mais il avait commencé d’écrire de la musique, comme il faisait toujours quand les émotions le tenaient tellement verrouillé qu’on le sentait presque incapable de respirer. Comme si vivre avec ses semblables devenait une aberration insurmontable et respirer même, on avait l’impression que ça lui devenait insupportable. Il y avait une profondeur dans cet homme, quelque chose qui nous dépassait nous qui n’étions que des gamins mais du même âge pourtant. Cette chose inimaginable, qu’ailleurs que chez lui, il pouvait rencontrer des échos de son pays, un peu de l’âme de ce petit bout de Sud-ouest où toujours l’un de ses pieds restait posé, comme si des racines, de vraies racines, mais que nul autre que lui ne ressentait ni ne distinguait, comme si des racines le reliaient toujours à ces montagnes et à cet océan perdu en bas de la carte de France. Eric avait vu ce qu’avait ressenti Marthe. De la douleur, beaucoup de douleur et d’angoisses derrière ce chant et ces notes qui glissaient par les petites fenêtres carrées de l’harmonica. Comme si d’un coup, on avait ouvert les portes des cellules minuscules du fort du Hâ, pour laisser sortir ces hordes de jeunes décavés qui avaient fait ce choix malheureux de vouloir vivre libres. Et cette liberté qui les avaient conduits vers la prison ou plus simplement, plus radicalement vers la mort. Eric et Marthe ressentaient les destins brisés, les interrogations de ceux qui restent, qui attendent, qui ne savent pas et ont peur d’imaginer parce qu’imaginer c’est peut-être donner des idées au destin. Chez Eric, comme chez Marthe, le chant avait réveillé la peur. Ça se comprenait pour Marthe. On l’a bien compris ensuite. Pour Eric, ça n’avait pas de fondement, mais il m’avait dit que c’était ce qu’il avait ressenti dans les yeux de Marthe, et que la peur de Marthe avait été comme une chose inévitable qui s’était communiqué à lui. Irradié chantait Higelin… Il n’avait pas pu retenir une vague d’angoisse qui lui était montée dans tout le corps, et son cœur qui s’était mis à battre en désordre.
Manech, on l’avait su bien plus tard, quand il avait mis des mots pour expliquer sa musique, cette musique composée pour le monument, cette musique qui s’était jouée devant les quelques vieux qui restaient à se souvenir de cette époque-là, quand il avait mis des mots dont on avait un peu besoin, mais pas complètement, parce que la musique nous avait arrachés à la peur, à l’angoisse, nous avait fait hommes vivants, Manech avait entendu autre chose dans cet air de Kessel. Manech avait lu l’épopée où Eric avait senti la peur. Manech avait perçu l’engagement. Manech était au dessus de nous. Manech ne regardait jamais une fleur comme d’autres respirent son parfum, Manech y trouvait toujours la résonance de l’univers. Et l’univers devait toujours se mesurer au sien. Il n’y avait jamais d’étoile dans l’univers, qui n’ait, à un moment, posé la fulgurance de sa lumière vertigineuse sur son petit coin de pays. Ou sinon, ça n’était pas la bonne étoile et il ne la regardait même plus.
Dans le regard de Marthe, derrière ses angoisses, derrière la peur qui avait paralysé tant de pères et de mères, et de femmes aussi, qu’on ne l’oublie, disait Manech, parce qu’il y avait aussi des femmes dans tout ça, de tout petits bouts de femmes mais qui avaient des trempes qui valaient bien des hommes…Manech traversait des saisons, Manech remontait les fleuves, lisait au fil de l’eau de la Dordogne des destins qui avaient échappé au monde vivant, mais ce foutu basque avait ça dans son sang, comme si, toute pulsation inquiète qui avait laissé un peu de son espoir sur les alluvions du fleuve devait inexorablement lui être transmise un jour, un jour se révéler à lui, ou pour lui, je ne sais pas bien. Ces gens qui sentent les choses, qui respirent le même air que vous, mais lui trouvent une odeur, une odeur et une densité que vous ne pouviez même pas soupçonner, vu que rien, non rien, pas même ça, si ce n’est le chant des oiseaux et de vagues senteurs peut-être, mais alors, comme les odeurs font un peu de densité, habillent un paysage mais juste pour la mémoire, juste pour l’indicible.
Les yeux de Manech traversaient le regard de Marthe.
16. Les carnets de Thomas
« On ne nous croira pas ! Si nous avons tout fait pour aller au fond des choses, on ne nous croira pas pour autant. »
Nous, les Manech, les Eric et les Paul, on nous croyait à grand peine. On s’enfonçait, on descendait dans ce tunnel long et profond, mais en face ils ne nous croyaient pas. À ce moment, où nous avions commencé de nous prendre au sérieux, mieux qu’au jeu qui nous avait pris depuis belle lurette lui, c’est au sérieux qu’on s’était pris et pour ceux qui nous regardaient, incrédules, ça n’était pas sérieux. À ce moment-là, en face, s’était lue l’incompréhension. Le léger décalage, qui vous situe hors zone, hors frontière, marginal quoi ! Cette infime poussière que vous ne sentez pas passer dans vos bronches mais qui fait tousser la foule de ceux qui vous regardent, puis cesse de le faire d’ailleurs, parce qu’incrédules. Comme on cligne des yeux pour se persuader d’une hallucination, et s’en détourner car rien ne servirait de raisonner ou de tenter d’y voir clair.
Manech y était venu. Naturellement, tant il faisait toujours tout avec naturel, que ça devenait agaçant presque, tout ce naturel. J’y étais venu, mais la contrainte, – était-ce vraiment une contrainte ? – venait d’ailleurs, d’autre chose qui avait fait basculer mon horloge interne vers un drôle d’engagement.
« On ne nous croira pas ». C’était ce que Thomas avait écrit sur la première page du premier de ses carnets.
Il se trompait.
Il ne pouvait pas savoir que l’école nous convertirait, que l’école de la République serait là pour nous faire entrer dans cette foi infaillible de l’histoire qu’elle nous enseignait. Cette Histoire des leçons au tableau, qui nous inonderait, nous abreuverait sans coup férir. Trop bien servi par des maîtres qui avaient formé nos têtes à l’épopée du sacrifice. Du sacrifice de la partie de billes aux leçons et de celui de sa vie d’homme à celle de héros, il n’y avait qu’un tout petit pas, que jamais nous n’aurions franchi, à moins de nous retrouver sur cette terre. La Division Leclerc demeurait inscrite dans nos mémoires, martelée par le maître qui scandait chaque syllabe, la Division Leclerc était entrée dans Paris et avec elle nous étions entrés dans l’Histoire. Celle de Thomas n’était pas bien loin.
Seulement, il ne pouvait pas savoir. Il ne pouvait pas se douter que, bien loin du moment où il inscrivait sur la première page d’un cahier d’écolier, soustrait à la débâcle et aux privations des rationnements, ces premiers mots qui disaient toute la force et l’incertitude de ses convictions, il ne pouvait pas imaginer que nous serions là pour relire les mots. Et que ces mots porteraient, à commencer par les cinq premiers.
Tout était resté comme avant. Marthe nous avait dit : « Voilà, c’est tout là ! Je n’en ai ouvert qu’un, il y a longtemps, après la mort de Thomas. Et je n’ai pas pu. Pas l’envie de remuer tout ça ! »
Elle était lasse, devant la vieille cantine. Lasse de savoir tout ça ici encore. De n’avoir pas eu le courage de tout jeter, de tout brûler, comme elle en avait eu la tentation un jour, juste après sa mort. Mais il y avait une sorte de dévotion pieuse. Cette malle était là. Elle n’avait jamais bougé de ce recoin. Elle était restée quasi close. Elle n’attendait personne. Ni ce bref effleurement de Marthe, à la surface de presque rien, ni nos mains qui ne la violeraient vraiment. La malle était, où l’avait laissée Thomas. Laissée, oubliée, on ne savait pas très bien dire. Mais une chose close, qui intimidait. On l’avait regardée. Non pas comme une chose promise : nous n’attendions rien de tel, mais comme une chose qui n’était ni un cadeau ni un don du ciel, plutôt la source de sourdes angoisses. Tant que la boîte demeure close, aucun diable n’en surgira…
L’harmonica nous avait conduit à Marthe. Les notes dans les collines avaient remué quelque chose de profond en elle, qu’elle croyait bien éteint. L’harmonica et la voix de Manech. Les bouts se rassemblaient. C’était curieux comme nous nous trouvions les uns les autres. Dans ce paysage où chacun de nous était étranger, l’histoire, par bribes infimes, était venu nous frôler, nous caresser, nous enjôler.
Louis, un matin avait dit : « Il y a la Marthe qu’est là ». Et Octave, que rien n’émouvait vraiment, avait paru surpris presque : « Comment ça la Marthe ? Marthe, tu veux dire ? » Et Louis, que rien ne troublait, pas même les incertitudes d’Octave, dans lequel il avait placé une bonne fois pour toutes sa confiance : « Oui, Marthe, la Marthe ! ». Presque agacé pour le coup, que sa parole pût être mise en doute.
On l’a su bien après, Marthe ne venait pas au Logis. Avec Octave, ils se saluaient quand ils se croisaient, mais Marthe ne venait pas chez celui qui était resté, vieille habitude respectueuse des campagnes, le maître. Dans cet univers, sagement cloisonné, chacun veillait au grain, à l’équilibre savant des mœurs. Le maître n’était pas mauvais, loin s’en faut, la preuve du Louis, tout le monde savait pour le Louis, comment il était venu là un jour, le maître n’était pas mauvais, ni plus vraiment le maître d’ailleurs, mais le propriétaire du Logis, ça, des générations pouvaient en témoigner, avait toujours été le maître par ici.
Ca ne voulait rien dire. Au temps où nous vivions, ça semblait un bel archaïsme, mais telles étaient encore les mentalités. Comme si une sorte de fatalisme pesait sur les habitants des campagnes et sur Octave tout pareil. Un immobilisme dont nul ne cherchait à se dégager. Il collait à la peau de tout un chacun et, à qui aurait cherché à en savoir plus, à discuter, venait la réponse abrupte et imparable : « Oui, on sait bien tout ce que vous dites, mais ici c’est différent ! »
Alors Marthe ne venait pas, qu’on ne l’y est invitée. Et casanier comme l’était Octave, tous savaient que ce n’était pas prêt d’arriver. Mais un matin, Marthe était là, au seuil de la maison, avec des mines confuses de première communiante qui la faisaient touchante. Elle était sur le seuil, n’osant entrer, n’osant pousser plus loin la volonté qui l’avait conduite là, mais on sentait cependant qu’elle y resterait, dehors, s’il le fallait, qu’on ait entendu ce qu’elle venait y dire.
Octave était venu à elle. Doucement. La même douceur dont il m’envelopperait bien des mois plus tard. Cette même énigmatique douceur, qui le rendait vivant, quand on le croyait déjà presque mort. Il avait descendu les marches du perron pour lui tendre une main qui avait rencontré la sienne sous les frondaisons ombragées du parc. J’y repense, tout se passait toujours devant le parterre de rosiers, sous les tilleuls qui ombrageaient l’entrée du Logis, quelque chose se passait toujours là. Dans la maison il y avait le billard, haut lieu de mystère et puis il y avait le perron, ses tilleuls, ses massifs de rosiers. Et ce jour-là, il y avait Marthe et Octave. Leurs mains près de se toucher. L’inquiétude de l’une, l’attente bienveillante de l’autre. Non pas bienveillant comme le maître, mais bienveillant comme celui qui a attendu qu’on vienne le démurer. Marthe n’était pas là pour lui cependant. C’est bien pour nous qu’elle venait. Mais, à bien y réfléchir, ce pas qu’elle avait franchi vers nous, cet interdit qu’elle avait bousculé en gravissant la colline vers le Logis, c’était un pas vers nous et, en dépit de toute attente de l’un ou de l’autre, un pas vers lui. Une carapace qui se brisait enfin, cette frontière ténue, ce voile de cristal, près d’éclater mais qui ne l’avait jamais fait, des conventions où vivait la campagne et dont chacun, bon gré mal gré, s’accommodait.
Le bonheur redonnait à Octave de la dignité. Il le faisait humain. C’est difficile à dire après toutes ces années, difficile de bien faire comprendre comment Octave avait l’air de respirer tout d’un coup. Celui qui, l’instant d’avant s’assoupissait, un journal entre les mains, reprit vie tout d’un coup aux seuls mots de Louis annonçant la venue de Marthe. A bien, y réfléchir aujourd’hui, il y avait peut-être de la duplicité en lui. Pas tout à fait innocent Octave. Peut-être attendait-il Marthe depuis longtemps, comme un pêcheur jette ses filets. Et patiemment attend. Peut-être étions nous des appâts. Difficile de dire tout ça, ce monde n’était pas du tout le nôtre et, si nous percevions un peu comment les fils se dénouaient depuis que nous fréquentions le Logis, ses us et coutumes nous demeuraient parfaitement étrangers. Malgré toute l’aménité dont Octave nous entourait et la rude intimité dans laquelle nous tenait Louis, nous demeurions spectateurs, à la lisière de cette vie lente et silencieuse qui enveloppait les abords du Logis et le village. Des invités, juste des invités, mais qui n’auraient pas eu en leur possession toutes les clefs. Manech lui-même, malgré toute sa sensibilité, n’arrivait pas toujours à décoder les signes infimes qui gouvernaient les gens d’ici.
Alors quid du bonheur d’Octave ? Nous tous, et Louis compris, savions bien qu’il ne descendait jamais facilement les marches du perron. Il n’allait pas comme ça à la rencontre de ceux qui montaient jusque chez lui. Nous en savions quelque chose, le facteur aussi, qui n’avait jamais affaire qu’à Louis, toujours loin du perron, à la grille, jamais plus près. Mais là, au delà de l’affabilité et des bonnes manières, quelque chose de différent l’avait mu au devant de Marthe. Voilà pourquoi il inspirait le respect et non la peur. Pas toujours facile de discerner la différence entre les deux sentiments, la faute aux âmes trop violentes qui pensent que l’une vous accorde inévitablement l’autre. Voilà comment Marthe était arrivée jusque là. Parce qu’elle n’avait jamais ressenti la moindre crainte face à Octave qui l’invitait maintenant d’une main à gravir les marches du perron et la conduisait vers le billard. Dans l’œil du vieux sculpteur brillaient de la malice et une chaude satisfaction qu’il ne cherchait nullement à dissimuler : les événements étaient arrivés au point qu’il avait souhaité. Marthe était venue chez lui, elle avait vaincu une sourde appréhension et il savait qu’elle ne referait plus machine arrière. Nous ne la connaissions pas encore, mais lui savait de quelle trempe elle était, surtout pas de celle des valses hésitations. Ce qu’elle avait conquis, Marthe avait toujours eu pour habitude de le garder tel. Le bonheur d’Octave était là. Marthe chez lui, assise sur le bord d’un fauteuil certes, mais assise cependant dans le billard du Logis, voilà où Octave puisait un peu de joie : il n’aimait rien, comme de voir les gens vivants. Empruntée peut-être Marthe, ne se cherchant pas même une contenance, mais satisfaite, elle aussi, de son effronterie qui la faisait toujours jeune et surtout vivante. Nous autres, qui avions de trop rassurants raccourcis : les vieux sont déjà morts, n’avions compris qu’à peine, rongés d’abord de l’immédiate curiosité de savoir ce qui avait bien pu la conduire là. Bien sûr, nous avions senti la gêne, mais tout à notre impétuosité, ce que nous voulions comprendre sur le champ, se condensait en une unique interrogation : pourquoi ?
L’interrogation avait plané longtemps dans nos têtes. Et tout pareil dans celle de Louis. Octave n’avait invité nul d’entre nous à les accompagner. Et ses manières étaient bien trop feutrées, la gêne de Marthe trop palpable, pour que l’un ou l’autre ait suffisamment haussé la voix qu’elle devienne audible sous les fenêtres ouvertes.
Ce que Marthe et Octave s’étaient dits, mystère, mais à peu de temps de là, la vieille dame nous avait ouvert sa porte pour nous conduire devant la malle. Octave avait juste dit à Louis de nous montrer le chemin jusque chez elle. Nous étions partis à pied, ignorant de tout, mais avides de curiosité, alors c’est Eric qui avait entrepris Louis. Qui avait bien essayé de se défendre pour la forme : « Pendant la guerre, il n’était pas dans ce coin-là, et trop jeune surtout pour rien savoir ! » Mais le pauvre Louis avait déjà mangé la moitié du secret en essayant de gagner du temps. Du coup, Eric lui avait lancé : « Alors, c’est de la guerre qu’on va parler…Marthe a fait la guerre ? » Et Louis de lâcher, du ton de celui qui connaît bien tout ça et qui va rétablir une vérité historique : « Non pas elle, son mari. Thomas, il s’appelait. Un sacré bonhomme à voir comme tout le monde en parle encore. » Nous n’en avions rien tiré de plus que déjà on arrivait.
L’ancien commis nous avait désigné une maison où pendait une treille. Les murs étaient gris, tâchés, là où courait la vigne, de nappes verdâtres de sulfate de cuivre. Ces tâches, on les voyait sur pratiquement toutes les façades des maisons du bourg. Marthe habitait un peu en retrait du gros des habitations, juste au bord de la route, avant que celle-ci n’entame ses lacets à l’assaut des collines. C’était un coin un peu humide : des saules pleureurs, une serve derrière la maison, qui s’était envasée peu à peu.
L’intérieur était sombre, sauf une pièce assez lumineuse qui donnait sur le derrière de la maison, où nous fûmes surpris, cette première fois, d’apercevoir des livres. Mais c’est dans une toute petite chambre, presque noire, que nous avait entraîné Marthe, sans nous laisser le temps de nous pencher sur ses lectures. Le volet qu’elle avait poussé n’avait pas apporté beaucoup de lumière, suffisamment cependant pour que nous distinguions la malle de Thomas. Ce n’est que là, dans cette pièce étroite, qu’elle avait vraiment commencé de nous parler. Il y avait bien eu ce « bonjour ! » au seuil de la maison, mais avec une sorte d’embarras, elle avait vite enchaîné : « Venez, je vais vous montrer où c’est !»
Nous avions suivi, comme des enfants, un peu intimidés. Mais Marthe s’y connaissait pour apprivoiser les enfants. D’emblée, elle avait su nous mettre à l’aise : « Je parierais qu’Octave ne vous a rien dit, c’est bien dans sa manière ! A moi, il m’a dit ce que je savais déjà, que vous êtes là pour faire le monument. Tout le monde sait ça au village. Ils disent aussi que vous êtes bien jeunes et que vous ne savez rien de toute cette époque. Ils ne comprennent pas bien que vous puissiez faire le monument quand vous n’avez rien connu de tout ça. Octave, je lui ait dit qu’il avait raison. Après la musique et la voix de celui-ci –elle désignait Manech- j’ai compris qu’Octave, tout vieux qu’il soit, n’avait pas encore perdu sa tête. »
Tout ça devant la malle, close encore, mais dont nous pressentions qu’elle s’ouvrirait pour nous. Marthe avait poursuivi. « Vous êtes jeunes, c’est sûr, Thomas l’était aussi. » Fière, courageusement campée devant nous, protectrice sans doute, on la sentait faible aussi, prête de chanceler, à peine eut-elle prononcé ce prénom. Manech posa ses yeux sur elle. Avec toute la bonté qu’il portait en lui et qu’il mit dans un léger sourire, sa voix grave interrogea doucement : « Madame, vous voulez nous parler de Thomas ? » Manech avait posé la question sur un ton qui invitait au refus. Une manière, qu’il lui offrait simplement, de nous éconduire gentiment. Personne n’en prendrait ombrage et, chacun pourrait se retrouver un autre jour, quand le chagrin, qu’on sentait près de la chavirer, la suffoquerait moins. C’est vrai qu’il y avait un peu de buée dans ses yeux quand, dans un sourire tendre, qui s’adressait à un autre elle avait répondu : « Oui… » Faiblement d’abord, prise encore dans le vertige du passé qu’elle remuait puis, la voix mieux assurée : « Oui, je veux bien vous parler de Thomas, mais il faudra m’appeler Marthe. Je vous parlerai de Thomas, sitôt que vous aurez lu ce qui est là. C’est à dire pas tout de suite, dans quelques jours, quand vous aurez une opinion de lui. Avant ça ne sert à rien de parler. »
Elle nous avait laissés seuls dans la pièce. Furtivement, elle s’était glissée par la porte entrouverte, juste une ombre qui était passée entre nous, imprécise, fugace, à peine le temps de sentir un souffle d’air nous frôler et de nous rendre compte qu’elle n’était plus là. Elle avait dans l’idée, sans doute, de ne rien déranger des sentiments confus qui nous remuaient, qu’elle soupçonnait dans nos consciences.
Nous avons tous rêvé du grenier des grands-parents. Parfois, certains d’entre nous ont eu la chance d’avoir cette maison de famille, où se sont entassés des morceaux de vie. D’autres s’en foutent totalement, tant ils préfèrent et revendiquent des morceaux d’humanité qu’ils vont chercher, dûment étiquetés et répertoriés, dans les musées et les expositions. Mais, quand on a grandi près des campagnes bretonne, basque ou béarnaise, on sait mieux ce qu’est le grenier, cet antre moitié frayeur moitié concupiscence. La pure fascination. L’une des premières vraies fascinations de l’enfant confié à la garde de ces ancêtres qui ne lui veulent que du bien, mais ne sont pas toujours sur la même planète, l’un des premiers mystères, l’une des premières chasses au trésor. La porte du grenier, qu’on franchira pour la première fois, recèle toutes les premières fois des premières aventures. D’être amoureux ou au seuil du grenier, la toute première fois. De savoir que dedans c’est permis parce que rien ne risque rien ou presque car le souffle pèse toujours plus dans ces instants, plus précipité, plus hésitant, nul danger sauf les planches, faites attention aux planches au fond sous la lucarne, mais tout le reste est possible, parce que ceux qui vous autorisent à entrer ont oublié, d’une manière ou d’une autre -sciemment ou pas-, cette mémoire des familles. A moins que vous ne leur mettiez le nez dessus : vieilles photos qui n’en disent pas plus qu’un simple ruban fané accroché à l’anse d’un panier poussiéreux, landau paraplégique, vieux jouets de bois. Le grenier est cet espace de liberté complète, celui qui remplace la cabane au fond du jardin, les jours de pluie. Le grenier, derrière la porte, qui bloque toujours un peu à la poussée, livre les entrailles de tant de vies, toutes ces choses à décrypter. Et qu’on décrypte si mal enfant. Tout vient pêle-mêle s’enfoncer dans l’inconscient, à mesure que les mains explorent les lieux, défroissent les étoffes et chassent la poussière des vieux cadres.
La malle était ce grenier de notre enfance. Elle réveillait ces sentiments confus de l’enfant inquiet de pénétrer un monde enfoui, excité et, s’excitant forcément, d’une quête féerique. Il y a toujours l’idée d’un trésor mirobolant dans la tête de l’enfant qui pénètre dans la pénombre du vieux grenier. Les contes, qu’on se raconte enfant, sont pavés de greniers aux lames de plancher grinçantes. Adulte, les frayeurs ont disparu souvent, mais le grenier demeure cet espace, tout en haut d’une maison, où le passé est venu se condenser.
On y a mis des choses.
On dit toujours qu’on garde trop et pourquoi garder toutes ces vieilleries, mais la main qui les effleure ravive alors tout un monde de sensations. Les fleurs séchées n’ont plus de parfum mais c’est idiot comme on sent encore le parfum du bouquet qui était sur la table, la table qu’on voit et les gens tout autour animés, vivants. Tous ceux qui ont disparu ; mais cette abolition soudaine de la mort. La mémoire olfactive qui ranime la mémoire défaillante. Ça a toujours quelque chose de terrible. Cette terreur de tout voir, ce tout de la vie qui envahit d’un coup la conscience : l’odeur des fleurs, les conversations dont le bruit emplit la tête et ça résonne, de l’orchestre aussi la musique, ils rient dans un coin et, là-bas il, y en a deux qui se découvrent, -sur le coup on n’avait rien vu, mais après, bien après la fête, on a su qu’ils s’aimaient comme des fous, ils sont mariés maintenant-. Ça passe, doux-amer. C’est dur. C’est doux aussi.
Sous le couvercle, nous ne savions pas trop ce qui nous attendait. Sans être adultes vraiment, ou si, au bénéfice de nos cartes d’identité, nous sentions qu’il y avait là, un monde qui ne nous appartenait pas vraiment mais qui pourtant nous attendait depuis longtemps.
Certains, Marthe partie, auraient sans doute soulevé sans vergogne le capot de la malle.
Tous, nous avons marqué un temps d’arrêt. Nous n’avons pas parlé. Mais il y avait, en chacun de nous, la même gêne. Et, aucun de nous ne voulait faire le geste que chacun attendait. Certainement, la visite de Marthe à Octave nous avait emplis de retenue. Et aussi, qu’elle nous ait conduit là, en nous faisant traverser les pièces de sa maison au pas de charge, pour nous laisser, sans presque rien ni quoi, devant la malle.
Après tout ça, vient le moment. Celui qu’on redoute et que tous nous temporisions, ce moment, juste en suspens, d’ouvrir le paquet cadeau. Il y a cela, aussi dans le grenier, et dans la malle, malgré tout ce que j’en dis aujourd’hui, il y avait cela, ce moment, suspendu, où tout encore semblait possible, toute la magie, tout le mystère. Il y a ceux qui déchirent l’emballage, comme à belles dents, et ceux qui prennent leur temps.
C’est Eric qui avait ouvert la malle. Le premier à craquer. Sans doute parce qu’un peu d’atavisme le faisait plus impatient. Il n’y avait pas été de main morte, sans doute pour dissiper la gêne qui nous confondait muets et impuissants Manech et moi devant ce qui nous attendait de surprise et d’angoisse, de renoncement et d’incompréhension, de doute et de mystère. Eric avait forcé les serrures qui n’étaient pas cadenassées mais rongées par la rouille, affaiblies, prêtes de céder à la première main. Il l’avait fait avec ce mot qui nous réveillait de notre torpeur : « quand il faut, il faut !» Et après, essayez, de faire autrement, vous verrez, on ne fait pas autrement que de suivre, à moins de n’être pas assez humain et alors oui, on peut fuir.
Ouverte, la malle inspirait moins d’angoisse, sauf les mains qu’il fallait porter dedans, pour remuer les choses, s’approprier des morceaux. Mais Eric n’avait plus cette force-là.
Comment vous dire ? C’était un morceau d’histoire, coincé entre cinq planches. D’emblée, ça se voyait. Il n’y avait pas seulement ce que Marthe avait bien voulu dire : les carnets de Thomas ; on ne les avait pas vus d’abord. Il y avait ce qui avait fait fuir Marthe : rangés et ordonnés des dossiers dont chacun portait un nom. Et, tout jeune que nous soyons, peu de noms nous étaient étrangers, tant ils avaient su si bien entrer en politique et nous gouverner aujourd’hui. Nulle délation, comme en rencontrerait aujourd’hui, mais, ce qui est pire sans doute, des faits. Ce qu’énonçait le premier dossier, le premier et le seul qu’on n’ait jamais ouvert. Qui disait trop, suffoquait trop pour donner l’envie de poursuivre.
De tous les dossiers qui portaient un nom, Manech d’autorité avait fait une pile. Et, passé notre trouble, nous qui n’étions justement pas là pour ça, nous avions abordé ce que les archéologues doivent appeler une seconde couche. Là, Manech avait posé sa vie, pour mémoire.
Des fois que.
La première enveloppe recelait le premier carnet et les trois suivants.
Le premier suffisait.
Carnets de Thomas
Les bourreaux ont mis dans ses yeux la crainte animale que l’homme avait oubliée depuis si longtemps. Assise, avec des lambeaux d’étoffe qui béent sur ses cuisses ouvertes, s’accrochent à ses épaules anguleuses, elle n’a plus de force ni de dignité pour tenir son corps. Sur ses chairs flasques, striées de bleus violacés, la vindicte de mains aveugles qui voulaient savoir l’indicible a laissé des stigmates douloureux ; des cris, les siens qu’elle ne reconnaissait plus tant ils s’échappaient désordonnés et incontrôlables, résonnent dans sa tête la litanie sans fin d’une volonté ultime qui barricadait sa voix : des cris pour ne pas parler, des cris pour apprivoiser le silence.
Elle n’a plus de corps, qu’une forme ramassée sur la chaise où des liens la maintiennent et dont pendent, inutiles, ses membres endoloris. Des bouts d’os où la chair s’accroche par habitude mais lourds des coups qui les ont martelés. Ses mains sans vie semblent vouloir s’enfoncer dans le sol, s’enraciner vers des profondeurs sombres où le mal ne sera plus. Dans le relâchement de tout son être, son sexe s’est ouvert, fripé, fleur froissée par des mains curieuses de savoir si cette bouche-là saurait mieux dire ce que l’autre taisait si obstinément.
Il est proche qui la regarde mais qui n’ose aucun geste vers elle. Une fois, au tout début, il a plongé à ses yeux pour s’effrayer d’y trouver le regard d’une presque folle. Dans les orbites, creusées de cernes bleuâtres, les yeux roulaient le vide, l’absence, l’innocence sans conscience. Femme démantelée, au delà la pitié…on la jettera sur un tas, avec d’autres comme elle, presque humains encore. Elle y crèvera lentement, sans se sentir partir vraiment : livide de visage, avec cette fièvre haletante de bête traquée qui ne l’a plus quittée depuis son entrée, et cette bouche écrasée de souffrance, où les lèvres craquelées, douloureusement gémissantes laisseront passer un dernier souffle rauque.
Son feulement plus plaintif quand, toute pudeur abdiquée, elle se pisse dessus. L’urine acide dégouline sur les jambes, fouille les plaies ouvertes y traçant un sillon brûlant qui n’arrache aucun cri, qu’une plainte épuisée. Sans dégoût, mais brisé, il la voit qui se vide, il regarde ce corps qui s’agite par soubresauts, se raidit, se crispe et tressaille enfin, pour retomber presque inerte sur son siège. Et il songe à cette ironie terrible : que la douleur, seule, prête encore un peu de vie à cette pauvre femme.
17. Des bienfaits de la pêche et de la belote comptoir
Notre première rencontre avec le maire fut déconcertante. Le premier magistrat nous avait accueilli dans son bureau. C’était à grand peine qu’on lui donnait du Monsieur le maire tant il était jeune. Il n’avait pas la prestance d’un bon campagnard, ni l’allure d’un jeune politicien aux dents longues : pas de costume ni de cravate mais un pull sport sur un pantalon de toile. Sous le sourire engageant qu’il nous servit, difficile de discerner l’étiquette politique, curiosité qui nous effleura à peine, tant nous nous moquions de savoir quel parti nous embrigaderait… Convaincre, cette idée seule nous animait !. Des esprits simples supposeraient en hâte que si nous étions dans son bureau, c’est bien que quelque chose l’avait convaincu. Nous n’avions pas cette simplicité là, ni sa conviction. Peu confiant, nous nous rabattions sur l’idée que Jean avait convaincu Pierre. Et sûrement pas notre bonne mine. Nous mesurions mal alors comment la naïveté et l’innocence, qui nous paralysaient sur le bord de nos chaises, avaient pu servir notre cause.
Il n’avait pas joué lui. Tandis que fébrilement nous tentions de trouver la juste contenance, il avait été droit au but. Il avait parlé guerre, paix, prix, pas du tout salmigondis. Mémoire et pas souvenir. Devoir mais ça ne sentait pas son sens du devoir. Il parlait, il parlait et ça nous arrangeait bien comme il meublait le silence, jusqu’au moment où le silence vint nous écraser, nous ratatiner au fond de nos chaises.
« Qu’en pensez-vous ? »
Il parlait tant et tant, qu’habitués à l’écouter nous n’existions plus que par la petite musique de ses mots, par les inflexions qu’il imprimait à sa voix. Les souffles dans lesquels il se ménageait une pause n’étaient pas des silences, mais un rythme lent dans le propos qui nous berçait.
Il avait fait Sciences Po. On l’avait vu su après. Ces tonnes de gens qui passent par Sciences Po, comme d’autres passent par la rue où vous habitez, ou devant le café du coin, tous les matins en fredonnant un air, toujours la même chanson du coin où ils passent. Elle ne naît que là, ritournelle forcément sempiternelle et s’éteint dès l’atmosphère déteinte dans un morceau de quotidien toujours vindicatif, de ces quotidiens pas marrant qui reprennent toujours le pas sur l’aventure et l’évasion. On chante, on fredonne, pas le temps de s’étonner que déjà l’air on l’a oublié rangé près du café, au coin de la rue, avec les chaises ligotées aux tables de la terrasse, des fois que vol, pauvres fêtards d’un soir qui se marrent mais dispersent chaises et tables et celui qui bosse, rarement ça le fait marrer.
Quand il nous regardait, Pierre ouvrait ces vastes fenêtres où s’évader. Ce mec tout jeune et déjà rangé des voitures on croyait, ça nous mettait mal à l’aise de le voir avec trop d’aisance nous engager à poursuivre. Il nous plongeait dans une drôle d’ambivalence. Lui à dire : « Foncez ! ». C’était ça son : « Qu’en pensez-vous ? », juste : « Foncez ! ». Et nous à nous tortiller, inquiets, surpris, déconcertés de voir et d’entendre que possible pouvait avoir un sens mais surtout une densité. Tant qu’on rêve qu’on pourra, tout va. Quand on vous réveille en dressant devant vous l’étendard que vous aviez toujours rêvé de brandir, viennent l’angoisse, la tentation et le refus étrangement mêlés, vieux truc connu depuis le commencement du monde et les belles heures de la psychanalyse. Qui dit connu dit pas forcément solution, sinon trop facile d’être un artiste. Dans ces moments, on se voudrait héros de la blague à cinq balles où, sur le Dakar, Sabine et bat l’avoine. Comme on voudrait pouvoir faire dans l’artiste maudit, fauché dans la fleur de l’âge, crash d’hélicoptère et blague à cinq balles.
Alors le tandem, qu’on oubliait toujours mais qui n’en finissait pas de nous déconcerter : Eric et Manech. Dans quel ordre ce jour-là, je ne sais plus. Mais les deux à l’unisson jouant leur ritournelle si peu légère. Qu’ils savaient bien ce que Pierre avait voulu dire. Ils n’avaient pas dit Pierre mais Monsieur, en oubliant le Maire que la déférence polie et contrite des administrés colle usuellement derrière. Ils savaient bien qu’il n’était pas question de sonner les trompettes guerrières, ni d’envoyer de sanguinolents et larmoyant violons. Que ça n’était pas dans notre tempérament. Et le Pierre, maire, de dire oui, je sais, j’ai vu ce que vous savez faire, c’est pour ça que vous êtes là, sinon que de temps perdu. Et moi, Paul tout pareil, de penser, on a fait gratuit et maintenant il faut faire pour de vrai ce qu’on a fait gratuit, c’est sûr, ça va se passer comme ça. Parce que l’intention tu l’as pas au début et tu tombes exactement où ça tombait bien qu’on te reconnaisse : en plein milieu d’un vide que tu viens combler. Sauf que t’y avais pas pensé. Chez toi c’était spontané comme un coup de foudre que tu aurais eu avec la vie, trois quatre conneries descendues du haut d’un toit, avec la jeunesse et l’ivresse qui parlent dans tes veines, avec trois quatre copains allumés tu montes un délire qui te prend au jeu, mais c’est brut, pas pensé, pas réfléchi, vivant simplement, une éjaculation sauvage pas ce plaisir qu’après t’apprend à construire. Au début tu baises, après tu fais l’amour. Au début t’allumes, après, c’est cette autre histoire où des coups forcément t’en as plein ta hotte de Père Noël est une ordure alors, tu fais à l’économie du coup de foudre et des grands sentiments. Tu réfléchis au meilleur de moyen de ménager ta chèvre sans te prendre le chou.
Monsieur Le Maire voulait du limpide. Du sans fioritures. Convaincu que nous aurions… que nous avions, la vision juste des choses. Sans blabla, ni faux semblant. Persuadé que nous avions tous oublié la Marseillaise de notre enfance. Où il se trompait lourdement : cette chansonnette de notre enfance était vite revenue bousculer notre innocence. Ces hymnes, guerriers ou pas, mais nationaux d’abord, ne désertent pas si facilement les consciences. Souvent dans notre tête elle avait raisonné quand Octave tentait de nous inculquer de fragiles bases de sculpture. Quand il s’agaçait de nous sentir si peu attentifs, les trompettes guerrières labouraient à tout va parmi nos synapses.
Nous avons travaillé avec ça, ces drôles de musiques qui ne nous appartenaient pas vraiment. La Marseillaise, peut-être un peu, mais tout un tas de vieux airs, qu’ils se rappelaient tout d’un coup les vieux qu’on a croisés. Vieux… anciens…ancêtres, il y aurait sûrement plus respectueux à trouver, sauf que nous avions plongé dans les vieux âges. Dans cette mer tellement inconnue qui baignait les bouquins d’histoire, mais l’écume qui se déposait mollement sur les pages des manuels de lycée n’avait rien de commun avec l’immersion que nous connûmes.
En nous accueillant, Pierre nous avait invité parmi les hommes. Quand on vit avec les hommes, on se souvient d’un coup qu’on est bêtement humain. Quand on vit avec les hommes, il y a la parole, cette nature de l’homme qui abolit des frontières. Le fossé des générations : la belle foutaise ! la belle hypocrisie ! Un beau consentement mutuel, voilà ce que c’est. Un jour t’es marié avec des gosses, le lendemain t’es divorcé sur consentement, de la femme et des gosses tout pareil car tout a changé. Et des vieux c’est tout pareil, des qui ont quarante et cinquante ans de plus que toi, tu divorces tout pareil parce que t’as plus la foi de chercher les mots et les ponts. Ce que cette faillite est désespérante ! mais c’est la vie. Tant que t’as pas connu le contraire, tant que tu t’es pas étonné de bousculer ces foutues idées reçues, tu crois dur comme vie que ça ne marche pas autrement. Il y a trop de haines dans tout ça. Trop de fausses vérités que chaque camp érige pour se protéger de l’autre. Mais ça marche la haine et les fausses vérités, les suspicions et les compromissions, ça te fait une belle petite planète toute ronde, toute bleue vue du ciel, la couleur du bonheur à l’occidentale.
Les vieux parlaient. Bon, ils vous abordaient pas dans la rue comme ça : « eh petit, faut qu’on cause ! ». Ils regardaient d’abord avec de ces regards lourds de sens. On sentait plein de trucs dans ces yeux qu’ils promenaient sur nos silhouettes, plein de trucs qu’on décryptait pas pour autant. Mais il y avait quelque chose, une promesse de confiance, pas la suspicion légendaire des campagnes pour les horsains. Nous étions de la ville, sûrement un peu jeunes mais une belle source d’intrigues pour eux aussi. Des jeunes comme nous, à se promener dans cette campagne, pas déshéritée mais un peu paumée, ça les intriguait. Alors, ils avaient ce long regard sur nous. Cette idée aussi que quelque chose allait sortir de tout ça.
Ils en savaient plus que nous. Forcément assez d’entre eux nous avaient vu entrer dans la mairie. Quelques complices, pour savoir que Monsieur Le Maire nous avait longuement reçu et que l’Octave nous hébergeait au Logis. Avec ça, ils brodaient secs au Café du Commerce. Et vite avec leurs regards longs, quand on en croisait un à l’entrée d’un champ ou sur le bord de la Dordogne, loin de s’effaroucher, il haussait la tête ou deux doigts soulevaient la casquette qui lui graissait le crâne. Trois fois rien ! Mais bien plus qu’on aurait pu imaginer après le vernissage et cette idée que Jean avait eu et dans laquelle il n’avait eu de cesse que de nous embarquer.
Quand la première fois il avait parlé de ce petit village de Dordogne que la dernière guerre avait si violemment secoué –les journalistes après l’inauguration avec leur sens de la mesure avaient dit traumatisme- de ce petit village, qu’on imaginait façon camp retranché des romains, purs produits que nous étions d’une culture de la résistance dérisoire, quand il avait dit que là-bas le maire tout jeune qu’il connaissait serait capable de relever le défi que nous représentions, un sentiment complexe s’était immiscé dans nos cervelles. Directement projetés du haut du toit au pied du mur. Mais un mur haut, je vous dit que ça, Berlin à côté, une belle rigolade ! Nous sans voix, sans idée non plus, ce qui n’est pas loin de revenir au même, à nous flageller les neurones pour tenter de comprendre ce que Jean imaginait et pourquoi, comme il l’affirmait, ça serait justement le bon moment.
Il l’avait asséné dans sa manière abrupte : nous ne valions rien. Propos brutal dont il avait vite adouci le sens : nous ne valions rien du point de vue marchand. Des artistes pour pas chers, c’est vrai que ça se ramassait pas comme ça dans ces années de frime. Combien on en a connu après des qui émargeaient aux enchères, de salle en salle, les points qui s’ajoutaient à leur côte. On s’en foutait bien, parce qu’après l’inauguration la vie n’avait plus ce goût de frime dont on aurait bien croqué avant. Avant, nous aussi, nous rêvions midinette de têtes qui tournent ; les chevilles qui gonflent, on subodorait que ça faisait même pas mal, à peine une petite entorse à une morale que d’autres devaient si bien partager qu’ils ne nous en avaient pas laissé une once. Des artistes pour pas chers. Nous avions bien vendu deux trois sculptures et quelques photos, mais si dérisoire cette victoire, que nul n’avait cherché à lui en remontrer, pas même Eric, d’habitude si prompt à pourfendre le suspicieux.
Il y avait bien une conjonction de volontés. Surtout celles de Jean et de Pierre. Fayac. Pierre Fayac. Ce foutu maire qui avait décidé de ne pas nous prendre à la rigolade. La volonté d’Octave s’était révélée plus rétive, avec lui ça n’avait pas été tout seul. Mais ça on peut rien. Froissés au début on l’avait tous été un peu, vu que les autres, ils plaidaient tellement en notre faveur, que quelque chose avait bien fini par nous convaincre qu’ils ne pouvaient pas tous se planter. Octave, ç’avait été autre chose. Mais à la fin, en lui aussi, nous avions vu plus clair.
Pierre nous l’a dit beaucoup plus tard, c’est notre affreuse gêne, tellement palpable, nos efforts si pitoyables à vouloir plaire, à tenter de convaincre, alors que nous paraissions tellement vides, tellement perdus dans son bureau, c’est cet amateurisme qui l’avait décidé d’emblée. Il connaissait Jean auquel il devait des piges quand il se pensait destiné au journalisme. Mais quand celui-ci lui avait téléphoné pour l’inviter à notre exposition, la conviction du vieux journaliste n’avait pas suffi à emporter l’affaire. L’exposition l’avait amusé. La musique de Manech et d’Eric aussi. Mais ce qui l’avait décidé, c’était le flottement au moment de l’entretien jusqu’à ce que le basque et le breton se jettent dans la mêlée. L’amusement avait vite cédé le pas à l’intérêt. Il entendait parler de nous, de loin en loin, ses administrés lui rapportaient des bribes de nos vies. C’était amusant, quelque chose nous échappait. Leur communauté s’appropriait des morceaux de notre existence, à notre insu ils composaient leur roman. Nous tentions de pénétrer leur histoire et eux faisaient de même, bâtissant des chimères sur un air d’harmonica qu’un avait entendu sonner dans les collines ou sur le reflet d’un anti-refouleur asta qu’un autre avait vu scintiller par les portes ouvertes de l’atelier d’Octave. Ils étaient plus nombreux que nous, et Louis avait la langue bien pendue. Grâce à Louis, ils entraient dans nos vies. Ils savaient nos prénoms. Leurs bouches mâchaient sculpture, Bretagne, Pays basque et Bordeaux. Marthe, Louis, Octave, ces noms connus illuminaient leurs suppositions. Avec ça, ils allaient bon train. Ça causait, ça causait et à force de causer de nous, le sentiment a du les imprégner qu’ils nous connaissaient bien un peu. Alors quand on les croisait, le regard était toujours long, mais il commençait d’interroger bienveillant. Une sorte d’invite à se laisser gagner à la tiédeur de l’air, à un brin de conversation. Pas des confidences mais juste ces petits trucs l’air de pas y toucher. Ces conneries sur le temps qu’il fait, qui nous horripilaient tellement à la ville et qui, dans ce petit bout de campagne inconnu, permettrait de dresser les premiers jalons, de vaincre les dernières hésitations. Avec la timidité terrassée, la vie devenait possible, celle d’alors et surtout celle d’avant, dont les flots remonteraient plus sûrement vers nous. Au lieu de nous submerger, leur histoire au fil des jours nous devint moins étrangère.
Bien sûr, d’avoir ému Marthe, d’avoir gagné sa confiance, avait acquis beaucoup d’entre eux à notre cause. Du jour où Marthe nous avait ouvert les portes de sa maison, du jour où nous avions plongé dans les carnets de Thomas, un voile s’était déchiré. Ils ignoraient que nous aussi, grâce à Thomas, avions plongé dans leur vie. Mais dans une part si infime, si douloureuse et si lointaine, cette petite parenthèse que tous avaient refermée, qu’ils ne la portaient plus sur leur visage. C’était à nous d’interroger. Sans doute le regard de nos yeux s’était-il chargé d’une curiosité inavouable. Nous la tenions loin au fond de nos prunelles, mais toujours là quand on en rencontrait un qui semblait près de lâcher un peu de lest.
J’allais souvent près de la Dordogne, sur l’ancien port où autrefois s’amarraient les gabarres. J’aimais la berge scandée des flèches droites des peupliers. Chaque jour j’y retrouvais un pêcheur au regard hospitalier. Nous avions commencé comme on fait à la pêche : ça mord, ça mord pas, pêcheur de vent tu perds ton temps, jusqu’à ce qu’un matin, je vienne aussi avec une gaule mais sans les appâts qu’il m’avait offerts. Alors nous avions continué : toujours au même coin, oui, y en a d’autres mais ailleurs les collines sont pas si belles au dessus du bouchon, on fait pas ça pour le poisson mais pour passer le temps, et avec les collines d’en face, il passe mieux le temps. Si ! y a bien les Bordelais qui vont dans la rivière avec de l’eau jusque là (et il montrait le haut de la cuisse) avec leurs cuissardes et ils pêchent, ils font rien que ça pêcher, pas le temps de regarder les collines, pas deux choses en même temps, moi c’est les collines et le bouchon, allez ! il finira bien par plonger un jour. Je ne savais pas bien ce qui plongerait un jour le bouchon de la gaule ou le sien. Il s’en foutait, le ton égal et la voix rocailleuse à force de gitanes maïs. Il regardait vers les collines plantées de ceps de vigne.
Ceux qui passaient pouvaient nous voir la canne dans une main, pas très loquaces, lui avec son regard qui arpentait les collines, moi, les yeux sur les bouchons, plus à surveiller l’eau qu’à attendre qu’ils ne plongent. Nous ne pêchions pas, nous glandions savoureusement, ou si on préfère, nous sociabilisions. Je n’ai pas refumé de gitanes maïs depuis cette année-là, je ne cultive pas ce genre de nostalgie qui vous porte le cœur au bord des lèvres. Ca l’amusait que je fume des blondes. Et c’est dans ce vice commun que nous nous sommes trouvés. Les blondes, il en avait le souvenir de nombreux français, c’était un clope pas de chez nous, et quand il était apparu dans ces campagnes, c’était une intrusion clandestine.
Du jour où j’avais pris sur moi de décliner ses foutues Gitanes, pour exhiber, non sans culpabilité, le paquet rouge des Craven, il s’était mis à parler. C’était venu par petits bouts. Un peu à lui même, un peu pour moi, des choses que je n’avais pas pu connaître que le gars de la campagne envoyait presque à l’esbroufe, enfin pas tout à fait, il agissait sans mépris, juste pour dire les choses :
« Avant, elles étaient dans des boites en fer, ouais ! ces anglaises elles étaient dans des boites en fer. Mais déjà elles avaient le chat tout noir dessus… »
Je savais bien qu’elles étaient dans des boites de fer avant, celles-là mêmes qu’on s’arrachait chez les brocs de Saint-Michel. Mais j’ai fait celui qui n’y était pas. Tiens des boites en fer, quelle idée ! Oui ! des boites en fer qu’il dit ! mais je vois bien qu’autre chose le turlupine. Et le voilà qui vient. Qui parle aux collines.
Ils étaient deux frères. C’était juste avant la Libération. C’était des gamins, plus gamins que toi, comme ceux qui prennent le car pour le Lycée de Sainte-Foy. Plus jeune que moi aussi à l’époque. Il fallait pas leur en conter, pas le sang chaud, mais jeunes, comme quand on est jeunes et qu’on veut en faire un peu pour la galerie. Ils étaient dans le maquis sans y être. Ils en étaient, parce qu’en 44 le maquis n’avait plus tant de mal à recruter, mais ils avaient pas ça dans le sang. Oh c’était pas des branleurs, ç’aurait été un peu plus tôt, la milice elle les aurait pas eu. Tout ça parce qu’ils avaient pas la tête à l’embrigadement. Le maquis en 44, c’était plus leur tempérament. Des gars comme ça, pas faits pour la milice.
Je sais plus bien comment c’est arrivé, mais après ils étaient un paquet pour dégoiser sur tout ça, et les chats noirs qui apportent rien de bon. Que ça porte le mauvais œil. Une des filles d’un métayer se mariait. C’était la noce quoi, comme on continuait bien de la faire un peu. Avec les feuilles de laurier, de chez elle à l’église, la jonchée. Et les deux frères, ils en étaient de la noce. A la fin, tu sais avec le café et les liqueurs, ils avaient la tête toute chaude. Poh ! deux gars qui fument, sur le coup on n’y a pas fait attention, sauf qu’ils fumaient tes clopes. Sale époque qui partait dans tous les sens, certains sentaient le vent tourner mais ils avaient la dent dure. Y en a comme ça, jusque dans la tombe ils continuent de mordre. Nous les vipères, quand on en tue une, on la brûle…des fois qu’elle serait pleine. Des vipères, il en restait partout. Pleines de venin. Et on pouvait pas les brûler. Le maquis en tuait bien, mais c’était une sacrée engeance. Les deux frères, la milice est venue pour les prendre. Pour des anglaises qu’ils fumaient à la noce. Tu penses à ça, dans la noce, tout le monde joyeux et quand même, au milieu de tout ça, une langue de vipère. Ils ont même pas vu Bordeaux et le fort du Hâ. Ils les ont fusillés, ici.
Devant nous, il y avait l’eau de la Dordogne, tellement paisible. Les collines au dessus où ses yeux étaient restés posés. Il avait parlé droit devant lui, comme on marche pour oublier, sans but.
Après ça, il avait plié sa gaule avec des gestes précis, maugréant de vagues mots sur le temps qui n’était pas bon à la pêche, ce frais qui descendait des collines et ne lui valait rien, à lui ni aux poissons.
Deux jours plus tard, nos bouchons flottaient l’un près de l’autre. Hier, j’avais à faire aux champs, m’avait-il dit en guise d’excuse. Et moi d’opiner, oui ! les terres à engraisser. Avec ce pieux mensonge, nous rentrions dans l’ordre des humains qui parviendraient à s’effaroucher le moins possible. Les nylons de nos gaules dansaient comme les fils de la vierge, sous l’effet d’un léger vent. Ce petit peu suffit à m’occuper longtemps dans cette matinée qui se traînait mollement. Nous étions empêtrés dans nos silences. Lui avec ses collines, moi avec le nylon et l’eau dont la surface frémissait. Jusqu’à l’entendre encore :
« Louis est passé hier. Je sais mieux ce que vous êtes venus faire. Mais parler, c’est difficile… »
Pour la première fois nos yeux ont abandonné rivière, collines, bouchons, pour se croiser, se pénétrer. Je pensais mille choses à lui dire dans cet instant. Autant de lieux communs : parler c’est nécessaire, c’est important pour nous d’entendre l’histoire autrement, parler c’est pas facile, mais ça peut devenir si simple… autant de lieux communs qui ne l’étaient ni pour lui, ni pour moi…quand on commence d’avoir la confiance au bord des lèvres, qu’importent les clichés et les lieux communs. Pour m’entendre dire : vous parlerez quand vous voudrez, vous l’avez fait avant-hier, aujourd’hui on pêche et ça suffit bien comme ça…
Manech m’a traité d’idiot. Lui qui faisait plutôt dans le soft habituellement, m’a tout bonnement traité d’idiot. Les autres n’y sont pas allés par quatre chemins : Mijaurée ! tenait le haut du panier !
Mais le lendemain, nos bouchons tenaient bon leur cap près des rives de la Dordogne.
Il avait cet habit bleu, qu’ils avaient tous là-bas. Ce pantalon de toile grossière, la veste par dessus, et dessous rien qu’on puisse imaginer. Nous autres, nous n’avions plus les mots justes pour décrire tout ça, comment ils s’habillaient ceux-là, d’un bleu, si délavé, tellement insignifiant. Cette chose-là, ils s’en foutaient et, quand ils portaient cravate, la mode n’y faisait rien. Ils étaient endimanchés, comme on l’est en campagne. Habillé on dit là-bas, sans songer à plus, sinon, on cause du Parisien qu’on reconnaît à sa mise.
Il avait des mots plein la gorge, j’en étais sûr. Il avait sa gorge et sa poitrine prises. Mais rien pour extirper tout ça. Ils étaient tous comme ça, verrouillés, durs à saisir. Non, pas tant que ça ! Au bout d’un moment, on pêchait avec l’un, on discutait avec l’autre, sur le bout d’un champ, mais ils continuaient de glisser, comme font les algues près des berges, ils continuaient d’aller, insaisissables.
Puis vint ce jour d’un commencement de sociabilité. Une fin d’après midi que nous ne pêchions rien d’autre que du vent, il avait jeté, en pliant sa gaule : « Viens, je te paie un coup chez la patronne : ». La patronne, c’était la tenancière du Café du commerce. Pas un estaminet, mais Le Café du commerce, avec quelques chambres à donner. Le vrai café de campagne, doté de son formica teinté acajou flambant 70, tout poisseux de Ricard et de limonade. Les murs suintaient la gitane maïs et le gris. Ils avaient cette couleur d’alcool et de tabac collés à la peinture. Le tout avait un air de trompe-l’œil mais ne trompait pas les narines : cette couleur avait une odeur, obsédante mais à peine écœurante dès lors qu’on avait plongé son nez dans le pastis ou le pinard. C’était aussi le seul débit de tabac du village, planté, une fois n’est pas coutume face à la mairie : les parpaillots étaient parvenus à repousser l’église hors les murs ; le temple était niché dans un creux de verdure près de la Dordogne ; le Café du commerce trônait face à la mairie. Pays de protestants, de communistes et de républicains, à l’occasion !
« Salut l’Alfred ! »
Sur cette interpellation de la patronne, je connus enfin le nom de celui dont je partageais les asticots. Et derrière, quand la silhouette d’Alfred se fut effacée de la porte, pour qu’on m’y découvrît, ce « Bonjour Monsieur ! », difficile à avaler mais qui marquait si bien l’acceptation polie.
Je crois bien avoir bu mon premier canon de rouge, ce jour là. Du vin, j’en avais déjà bu beaucoup, mais jamais du Cinq étoiles, dans ces petits verres de cantine, que la patronne mettait à tremper dans une bassine derrière son comptoir. Les moucherons se noyaient dans une eau vaguement aseptisée au Paic. A côté, une autre bassine rinçait péniblement, passées dix heures du matin, verres et insectes.
Ils avaient un sport local : la belote comptoir. Un truc que pas un étudiant ne connaît, ou du moins, pas avec autant de subtilité que tous ces paysans. La belote comptoir, c’était leur poker qui aidait à ranimer les conversations quand elles mollissaient. Lorsque s’essoufflait le ton du tout venant quotidien, l’escalade des annonces ramenait du piquant dans les échanges. Ils étaient dix autour des cartes, dix à houspiller chaque joueur, quand il se risquait à lancer son défi.
Et ils voulurent m’apprendre. Alfred d’abord qui leur disait que j’étais fin pêcheur, alors la belote je devais pouvoir, et il en prenait un autre à parti, deux se portaient témoins pour affirmer qu’un qui n’avait jamais su pêcher autrement qu’à la lanterne, jouait passablement à leur jeu.
Je ne sais pas s’ils m’ont laissé gagner d’abord pour me payer les premières tournées, mais fatalement je me suis pris et laissé prendre à ce double jeu du hasard et du vin. Ma tête est rétive aux règles. J’ai oublié celles de la belote comptoir, mais je n’ai pas oublié la formidable cuite qu’elles m’avaient procurée. Cinq étoiles sur Ricard, nul ivrogne n’a composé de dicton là-dessus mais, plus ça allait dans la descente, et plus je faisais tricard dans l’art de parier et de bluffer mon prochain.
Remonter jusqu’au Logis, sur une bicyclette brinquebalante, tint du steeple-chase. J’ignorais qu’un vélo eût ce pouvoir d’escalader les talus et de bousculer son cavalier au milieu des orties. J’ignorais qu’un vélo pût emprunter les fossés comme des chemins de traverse et y abandonner son cavalier au bon soin d’une âme de passage. Ce soir-là, personne ne passa devant le fossé trop profond qui m’avait englouti, où je me finis par me réveiller au milieu d’une nuit bien noire.
Le citadin ignore tout de la nuit noire. Le citadin ci-devant étudiant n’avait jamais soupçonné qu’une expression littéraire puisse receler autant de bon sens. La nuit noire, je vous l’affirme, c’est goutte, on n’y voit goutte ! Il n’y a plus de points cardinaux si ! peut-être pour Ulysse qui a la science des étoiles, mais je ne suis pas marin, ni meilleur tireur à l’arc. Ce soir là, j’étais plutôt cyclope borgne.
Trouver le vélo ne fut pas dur : ses freins amoureux s’étaient enfoncés dans mes côtes. Basculer la dynamo sur la roue tenait du réflexe de survie élémentaire, sauf qu’un esprit léger, je m’en rendis compte assez tôt, avait oublié de changer l’ampoule aigrelette qui devait me montrer le chemin. L’ampoule fonctionnait. J’en eus la preuve en lançant d’un tour de pédale à vide, la roue arrière. Mais je n’étais pas Zatopek ni Poulidor : pour éclairer autre chose que le garde-boue avant, il faudrait y mettre du jarret ! Jarret qui me faisait passablement défaut, après ce début de nuit embrumé. Embrumé, je n’étais pas le seul. La nuit l’était autant, qui se contentait, avec une louable constance, d’afficher le noir le plus profond. De vagues étoiles, pas de lune. Une ampoule de vélo façon fanal grelottant un soir de tempête dans un terrible conte de fées.
Je n’avais pas peur des loups qui, je le savais, avaient déserté ces contrées depuis fort longtemps. Je n’avais pas peur de la nuit, non plus, même si elle bruissait de mille bruits inhabituels à mes oreilles. J’avais tout simplement peur de ne pas parvenir à retrouver mon chemin. En fait, je n’en avais même plus peur, ce qui est largement pire, j’étais tout bonnement persuadé qu’Ariane dormait cette nuit-là sur ses deux oreilles et que mon destin et mon territoire se résumaient au bord de fossé dont je nous avais fièrement extirpé, mon vélo et moi-même !
Sur le chemin de Buros, ils m’ont trouvé au petit matin. Endormi comme un bébé qu’ont vaincu fées, crapauds, dynamo et abnégation. Je dormais enlacé à mon vélo, cet ultime témoignage de la civilisation, dont je n’avais pas voulu me séparer. Ils m’ont réveillé d’un éclat de rire qui résonne encore à mes oreilles. Louis surtout, qui savait tout du pourquoi du comment, ne se tenait plus. Son gros ventre, auquel il ne songeait plus, tressautait sous l’effet du rire qui le secouait. Sans doute le tableau valait-il bien ça.
Ce jour-là, ils m’ont baptisé. Je l’ai su des années après, quand je suis revenu au village pour les photos du monument et pour parler de tout ça. Au Café du commerce, où une autre patronne servait à la régalade pour la fête du monument, un que je ne reconnaissais pas a lâché : « Alors, Belote, c’est la gloire ! » Ce jour-là, j’ai compris comment j’étais entré dans leur histoire, comment s’étaient dénoués les liens qui nous éloignaient.
En plantant ma ligne à côté de celle d’Alfred au petit soir, j’avais la tête rêche de tout ce trop de la veille. Il s’est tourné vers moi, pour s’étonner de ne pas m’avoir vu allumer un clope. Quand je lui ai dit que les clopes ne me valaient rien sur la gueule de bois, il a juste lâché :
« Les clopes, c’est bon pour personne, mais si tu veux, pour les Craven et le reste, il y a du monde qu’on peut voir encore… »
La pêche à la ligne, les petits hobbies et les gueules de bois, ça vous refait le monde. Ça vous réunit le monde, comme vous ne pouviez pas savoir.
Carnets de Thomas
Au moment de la nuit, il ne sait plus bien où sont ses amis. Il pourrait rester là longtemps, au coin de la rue, face au village vide. D’imaginer derrière les lourds volets de bois les intérieurs de tous ces autres qu’il croise en plein jour, leurs conversations ou leur silence impuissant, leur vie sans certitude, lui donne un vertige. Il n’y a plus de porte où frapper aujourd’hui en toute confiance. L’anodin s’est exilé au profit du hasard. Et, dans le village, dans le réseau, l’illusion de la tranquillité, seule, demeure.
Et la parole qui n’a jamais tant pesé, n’a jamais non plus tant menacé, ni tué. L’innocence, ce vain mot qu’il regrette. Avant, les faux-semblants, s’ils décevaient, n’engageaient pas la vie. Ou alors, il s’en rend compte maintenant, c’est que le sérieux se jouait une étrange comédie. Tout prendre au sérieux, c’était la grande futilité de la vie d’avant. Peut-être parce que libre, il n’y avait pas de véritable misère que celle qu’on acceptait. On pouvait s’en inventer aussi, qui pimentaient le quotidien. Porter des croix et rouler des roches pour exister par une douleur et un sacrifice renouvelés. Si l’existence faisait mal, la conscience en était plus franche.
Peut-être oui. Parce qu’aujourd’hui, il le sent bien, chaque fibre de chair et chaque souffle comptent. Aujourd’hui où s’impose la vie, sans artifices, rien ne doit être gaspillé. Chaque parcelle de vie compte. L’homme, qui fugitivement oublie le fonctionnement parfait de sa mécanique, perçoit le sang sourdre dans chacune de ses veines. Comme au matin du monde, prendre conscience de soi, de ce miracle d’eau, de chair et de sang.
N’oublie pas que demain tu vas mourir : ainsi s’ouvre la conscience de soi et avec elle, l’indompté, l’ambition et le courage. N’oublie pas que demain tu vas mourir, efface l’appréhension de s’enfoncer dans la nuit avec, dans son dos, le village qui s’évanouit lentement.
Derrière les persiennes, la femme du pharmacien le regarde s’éloigner. Abandonnant comme à regret son poste d’observation, elle a un mouvement lent du bassin pour se tourner vers son mari. Et puis, le ton conspirateur, elle lâche :
– Le voilà qui part encore.
– Ah ! De quel côté ? La réponse est distraite, même si la voix se force à l’attention.
– Je ne sais pas. Vers les collines, on dirait…il a tourné le coin de la venelle…
C’est à peine si son mari l’écoute. Calé dans une bergère Louis-Philippe, dans un coin de la chambre, le journal du soir l’absorbe tout entier.
– Il part souvent, tu sais. C’est un inconscient. Trop jeune. Elle répète scandalisée : un inconscient ! Et les syllabes qu’elle martèle.
Rongée par cette silhouette que la nuit a prise, elle n’a d’inquiétude que pour elle. Les enfants, Dieu merci, sont à l’abri.
- Toi, ça ne te fait rien ?
Lui ne veut pas entrer dans son jeu. Las des colères sourdes de sa femme, il s’enfouit plus complètement dans sa lecture.
Les mains agrippées aux chambranles de la fenêtre, face à la place vide qu’elle devine entre les jointures des volets, elle s’échauffe un peu plus et, le regard maintenant au plafond, elle jette, presqu’hargneuse :
– S’il fait des bêtises, c’est nous qui trinquons. Tu le sais ça, non ?
Elle lui tourne le dos mais pourtant elle lui parle pour qu’il réponde. Elle ne crie pas. Non qu’elle n’en ait pas envie, mais parce qu’aujourd’hui on ne crie plus dans la nuit. La guerre, comme aux autres, lui a imposé une retenue inquiète. Tous les mots un peu hauts, elle craint de les voir couler au travers des persiennes. Elle voudrait hurler cependant. Mais elle mord sa lèvre. Sa poitrine serrée, la respiration oppressée ; elle sent la colère qui monte. Elle songe à ce qu’ils ont fait au village, en amont du fleuve. D’imaginer la mort lui fait respirer l’odeur du sang. Elle n’a rien vu. Personne n’a vu. Mais l’horreur a trouvé un chemin jusqu’à la place du marché. Les vieux, les jeunes, tous racontaient l’angoisse, augmentée de toutes ces années de guerre. Et le flot des paroles, s’il glaçait, les libérait aussi d’avoir trop d’imagination. Personne n’avait vu mais elle, comme les autres, aurait pu toucher les cheveux poissés de sang sur les pavés. Et cette nuit, elle voit encore, sans le moindre bruit, elle voit. L’or des cheveux, des nuances de rouge matifié. Et des plaintes muettes sur les visages.
Ce petit con ! Il est irresponsable ! Et pourtant, c’est pas compliqué de comprendre que chacun rame dans la même galère. On le sait aujourd’hui que la responsabilité est collective, que pour une goutte d’eau qui tombera dans la mer, tous risquent d’y passer.
– Tu devrais lui parler…
– Et pour lui dire quoi ? Pour le coup, le pharmacien s’est réveillé. Pour lui dire quoi ? Il répète ça avec étonnement, scandant chaque syllabe. A bout de bras, son journal qui pend. Il regarde sa femme et il ânonne, comme s’il parlait à un enfant récalcitrant :
– Tu as vu sa femme ? Tu crois qu’il est différent ? Après un temps, comme s’il cherchait les mots à dire à celui qui est parti il dit son impuissance :
– Tu veux que je lui dise quoi ? Si vous êtes pris … c’est nous qu’on tuera ?
Sa femme, à bout, lui jette un regard mauvais et souffle, agacée :
– Je sais pas moi, à la fin ! Mais tu trouveras bien…parce qu’il faut qu’il comprenne, tu m’entends, il faut qu’il réalise que ce village ne sauvera pas le monde. Elle s’est retournée vers lui. Sa voix s’est faite rauque parce qu’il y a des sanglots dedans, des larmes qu’elle réprime, mais la peur est si forte. Elle se reprend, se rassurant à ses propres paroles : Déjà, c’est une chance que le vieux Marcel n’ait plus ses juifs chez lui.
Il est sans voix. Elle se drape dans sa robe de chambre et voilà qu’elle crie maintenant :
– Eh oui quoi ! Ne me regarde pas comme ça… les juifs ! les juifs ! ça aussi c’était un danger pour nous tous. Ils avaient qu’à se débrouiller… Comment on a fait nous autres ? Les juifs ! Il faudrait qu’on les aide peut-être ? Et pourquoi ? C’est pas eux qui ont vendu Jésus non ? Et maintenant il faudrait tout oublier, pardonner. Eh bien non ! Trop facile ! Qu’ils se démerdent ! A eux de porter leur croix ! Et au fond, ça n’est que justice…
Il la regarde mais ne la voit plus. Jésus, les juifs. Toutes ces vieilles rancœurs, songe-t-il. Du presque vrai, du peut-être vrai. Un homme a vendu un homme, sans doute. Mais Dieu et tout le reste, toutes ces vieilles croyances…il a peur lui aussi maintenant.
18. La sculpture, c’est un métier (suite)
Octave savait mais ne dirait rien. Marthe cachait car elle ne voulait plus rien savoir. Thomas, emmuré plus que jamais dans son caveau, ne serait pas beaucoup plus bavard. Alfred voulait bien conduire sur le chemin de la parole mais guère plus avant.
Il vint me chercher à l’atelier un après-midi tandis qu’Octave tentait de nous enseigner la loi du point de vue. Comment on conçoit la sculpture et telle la regarde les autres. Il ne pouvait y avoir d’unique point de vue, à moins que l’auteur ne l’ait décidé, sinon c’était une faiblesse de composition. De tous, j’étais le plus assidu. En partie sans doute, parce qu’il y mettait du sien. Un autre chemin pour les mots, qu’il proposait. Lui qui n’avait jamais été que modeleur, qui confiait à d’autres la mission de fondre dans le bronze ce que ses mains avaient pétri, portait cependant beaucoup d’intérêt à notre pratique anarchiste.
Débarrassé de Jean, auquel le liait une amitié teintée d’un agacement indéfectible, Octave en son domaine prenait le temps et aussi, beaucoup mieux la mesure des choses. Ces vieux homos, habités d’on ne sait quelle faiblesse, qui se défendent d’aimer pour mieux donner, ces caprices qu’ils ont, on croit qu’il faudra les prier longtemps mais recouvrée leur sérénité, les voilà qui s’ouvrent et vous donnent leur cœur, leur foi et la main avec. Pas une sagesse, mais une bonté. Ou les deux.
Les vieux qu’on a oubliés au moment de leur jeunesse. Je ne sais pas où nous serons cantonnés plus tard. Aujourd’hui, je vois bien où je suis, où sont Manech et Eric : dans la cohorte des tonitruant. Notre parole n’a pas besoin de porter, même les plus jeunes viennent à nous.
Octave, que nous n’avions même pas daigné ranger au rang des « collectors », eut à peine besoin de nous conquérir. Un peu quand même, après l’entrevue dans son salon, moins quand nous eûmes découvert l’atelier sous le hangar à tabac, encore moins sans doute quand il vint nous révéler un monde qui nous était si parfaitement étranger. Il fut le premier à rendre tangible la question qui nous taraudait tous : « Que voulez-vous faire et avec quoi le ferez-vous ? » À peu près ce que Jean nous avait asséné le soir du vernissage. Comme quoi, les vieux homos communiquaient encore. Mais, à la différence de Jean, Octave fut le premier à désigner, au delà de gestes désordonnés qui nous avaient faits jusque là, l’engagement qui, insidieusement, était en train de nous lier à la terre sur laquelle il vivait. Les histoires, nous savions bien que par bribes, il faudrait aller les chercher. Mais il y avait une sorte de hiatus. Entre les histoires et la sculpture, que faire ? Comment faire que l’une soit fille et mère aussi de l’autre. Comment les imbriquer, faire coïncider tout ça, notre jeunesse irrésolue, leur jeunesse perdue et l’univers de Thomas et des autres, les guerriers, la tôle et l’hommage ?
Déchirer et fondre la tôle, armés d’un chalumeau, on savait. Tant et si bien que ça nous avait conduit jusque chez lui, dans ces terres de Dordogne. Mais après… maintenant qu’on nous prenait au sérieux ? La sourde angoisse qui nous avait saisis avait renvoyé Paul derechef dans le giron d’Isa. Il assurait nous soutenir, mais de loin, comme font ceux qui se résolvent à grandir à l’ombre des impôts et de la CSG. Il nous consacrait ses week-ends ce qui n’était déjà pas si mal quand menaçaient les exams de fin d’année. Alors Eric avait mis la main à la pâte. Manech continuait d’être l’électron libre qu’il serait toujours. Je me découvrais de curieuses affinités électives quand Fulgurance me soufflait simplement que je m’ouvrais à moi. Du souffle de Fulgurance, de l’attention d’Octave, je ne sais ce qui dénoua tout. Je sais seulement aujourd’hui, qu’on vit avec des liens et des nœuds et, nul autre que soi n’en effleure le secret. On est son propre Minotaure et il arrive qu’un Minotaure se satisfasse des trois vaches qui minaudent dans son pré. Il se peut aussi que son appétit le dévore et il arrive aussi qu’il réalise n’être que le pur produit de l’imagination des hommes. Ainsi on le fit, ainsi devrait-il demeurer pour que les choses de même, dans un ordre parfait, et brillant de leur mieux.
À l’atelier, Pierre avait fait livrer la matière première. Robert Mercier, presque notre mécène, mais à tout le moins grand pourvoyeur des apprentis chômeurs cultivés, avait été choisi comme fournisseur sur le seul souvenir de l’accueil éclairant qu’il nous avait réservé. L’anti-refouleur Asta, c’était quand même lui ! et nous nous sentions redevables à son égard, heureux d’encourager le petit commerce. Tubes et anti-refouleurs s’amoncelaient donc dans l’atelier. Des bouteilles de gaz, un chalumeau, des fers à souder, et au milieu de tout ce bric à brac, Octave pour dénouer quelques fils. Octave qui, en lieu et place d’un chalumeau, nous mit dans les mains un crayon. Et se mit en devoir de nous enseigner la règle de Troie.
Le cheval, nous dit-il, nous l’avions. Encore fallait-il le faire entrer au cœur de la bataille. Et pour ça, comme dans la vie, il fallait savoir composer. Composer ! Le crayon en était tombé des mains d’Eric, grand pourfendeur de prosélyte, Manech composait comme seuls ceux qui tutoient les anges peuvent composer et moi, fidèle à me, myself and I, je doutais et redoutais que Fulgurance n’ait été éblouie par un aveuglant amour.
Octave avait pourtant la tête à son discours et ne démordait pas de nous faire endosser l’habit du courtisan. Il tentait de nous faire comprendre que le temps était venu de nous mettre au travail et de faire coïncider inspiration, chance et possible réussite. Comme Pierre, il nous projetait au bord du précipice, près de la roche Tarpéienne qui jouxte de pas loin le Capitole. Là où les Athéniens ne pouvaient manquer de s’atteindre commença notre calvaire. Troie, Pythagore et bien d’autres noms de légende vinrent à notre rencontre. La classe s’était vidée : Manech herborisait de glougloutantes mélodies sur les berges de la Dordogne et se gargarisait le gosier de Bergerac rouge, ou blanc bien frais, quand sa fuite éperdue des classiques l’avait conduit loin sur les coteaux.
Eric et moi trimions. Comme des gamins sur les bancs de la communale, Eric et moi tentions de pénétrer les mystères de ce curieux solfège qui fait qu’un point de vue ne suffit pas et qu’à l’œuvre qu’on veut voir agir plusieurs contrepoints sont nécessaires. Octave montrait ce qu’il avait sous la main : ses œuvres. L’atelier n’en manquait pas, de toutes les tailles. D’enlèvement d’Europe en Lutte du Centaure, de Charybde en Scylla, nous arpentions un demi-siècle de sculpture néonéoclassique, pas très moderne, si peu moderne que nos synapses, pris de fatigue, se prenaient à espérer la voiture balai ou la roche Tarpéienne. Mais le vieux savait bien ce qu’il faisait. Il nous tenait toujours. Il commençait parfois par le sujet pour nous donner à lire les formes. Ou bien il nous offrait le plâtre à disséquer, et nous demandait de quoi il retournait dans ce morceau de matière. Il avait ça en lui de faire comprendre les choses, de les présenter pour la seule évidence qu’il souhaiter désigner. D’une sculpture, il pouvait retenir un simple mouvement de drapé, une torsion des hanches, les naseaux dilatés d’un cheval, le frémissement d’un poitrail ; il montrait le détail qui servait l’essentiel du propos ou bien l’architecture d’un groupe qui confortait la sérénité de la scène. Mieux que dans les musées…il ne faisait pas d’histoire de l’art, simplement, il nous enseignait à regarder. Fulgurance, qui ne traînait jamais loin de l’atelier, avalait ses regards, buvait ses mains lorsqu’elles tournaient autour d’un plâtre brandi à bout de bras et, lorsque s’éteignait sa voix, son regard brillait qu’elle plongeait gaillardement dans le mien, comme si inquiète de vérifier que j’avais bien tout vu.
Pour voir on regardait et on écoutait tout autant, mais dans le fond de l’atelier, les guerriers dormaient, paisibles, tels que jamais nous ne les avions connus. Quelque chose manquait. Tous les matins, Octave était là, prêt pour la leçon et bravement nous l’écoutions, ou seul, je l’écoutais quand Eric, dont le talent de composition s’épuisait, collait aux basques de Manech assoiffé tout autant de musique que de Bergerac. Fulgurance lui filait le train et, seul avec l’Octave, je me retrouvais à tenter de résoudre cet éternel dilemme de l’entrée au village d’un cheval – ou d’un monument- que nul n’espérait plus.
C’est dans un de ces après-midi illuminé de soleil, alors qu’à regret j’avais laissé dans mon dos Manech, Fulgurance et Eric partis « herboriser », tandis que je jetais un regard envieux vers la prairie, où goguenards, boutons d’or, marguerites et autres coquelicots s’apprêtaient à s’abandonner à une printanière orgie de butinage collectif, qu’Alfred m’invita à sécher les cours du vieil Octave. Lequel me laissa faire sans autre forme de procès, si ce n’est de nous confier à Louis et à la 2 CV puisque nous devions aller jusqu’à Bergerac, où le solex d’Alfred nous aurait certes conduit, mais un peu trop lentement.
Nous allions chez le pharmacien qui s’était retiré à la ville, à peine la Libération venue. Son histoire était étonnante qu’Alfred et Louis esquissèrent chemin faisant. A la Libération sa femme l’avait quitté et ses enfants ne voulait plus entendre parler de lui. Il avait eu cette idée saugrenue de faire la cour à Marthe quand son mari n’était plus revenu au village. Personne n’avait bien compris ce qui lui était passé par la tête. Il n’avait jamais voulu s’expliquer là-dessus, mais aujourd’hui après tout ce temps, Alfred assurait qu’il était prêt. Au téléphone, il avait dit qu’il ne cherchait pas justice pour lui, mais simplement qu’il voulait bien me parler. Il souhaitait juste lever un coin de voile sur ces années tellement troubles. Il ne voulait que moi, ni Alfred ni Louis, juste moi, parce que j’étais jeune et étranger à tout ça, au village et à leur histoire. Sa confession, je la reçus sous le sceau du secret et ce faisant, je me retrouvais embarqué dans le naufrage qu’ils avaient tous vécu. Détenteur d’un secret, je reliais certains fils entre eux, admis parmi les initiés, je devais maintenant me plier à leur règle. La première était la loi du silence. En me parlant, le pharmacien me fit entrer dans l’histoire de sa vie, dans celle de Marthe. Il me fit toucher du doigt un mélange confus de sentiments, de paroles qui jamais ne s’étaient envolées et de non-dits qui continuaient de nourrir des regrets.
Avec un sourire amer, il me dit que c’était sa femme qui l’avait décidé sans qu’elle s’en rendît compte. Un soir, il l’avait découverte pleine d’une haine stupide. De la pire espèce, la haine des curés colporteurs de malédiction. Cela je le savais, Thomas l’avait écrit dans ses carnets. Et je compris alors comment Thomas avait pu savoir. Le pharmacien, tout simplement lui avait dit la vérité. En l’écoutant, je réalisais comment tous ces gens à l’époque vivaient deux vies. L’une très intense se déroulait pour eux seuls. A huis clos, chacun dans le refuge de son cerveau jouait sa vie, défendait ses convictions. Et le pharmacien comme les autres. Il n’avait pas pris les armes comme Thomas mais n’avait pu se résoudre non plus à baisser totalement les bras. Pour éviter qu’on n’arrêtât Marthe dont il devinait la souffrance et pressentait le martyre si on devait l’emprisonner, il était allé vers elle. Thomas disparu on ne sait où, mais on imaginait bien pourquoi, jouer la farce de l’adultère aux yeux de tous lui était apparu comme le meilleur moyen de préserver Marthe et le fuyard. Il me le raconta longuement sans que je songe à l’interrompre. Il parlait à mille lieues de moi, pour lui, revivant ces premiers instants passés auprès de celle qu’il avait sauvée. Marthe avait tu son nom. Chacun avait vu une faute, sa femme la première, mais nul devant le tribunal n’avait souhaité rétablir la vérité. De sa femme il était trop loin. Quant à Thomas et Marthe, ils se moquaient bien des convenances et des ragots. Plus, ils les auraient favorisés pour mieux vivre à l’abri.
Il était donc aller voir Marthe, cette jeune institutrice qui avait veillé sur l’éducation de ses enfants, et l’avait trouvée aux quatre cents coups :
« L’anodin qui n’avait guère de prise sur Marthe prit tout son poids quand Thomas ne revint plus. Les presque rien de la vie d’autrefois remontèrent à la surface en cortège d’images douces-amères qui firent errer son regard. Il n’était pas rare que, face au tableau noir, elle arrêtât un geste, suspendît indécise une phrase dans l’élan d’une craie et s’abandonnât à la valse des souvenirs qui dansaient pêle-mêle. Ce sont ces riens qui font tout le poids, toute la force de la vie. Ces étincelles sans fumée qui allument pourtant un feu dans les entrailles et sèchent la bouche qui mâche une poussière noire comme suie. Que le vide soit tellement empli de la présence, inconsistante pourtant, de l’autre lui donnait le vertige. Des rêves l’éveillaient, seule entre les draps, mais si proche encore de celui qui ne la quittait plus autrement qu’au réveil et encore, elle ne savait pas bien, parce qu’il avait l’air tellement vrai et vivant, chaud presque dans le lit, à l’aimer comme autrefois… à l’aimer, au moins à dormir, corps lourd de songe mais présent pourtant, rassurant.
Avec cette douleur nouvelle, elle ne savait pas bien comment s’y prendre. Ne rien savoir de lui l’inquiétait, mais ce n’était pas cela le pire, le pire, c’était son imagination qui fomentait des histoires couleur de cendre.
Dans cette époque où l’on ne savait rien, tout se disait pourtant. Peu voyaient, mais chacun savait raconter, chacun savait dénouer avec un plaisir morbide, inconscient sûrement, l’écheveau de l’angoisse.
Ce vide où elle vivait. Avec le goût des choses qui avait disparu. Et il faudrait qu’on ne vît rien, que la figure chantât dans cette idiotie où je voulais la lancer. Cette histoire à ne pas dormir, à cauchemarder, d’elle et de moi comme de vieux amants. De l’à peine croyable qu’elle ne pouvait envisager.
Elle en voulut à Thomas de se sentir si désarmée pour le protéger. Mais ce ressentiment était presque doux qui la rapprochait de lui, puisqu’ils se parlaient dans sa tête alors. Ou non, plutôt ils s’affrontaient, comme avant, quand elle tapait des poings contre l’emmuré.
Une drôle de folie la gagnait. La douleur qu’elle caressait s’irisait tout à coup, des éclairs la traversaient et, au milieu de ce qui la brisait, passaient des sourires, des bribes du bonheur d’avant, des regards francs et chauds, autrefois presque fades, mais chauds, oui, chauds alors mais qui ne réchauffaient plus, dans une lanterne magique l’absent défilait, et ses lèvres, ses lèvres à elle se dessillaient à peine. Ses lèvres glacées, dont le sang semblait retiré. Ses lèvres d’une statue, engourdies, qui ne savaient plus épeler les mots qu’il faudrait, et le souffle dans les mots qui passerait forcément et donnerait un peu de chaleur. Cette cicatrice au bas de son visage qu’on aurait pu croire juste bleue, mais qui était rouge pourtant encore. Ces lèvres qu’elle mordait méchamment parce qu’elle voulait se faire le mal de vivre, elle mordait violemment dans cette chair dure, au risque de la pulvériser comme roche gelée. Mais de toutes les façons, elle ne les sentait pas, se souvenait juste qu’elles devaient être là, sous le pli labial, juste au dessus de la fossette du menton.
Elle avait le regard de l’absente elle aussi, un regard braconnier qui courait une campagne de visages, de certitudes trompeuses et fugitives. Une folie doucereuse – une folie doucereuse, elle souriait presque à ce mot qu’il aurait aimé. Douce heureuse. Un mot qui porte son contraire comme un reflet dans un miroir. Elle aurait souri si elle avait su encore comment commander à ses muscles. Oui, si elle avait su vivre encore, elle aurait sûrement souri. – une folie doucereuse, qui mord comme un acide, l’emportait et la faisait presque vivante, moitié morte, le regard tout entier tourné vers elle, à l’intérieur d’elle-même, ce regard qui n’était pas le regard dont la vie avait doué ses yeux, mais une force de tempête, un hurlement strident où passaient vite la poussière et ce qui avait été.
Il n’y avait pas d’immobilité en elle, que son corps dans l’espace qui ne comptait plus parce que toute la vie, toutes les émotions auxquelles elle tenait vraiment, tout son monde, son univers entier, palpitait dans l’épaisseur de sa chair fustigée. Avec des fulgurances de comètes, des tournoiements de feuilles au vent glacé d’hiver, tout ce à quoi elle tenait et se raccrochait, fusait dans sa chair et butait aux parois de son front, l’obstiné barricade qui ne voulait s’ouvrir ni laisser s’épancher sa douleur.
Laminée par le doute qui dit l’espoir parfois, mais elle n’entendait rien de ce peut-être-là parce que la vie d’alors avait trop de ces possibles où frémissent l’indignation et la peur.
Elle, autrefois, avant-hier à peine, si vindicative, abdiquait toute lutte.
Mes paroles que j’essayais rassurantes finirent par ouvrir une brèche. Ses sanglots sont toujours là dans ma tête à résonner :
– Parce que je ne suis pas comme eux. Je ne suis pas sœur d’armes, mais la femme de l’absent, oui, simplement ça, hoquetait-t-elle, sa femme et rien d’autre.
Et pas de bruit dans la nuit qui nous entourait, que ses sanglots à elle, que ses larmes pour celui qu’elle aurait voulu là, simplement là.
De ce réseau qui les rassurait, elle ne comptait, dans une vaine tentative de sourire cynique, que les mailles trop lâches par où siffleraient les balles. Le réseau, cette chose abstraite qui n’avait pas de domicile fixe, mais qui les unissait pourtant aussi sûrement que les doigts de la main lui inspiraient une terreur dégoûtée : le réseau, au mieux cette antichambre des trains pour l’Allemagne, au mieux oui, parce que la fosse les prendrait plus sûrement avant. Ca elle en était sûre, bien plus sûre que du retour de son homme.
À chacun de mes mots sourdait son angoisse, palpable, suintante. Elle était, l’angoisse faite femme, depuis que l’absent n’était plus rentré. Tous ces jours qu’elle n’avait tant recomptés, jusqu’à ce soir, où presque fou je lui parlais de ce miracle que je m’émerveillais d’inventer. Mais elle avait trop mal, pour essayer d’y croire :
Eh quoi ! Me jetait-elle, si vous tombez aussi au fond d’un trou, ils enverront le boucher me conter toutes ces âneries-là ? Des gosses, tous des gosses, des gosses qui baignent dans le sang et la tuerie, mais avec une candeur toute naïve, des gosses voilà ce que vous êtes, des paysans aux mains malhabiles, habités de rêves dérisoires.
Pauvre femme, passagère de la déroute, qui ne voulait rien admettre d’autre que son mal, sa peur pour celui, dont la vie sauve, seule, lui importait, pour elle, pour eux, pour leurs enfants.
Son prénom, en elle, elle l’aurait répété comme une incantation. Avec ces lettres-là, ânonnées et scandées, elle voulait croire qu’elle pouvait réinventer ces mystères païens qui font revenir les disparus. Elle avait de ces délires, de ces échappées désespérées vers les ombres noires des vieilles de notre enfance, à la veillée, avec leurs histoires contées à demi-mot qui faisaient peur, mais pouvaient ramener ceux qu’on aimait.
Vers ce blessé, si près sans doute, mais dans la nuit hostile, elle se déchirait. Elle se dédoublait, se désavouait, parce qu’il lui était cher cet homme, tout résistant qu’il fut, mais blessé, blessé. Elle avait pour lui une rancœur bileuse qui l’écœurait, elle l’aurait haï presque de s’être jeté là, dans ces histoires mauvaises, mais le mal de celui qu’elle aimait était plus fort. Le mal de son mari pénétrait sa propre chair, se frayait un chemin jusque dans son bras à elle et les sanglots qui la secouaient se nourrissaient d’une multitude de douleurs qui se mêlaient.
Elle était prête d’être brisée, rompue, prête de toucher au fond, enfin, où son mal se mélangerait au grand drame humain, où sa bouche se tordrait pour elle, mais pour tous ses semblables aussi, elle était en chemin vers la source même du mal, prête de n’être plus que mal, douleur d’être noyée et d’étouffer la gorge pleine de larmes, inhumaine à force d’être broyée. Elle fut, seul sanglot, la douleur incarnée, mater dolorosa.
À son côté, ma petite musique de confiance, malhabile, mais un hymne à la vie et à l’espoir, une somme de naïvetés pour défaire son mal, le détourner d’elle, la détourner d’elle-même.
Et enfin, il y a eu ce moment où elle a plongé au cœur du noir, au plus profond de la douleur, elle a coulé, morte et noyée, comme l’Ophélie au cheveux roux, tourbillonnant longtemps dans cette douleur qui la vrillait, dans cette douleur horrible qui la rendait malade, lui soulevait l’estomac à force de la contraindre et de la tourmenter, elle a plongé dans ce trou ce noir, comme une chose folle qui n’a d’autre conscience que sa chute interminable, au milieu d’une obscurité pesante, ce vide hostile où elle était comme engluée, mais voici qu’à sa bouche ouverte démesurée, un cri rauque et rageur dit enfin la révolte.
La parole lui revint, elle me vit soulagé. Elle n’eut plus autour de la poitrine cet étau qui donnait à sa respiration ces feulements saccadés de bête traquée, elle parla se berçant presque au son de sa propre voix :
« – Mais qui le croira, vous êtes si … »
Elle n’osa pas dire vieux. Et pourtant, il y avait loin d’elle à moi. Elle peinait encore à se convaincre qu’on pût croire à cette histoire d’un plus vieux et d’une presque enfant, au moment où l’amour ne comptait plus vraiment, au moment où les drames visitaient d’autres histoires que celle des Capulet et des Montaigu.
Il n’y a pas que vieux qui lui vint, différent aussi, et dissemblable. Oui, c’est ça, dissemblable. Peut-être, il y avait eu cette surprise de me trouver à sa porte, de m’avoir près d’elle tout ce temps, quand elle m’attendait si peu. Incongru même dans ce rôle qui ne me collait pas bien à la peau.
Et voilà qu’elle aurait presque replongé dans le vide pour toute cette duplicité où se cristallisait la vie alors. Et moi avec.
J’étais tenté de la guider, je pensais que l’inciter à retrouver les gestes simples, mécaniques, ceux de la vie de tous les jours, replonger dans un quotidien bête, mais qui efface tout parce qu’il occupe l’esprit sûrement. Des travaux d’aiguille, elle qui n’en avait jamais eu l’habitude, des travaux d’aiguille où elle ferait tout pour éviter de se piquer, Pénélope d’infortune. Où elle pourrait avoir la grave concentration qui plisse les yeux et ride le front, pour glisser le fil dans le chat d’une aiguille qu’elle choisirait bien étroit. Je voulais l’imaginer, dans une mauvaise lumière, au jour déclinant près du feu, mais je n’arrivais pas bien à me convaincre que ça suffirait. D’y penser cependant et de lui dire nous transporta sous d’autres latitudes que nul tumulte ne vint plus troubler. Elle se dit que là peut-être était le vrai refuge, dans cette imagination qu’elle contrôlait mal, mais qui la porterait à d’autres rivages où ne serait pas l’absent.
Il faudrait qu’elle essaie, – elle en avait entendu parler du temps de ses études – il faudrait qu’elle essaie de dompter un peu son esprit, comme fait le rêveur somnolent à peine qui, au seuil du sommeil, cherche à conduire son rêve pour mieux construire son repos.
Seulement, voilà ! Si les travaux d’aiguilles le soir suffisaient à la tirer de son marasme, aux yeux des gens du village ils ne donnaient pas le change. Elle savait bien que pour faire oublier Thomas, il lui faudrait plonger dans mon conte. Nous sommes devenus les plus chastes amants que la terre ait portés. Ma femme, que je n’aimais plus partit rejoindre les enfants, tandis que Marthe et moi jouions la grande sérénade. Elle ne demeurait pas à la maison, mais il y avait toujours un regard pour happer mon ombre furtive lorsque je me glissais au soir dans la cour de l’école. Je jouais à me cacher un peu, suffisamment pour qu’on le remarquât Pour sortir de chez elle et regagner ma maison là, il fallait déployer des trésors d’ingéniosité pour n’être pas surpris… »
– Mais Thomas dans tout ça ? me hasardais-je.
– Vous pensez bien que Thomas l’a appris très vite, ce que voyait les yeux se répandait comme une traînée de poudre…C’est bien pour ça que l’idée ne pouvait que marcher… Thomas portait bien son nom, il doutait, il fallait qu’il voie, si bien qu’une nuit, nous fûmes trois dans la salle chez Marthe. Ce moment où il est entré dans la pièce… la stupeur sur son visage était presque risible. Je ne sais pas s’il nous avait réellement cru amants…mais de nous voir, Marthe et moi, plongés dans nos occupations quotidiennes : elle cousant, moi lisant le journal, chacun dans un coin de la pièce, ne s’adressant pas un mot, de parfaits étrangers en fait, cette vision l’a presque frappé d’apoplexie. Cette nuit-là je suis rentré plus tôt, mais cependant, pas avant d’avoir aidé Marthe à le convaincre que cette folie qu’il avait commise en revenant au village, il ne devait sous aucun prétexte la renouveler. Inutile de vous dire, qu’ensuite les veillées avec Marthe furent plus détendues. Voilà comment je suis devenu un salaud. Vous devez bien vous demander pourquoi je n’ai rien dit, pourquoi Thomas et Marthe n’ont rien dit. Posez-vous la question : qui aurait cru la vérité ? Vous connaissez la sotte vindicte populaire : « Il n’y a pas de fumée sans feu… » Croyez-moi, personne ne nous aurait cru. Pour moi ça n’a plus d’importance. Si Marthe ne vous a rien dit, c’est parce qu’elle pensait que ce secret m’appartenait. De cette époque, nous avons tous gardé des bribes de secrets, de demi-mensonges, je vous ai dit ceci pour que vous compreniez dans quel monde ambigu nous avons vécu ces cinq années-là.
Carnets de Thomas
Ils sont là. Devant elle, ils sont cinq. Ils viennent d’entrer, sans frapper, ouvrant large la porte. Ils sont cinq mais les enfants terrorisés les comptent plus nombreux. Depuis l’estrade où elle se tient, debout, les mains posées à plat sur le bureau, Marthe voit ces hommes apporter la guerre chez elle. Ils savent bien leur leçon. En un instant, sa classe est devenue leur terrain d’exercice : à chaque coin, l’un d’eux s’est calé, dos au mur, prêt à tuer.
Calmer les enfants, protéger ces enfants où sont les siens aussi. Encore que, aucun ne lui est plus cher que les autres à ce moment précis. Elle voit les hommes qui ne bougent et, au milieu, la masse confuse des pupitres et des enfants. Elle contemple tout comme dans un demi-rêve où, par bribes, la réalité resurgit. De brefs éclairs, des parcelles de vie se projettent en ombres diffuses étouffées.
Des cris et l’effroi d’abord dans ses yeux.
Le silence compte comme un refuge. Le silence après cette porte qui, d’un coup, s’est ouverte sur un monde brutal. Epargnée trop longtemps, Marthe se laisse emporter dans ce paysage nouveau, abrupt, cette chose qui est la vie d’aujourd’hui.
Pendant tous ces mois, elle avait façonné un univers dont l’horreur, pensait-elle, était absente. Pendant ces longs mois, ses élèves, dociles, avaient suivi la maîtresse. Dans la classe aux hautes fenêtres, le monde s’était immobilisé dans un lieu préservé.
Elle n’était pas tout à fait dupe cependant. Mais, quitte à jouer un jeu, elle avait choisi celui du moindre mal. Dehors, elle savait ; on ne pouvait pas ignorer d’ailleurs, mais dedans, dans sa classe, ce dérapage insensé de la vie d’aujourd’hui n’avait pas prise. Chez elle, seule comptait sa mission. Il n’était plus vraiment question d’éduquer, ou du moins, depuis l’invasion, sa manière avait évoluée : à ces enfants qu’on lui confiait, elle ne voulait que du bien, voilà, c’était un bon résumé. Convaincue que l’arithmétique et l’orthographe finissent par dompter les cerveaux les plus rétifs, Marthe avait choisi de troquer sa badine de maître contre la crosse du berger. De l’un à l’autre, la distance lui paraissait infime. Au fond, n’était-ce pas cela enseigner que de guider et d’aider à surmonter les obstacles ?
Certains parents, elle le savait, s’étonnait de sa conduite nouvelle. Dans la jeune licenciée qu’ils avaient accueillie avant-guerre, ils n’avaient vu qu’un modèle de rigueur. Et c’est vrai qu’on avait pu s’y tromper. A leur première rencontre, elle n’avait cessé de parler tables et conjugaisons maniant le verbe avec une aisance que tous avaient prises pour de l’assurance. Sensible et timide, elle avait masqué son angoisse derrière des concepts sans saveur. Les mots qu’elle multipliait sonnaient comme une mélodie désarticulée, mais le pharmacien, le notaire et quelques autres avaient été séduits par ces accords.
Sa classe tenait mal alors. Les premiers temps, la nouveauté aidant, les enfants avaient semblé vouloir épouser son rythme mais à Pâques, elle avait senti qu’une lassitude morose les gagnait : pas plus qu’elle ils ne goûtaient les chiffres et les mots désincarnés. Ainsi, un peu malgré elle, la rébellion était née. Elle n’avait pas été la dernière à y succomber.
Lentement son ton avait changé. Les mots, choisis dans le registre des émotions, avaient vite ramené sur le visage des plus attentifs une curiosité confiante. Et, quand à l’été 39 le monde avait basculé dans un drame sordide, Marthe, sans en être vraiment consciente, était prête.
A ces enfants qui enduraient les privations, elle ouvrait chaque jour plus grand un monde imaginaire. Le notaire, le pharmacien, trop respectables aujourd’hui, stigmatisaient là sa fuite, le renoncement coupable à son devoir. Trois fois déjà le maire avait reçu des plaintes. On s’inquiétait pour ces enfants que Marthe désarmait. Dans ce monde fantaisiste où l’institutrice les conduisait jour après jour, ils perdaient tout sens commun. Marthe savait bien que les notables réclamaient, pour ce futur plus que jamais hypothétique de la France, de l’ordre et de la discipline. Et de réprimer un sourire amer : c’était à croire que ceux-là étaient plus aveugles encore qu’elle. Ne voyaient-ils donc pas où le bel ordre et la discipline de fer conduisaient ?
19. Fratrie
On peut lire beaucoup de livres et visionner beaucoup de films sur cette époque de la guerre mais peu sauront dire vraiment ce que nous avons vécu-là.
Cette idée de Marthe valait tous les récits. Nous amener parmi tous ces commandeurs d’un autre âge a ouvert nos yeux, mieux que tous les superlatifs journalistiques.
Au vent frais qui soufflait, ne bougeaient que les drapeaux dont les hampes, fermement maintenues par des mains fossilisées, formaient comme une haie d’honneur. Ce ridicule qui entoure les réunions d’Anciens Combattants, la gangue désuète où l’on plonge volontiers aujourd’hui ce qui a triomphé dans le lointain avec péril, ne nous effleurèrent jamais.
Le cercle serré des hommes, tous vêtus de sombre jusqu’aux visages impénétrables, venus pour un dernier hommage à celui qui n’est pas vraiment mort. Sa vie s’est arrêtée certes, mais la geste continue, elle n’a jamais cessé pour tous ceux qu’on voit là. Ils ne ressassent rien ces vieux. Non ! Ils ne radotent pas. Mais une part d’eux-mêmes, toute boursouflée de cicatrices, n’a jamais réussi à rejoindre le monde de l’oubli et de l’indifférence.
Dans le vent qui nous glace, les noms d’un autre âge brodés sur les étoffes : Morny, Talleyrand, Athos, Herriburu, Orion, en lettres d’or sous le gris du ciel. Et je sais que Paul, qu’Eric et Fulgurance, que tous, nous posons nos regards sur un autre monde. C’est la force des rituels que d’ouvrir une brèche dans le temps…nous nous y engouffrons, sans méfiance aucune, avec une confiance aveugle que suscitent les survivants qui nous font face.
Tous, enfants, nous avons chanté la Marseillaise devant le monument aux morts. Mais ça ne voulait rien dire, qu’un peu de temps volé à l’école. Près du cimetière où se succèdent, malhabiles, les derniers discours, l’émotion nous gagne malgré nous.
Parce que, de les avoir vu affluer des quatre coins de France, ceux-là qu’on ne remarque jamais dans la vie, d’avoir vu ces fantômes au regard droit dérouler lentement, précautionneusement ce qui reste d’hier, d’un peu tangible encore pour nous autres, ces drapeaux où l’or raconte des angoisses, d’avoir vu leur nombre surtout, nous a projeté dans un univers parallèle.
Ils sont près de cinquante, en rangs serrés, graves silhouettes à peine dégauchies. Ils sont cinquante mais on sent bien qu’ils ne sont pas vraiment avec nous. Ailleurs, loin en arrière, mais tout près pour eux, ils glissent dans la nuit sans un murmure et ils se trouvent, se reconnaissent et se séparent après trois mots qui portent l’espoir. La vie parfois sait se condenser en si peu de phrases. Celui dont le cercueil attend près de la fosse est avec eux aussi. Et nous, c’est curieux, nous aussi la voix un peu tremblotante de celui qui lit maintenant, nous pousse dans un abîme qui est leur histoire et nos racines. Ce sont les pères de nos pères. Nous n’avons pas trente ans, ils en avaient un peu plus de vingt et ils se sont choisis pour ne pas succomber. J’en parle bien mal de ces hommes que j’admire sans les comprendre tout à fait. Je sais mal dire le respect nouveau qu’ils m’inspirent. Non pas un respect de convenance d’un plus jeune pour un plus vieux, pas la déférence polie que d’autres ajustent hâtivement à leur visage pour libérer leur place dans le bus. Non, rien d’appris, rien de convenu, un sentiment tout neuf, inné, que rien encore dans ma vie n’avait révélé, pour des gens qu’on appellerait Monsieur, des gens marqués au sceau de la noblesse.
C’est fascinant de les voir et d’éprouver cette étonnante bienfaisance à sentir autour de soi, crépiter dans l’air frais, la foi qui les unit. De leur groupe émane une force intangible, immatérielle, qui force le respect. Et nous autres, enfants que nous sommes, nous communions avec ces aînés qui lèvent un coin de voile sur le mystère qui les tient vivants.
Paul, Eric, Manech, Fulgurance et moi. Cinq de la génération qui n’a pas connu de vrais bouleversements. Elle n’est pas perdue notre génération, juste un peu égarée et hagarde. Un peu envieuse aussi peut-être de la puissance, de l’infaillible sérénité de ces anciens. Je dis sérénité parce que les masques de tous ces vieux livrent aussi cela. Une douceur apaisante qui est venue après la douleur terrible. On les sent riches tous ceux-là. Emplis malgré leur âge, débordant de sève mais pourtant, ils ont passé par tant de ruine, par tant d’horreur.
Ils sont intouchables. Marthe le savait bien qui a vécu longtemps après avec Thomas. Elle nous a dit, sans qu’on la comprenne bien alors, l’étranger qui était dans Thomas. Comme si la guerre avait enfanté un jumeau qui habitait l’esprit de son mari. Toujours là, et parfois trop vif : c’était un autre, alors, qui courait les chemins de sa jeunesse. Marthe impuissante laissait faire. Chez elle aussi un regret un peu déçu de ne pouvoir arpenter ces terres où s’exilait son Thomas. De la curiosité pour ce monde qu’il ne racontait jamais assez. Il disait bien peu. Mais ses prunelles le trahissaient toujours. Elles brillaient d’un éclat vif, comme roulant sur elles-mêmes et l’on sentait derrière ce front buté que toute une troupe était là encore, qui n’avait pas vieilli. Leurs jeux d’enfants, leurs jeux de guerre, sans fin dans la tête de Thomas qui racontait trois fois rien, toujours les mêmes historiettes où nulle saveur ne subsistait. Et toujours pour finir : » Tu sais déjà tout ça… » Son rempart pour couper court aux questions.
C’était leur défaite, pensait Marthe, cette vie dans leur vie qui, toujours, lui demeura fermée. Dans ce silence où elle imaginait tout, elle s’attristait de ne pas connaître entièrement celui qu’elle aimait pourtant tellement. Et les jours où elle le harcelait un peu plus, pour lui arracher d’infimes bribes, il se défendait maladroitement. Il affirmait refuser qu’on l’assimilât aux anciens combattants. Et de fanfaronner :
« Si j’ai pas intégré la régulière, c’était aussi pour pas me retrouver au Café de la Paix à entonner des de mon temps on était des hommes et souviens-toi et patati et patata…, c’est pour ça que j’ai pas intégré la régulière pour ça et aussi, pour pas finir vieux con à défiler en rangs d’oignons devant la sous-préfette. Alors, les histoires, c’est pareil, je veux pas les raconter, ni à toi, ni aux autres. C’est mon histoire, elle n’est qu’à moi. »
C’était touchant cette obstination d’enfant qu’il avait toujours conservée. Cette histoire qu’il enfouissait en lui, Marthe pensait qu’elle lui appartenait bien peu. A ses enfants, au village, à la France, aux martyrs juifs, tziganes, à toutes ces chairs dépecées et brûlées, aux cris et aux larmes des familles désunies, à toute une humanité meurtrie, voilà à qui elle appartenait cette histoire. Mais il ne voulait rien savoir. Et si elle insistait encore, il répondait, feignant la lassitude, que la France il s’en foutait bien et que les juifs, en 40, il savait pas vraiment qu’ils n’existaient que pour l’enfer, après oui, ça après, ç’avait été terrible et ça comptait aussi, mais en 40, il savait rien et surtout pas la patrie hein ! Pas la patrie, ce qui l’avait mené à la guerre, c’était les idées. Des idées qu’il ne voyait plus bien aujourd’hui, des idées qui étaient belles, mais oubliées aujourd’hui.
Il mentait un peu. Et beaucoup étaient comme lui. Ces hommes-là n’étaient qu’un corps, une tête, on les sentait scellés, unis par un serment souverain bien au delà de l’amitié. Plus que frères, des compagnons de douleur que la guerre avait pétrifiés. Ils avaient bien survécu mais cette guerre les avait aussi terriblement blessés. Et il y avait eu un pacte là-bas sûrement, un engagement total qui les distinguât et les aidât à vivre, à se survivre et à se soutenir, à ne pas se trahir, même au-delà la mort.
Et quand un disparaissait parmi eux, parmi ses fidèles, Thomas laissait au placard toutes ses décorations. Les autres agissaient de même. Pour eux, comme pour celui qu’ils allaient accompagner une dernière fois, ils n’auraient rien voulu d’autre que leur regard. Leur regard, mes petits, leur regard, c’était quelque chose, une matière dense où s’étaient gravées toutes ces histoires qu’aucun ne racontait jamais. Quand je les voyais tous réunis, faisant cercle autour du disparu, j’avais toujours cette impression de leurs yeux intensément vivants qui semblaient tresser pour le cercueil une lourde couronne d’airain. Leurs yeux étaient si expressifs, tellement chargés des souvenirs d’avant avec cet autre, qu’ils forgeaient là, une dernière fois, un hommage vibrant, lourd et silencieux. Ou presque. Car, quand résonnait le Chant des Partisans, depuis longtemps qu’il emplissait l’air, on se prenait à l’entendre enfin. C’était comme s’il avait toujours été là ce trait d’union, comme s’il n’y avait eu autour de nous, que plaine désolée et corbeaux au vol lourd, et à ce chant, on était pris. La voix semblait venir d’outre-tombe, tant ces gens étaient prisonniers de leur passé. Le chant sortait de ces corps raidis, on eût dit qu’un souffle les traversait tous ensemble et comme de grandes orgues, ils vibraient à l’unisson. Rien ne bougeait en eux, le chant vivait de lui-même parce qu’ils avaient cette belle dignité si durement acquise.
Ce n’était qu’un élan, alors. La voix, les yeux de tous ceux-là disaient que tout ce qu’ils avaient fait était à portée de main. Il y avait tant de sûreté autour d’eux qu’on oubliait tout et cette folie téméraire qui les avait forgés résistants et héros, cette folie était là encore et chacun se voulait brave parmi eux. On aurait pleuré. Pas tant pour celui qu’on allait porter en terre, mais pour ce courage qu’ils donnaient encore à ceux qui avaient pu en manquer. Il y avait ce chant qui sortait de leur poitrine, mais par dessus tout, ils avaient ce regard où l’on n’osait cependant pas trop jeter les yeux, conscient qu’on devenait de violer au plus profond leur intimité. Dans ce regard était cette vie qui n’appartenait qu’à eux. Et ce regard, mes petits, ce regard qu’ils offraient une dernière fois à l’un des leurs, ce regard, il valait toutes les médailles du monde.
Leur deuil était une pudeur. Je ne sais pas si vous pouvez bien imaginer cela. Leur deuil n’était pas tout à fait celui des familles. Aux proches qui pleuraient un père, un grand-père, un mari, un frère, ils avaient peu de mots. Mais leurs yeux disaient que cette vie qui s’échappait s’était figée déjà depuis bien longtemps. Et l’on voyait bien que pour nul d’entre eux l’absent n’était parti. Ils étaient là cinquante, soixante, mais dans leur cercle, ils enfermaient bien d’autres vies, fermement décidés à ce qu’aucune ne s’échappât.
Carnets de Thomas
Dans son rêve, les lèvres d’une autre ont le goût de l’abandon. Dans les fougères qui enveloppent son corps, dans la mousse tiède où il repose, des parfums simples se mélangent qui ont l’odeur de la terre humide et du bonheur fragile.
Dans son rêve, les lèvres ne parlent. Et son sommeil balance comme feuille au vent, avec de valses hésitations qui abolissent le temps. Le matin est presque frais avec, sous les frondaisons, quelques traits de lumière plus douce, qui réchauffent l’air où glissent de minuscules insectes. Dans son rêve, les lèvres ondoient autour d’un visage qu’il ne reconnaît pas et plus bas, la peau odorante et élastique, où repose sa main, a la moiteur rassurante et un peu enivrante de l’amante généreuse. Des effluves de lait et de caramel tourbillonnent à ses narines et ses mains ont l’instinct des caresses. Les lèvres ne parlent, mais les yeux grands-ouverts convoitent et promettent, disent le souffle épais et bruissant du vertige qui gagne et emporte tout le corps. Des cigales étourdissantes dansent dans ces yeux. Leur musique acérée virevolte comme un tango argentin.
Au rêve qui s’enfuit, le réveil est amer. Sa bouche, pleine encore des lèvres de cette autre, se tord avec dégoût. Et il s’étonne du rêve et du sommeil, de ces terres d’exil où il fut, seul, où n’était pas sa femme. La main qu’il passe à son visage, brutalement, comme pour y arracher un masque, s’attarde pourtant sur les lèvres et d’un doigt engourdi lisse la peau tendre et fragile. Ailleurs encore, entre deux eaux, vagabonde sa conscience.
Appuyé sur un coude, avec des clignements d’yeux qui apprivoisent la lumière, il revient au monde et sa bouche gémissante se tord encore, mais de douleur, maintenant. Il contemple la tanière où furent son repos et son rêve et s’étonne d’être là, tapi sous le cadavre d’un chêne jeté bas par une tempête, dans une fosse régulière et profonde, conique comme un trou d’obus. C’est là qu’il s’est abattu, évanoui sans doute, après la course éperdue à travers bois.
Avec des gestes lents, il reprend possession de son corps. Assis, les jambes étendues, le regard encore vague, il respire profondément. L’air vif lui pique les narines, la tête lui tourne un peu, mais l’esprit, déjà, travaille au souvenir. Ses yeux s’animent, inventorient des images lointaines, la vallée sous la brume qui se distingue mal et la pente du bois où est son refuge. Plus bas, près de la rivière, par éclairs, il imagine le pont, entend les cris, les pas précipités et des lueurs soudaines dans la nuit qui aveuglent et déchirent à présent le voile de son cerveau. Claquent des coups de feu, tellement assourdissants encore qu’il n’entend plus le chant des oiseaux. Le voilà réveillé vraiment, mais absent du monde, tout entier prisonnier de la nuit, des hurlements stridents après le fracas des balles. Sur la brume de la vallée, les images de la nuit se surimpriment brutales, indomptables, impitoyables.
Leur petit groupe agenouillé près de la voie de chemin de fer, les gestes précis dans l’obscurité, guidés non tant par la connaissance, que par le désir violent de détruire. Des gestes ordonnés pour tordre le métal. La rage au cœur, il creuse sous le rail et s’il pouvait, il le tordrait à la force de ses bras. Creuser où les doigts se blessent aux aspérités des cailloux, creuser inlassablement parce que ce mouvement est une survie, le sursaut de leur dignité. A ses côtés, le petit s’affaire avec autant de conviction mais sans qu’il sache bien quels sentiments l’animent vraiment. Ets-ce de vivre ou de se venger qui a jeté celui-là dans cette aventure ? A lui, la guerre n’a rien pris encore, pour l’autre, c’est différent : un obus hasardeux l’a laissé chef d’une famille réduite de moitié. Son père, sa sœur, pulvérisés avec la grange, il n’en parle jamais, mais que sait-on de la détresse qu’épellent les yeux des survivants ? Et lui d’imaginer : le petit, sa mère, et tout un passé dépecé pour compagnon de souffrance. Il ne parle plus le petit. Déjà peu bavard avant, maintenant il ne parle plus du tout, mais il creuse, ça pour sûr, il creuse, avec la hargne au ventre.
Dans leur dos, ils savent le guet protecteur d’un autre. Depuis que Bergerac l’a envoyé, il l’emploie autant que possible, à cause de la confiance du premier regard. Les mots sont venus après, où le guetteur disait l’absurde et le dérisoire, la déception douloureuse du verbe qui opprime, toutes ces choses qui sont notre époque et tournent sur elles-mêmes, sans foi, ni loi. Et lui, c’est à la guerre qu’il fait la guerre, il se bat pour la paix, soldat de dérision. La patrie, il s’en fout et les Allemands, s’ils étaient pas si cons, il s’en foutrait aussi. Mais voilà, ils s’y croient et tant qu’ils s’y croiront, comme il dit, il les butera sans états d’âme. C’est un pacifiste vindicatif. Les Allemands en 36, c’était les Franquistes, l’âge seul lui avait manqué pour y aller déjà.
Au moment d’en finir, tout a commencé. La nuit tout à coup lumineuse, le silence qui explose et ce cri dans la chute vrillée du guetteur. Le petit qui s’agrippe et le pousse tout à la fois, d’un regard implorant où passent sa détresse et sa foi qui doit se survivre dans un autre. Son bras où s’engouffrent le fer et le feu, violemment projeté vers l’avant sous le choc de la balle, retombe avec une lourdeur molle, mais les jambes qui disent à la tête la fuite et la survie. Sa course d’une bête que griffent les branches et les buissons, avec, dans son dos, le guetteur, ivre de paix, qui commande au tumulte meurtrier dans une rage carnassière.
Sa course dans le bois, bien après le silence revenu, avec son cœur si lourd et sa tête en désordre, où ses amis le regardent vivre. Et lui qui pleurerait, s’il n’avait si peur et si mal. Et les lèvres d’une autre. Dans son rêve, le baiser de la fièvre.
Le guetteur ? Mort sans doute parce que les allemands ne font pas de cadeaux à ce genre de terroristes sanguinaires. Mais le petit ? Il garde devant ses yeux les yeux du petit vociférant. Il revoit aussi la main refermée sur les explosifs que le jeune homme s’apprêtait à glisser sous le rail. Il n’est peut-être pas mort… c’est presque rassurant cette pensée d’espoir mais, l’instant d’après, il s’effraie de le souhaiter tué plutôt que de l’imaginer aux mains de ces barbares.
Dans son trou où repassent les images de la nuit, il ne vit vraiment encore que par la pensée. Il ne sent ni la soif, ni la douleur dans son bras déchiré. Seul l’étau qui serre le cerveau, le comprime lourdement, aiguillonne un mal pesant. « Si les boches étaient là, c’est qu’il y a un traître quelque part ». Cette évidence enfantine distille un poison pernicieux, dans sa tête une rage impuissante.
Mais surtout, insensiblement, il prend conscience enfin de sa solitude, de sa vie dont le cours a basculé soudain. Soutenant d’une main son bras invalide, il prend la mesure du vide : où aller maintenant ? Ne pas rentrer au village, il ne peut pas rentrer au village ainsi, mais ne pas rentrer, c’est la plus flagrante et la plus inévitable des professions de foi. Et sa femme, que fera sa femme dans tout ça ?
C’est le pharmacien qui a trouvé la vraie trahison, le miroir aux alouettes où se sont englués tous les commérages. Au matin, il est venu la trouver pour devenir son amant. Très doucement, il a raconté la blessure de son homme, sa fuite et son absence, le rail qui ne saute pas mais la fureur aveugle des balles. Les corps couchés sans vie près du pont mais « je vous assure, sa fuite ! « . Ses épaules étaient si lourdes à porter : son mari évanoui et cet homme, un inconnu à présent, qui lui dictait l’invraisemblable : s’afficher dans les rues, porter haut l’insouciance et le sourire pour qu’ailleurs il survive.
20. Le bateau ivre
La dernière fois. Toutes les dernières fois qu’on repasse sur l’écran de la mémoire. Qu’on ressasse. Et qui vous ramassent plus détruit après chaque passage. Il faudrait pouvoir supprimer le mode rewind du cerveau. Mais impossible : le doigt de la conscience (Et pourtant elle tourne !) reste bloqué sur cette maudite touche et, avec un malin plaisir, vous repassez le film qu’il faudrait censurer.
Il y a des moments où on ne peut pas, parce que c’est plus fort que tout, qu’il faut prendre conscience du jamais plus, alors on va vers le toujours proche : les dernières fois. La dernière fois où je t’ai dit je t’aime, la dernière fois où nous avons fait l’amour. Deux fois, je me souviens, deux fois, on l’a fait. Mais sans le moindre pressentiment que le passé momifierait la seconde sur le champ.
La dernière fois dont je me souvienne. De ton regard sous tes cils. Je disais « par en dessous » et tu n’aimais jamais que je dise ça. « Trop lourd », tu disais, « trop lourd ». Mais pourtant c’était ça, juste ça, par en dessous. C’est vrai c’est lourd, mais c’était ton regard. Comme tu me regardais.
Je pense à toi. Et ces fous avec leurs klaxons qui fêtent leur bonheur de mariage. Je hais les gens qui s’aiment. Je hais les mariages. Nous ne devions pas nous marier. Jamais on n’en avait parlé. Mais on s’aimait tellement que les simagrées des autres, devant la mairie et l’église me donnent des haut-le-cœur. Cette envie de vomir. Pas de gerber quand trop d’alcool sur trop de fête, non vomir parce que tout l’être se révulse à l’absence. Trop de trop, de pas assez et de plus.
Alors les dernières fois.
La dernière fois où je t’ai mise nue face à moi, où tes seins dans mes mains trouvaient ce refuge que nous nous étions accordés à leur trouver. C’était une évidence, la nôtre : tes seins, mes mains, une conjugaison sue depuis toujours et jamais ânonnée. Il n’y a jamais de seins aux globes parfaits et les tiens pas plus. Mais ils tenaient dans ma main et tu tenais à ce qu’ils y tiennent, ça t’amusait, cette rencontre d’une paume et d’un sein. Tu aimais tes seins, pas comme on aime d’amour, tu les aimais pour leur forme pleine, comme de beaux objets qui se trouvaient t’appartenir. Tu n’y étais pour rien ; dans leur volume plein et rond, tu ne portais aucune espèce de responsabilité mais tu en étais fière et fièrement tu les arborais. Ils le méritaient.
Ce livre maintenant, indécent presque, sur mon chevet : Seins, de Ramon Gomez de la Serna, avec ce sein, en couverture, le mamelon rosé semblable au tien, où mes lèvres se portaient, c’est le tien ce sein que j’aimais et, adultère et infidèle, j’aimais son jumeau, presque le même, mais loin ; j’allais toujours au gauche d’abord et le droit ensuite. La dernière fois, je ne sais plus. Je les aimais trop, ils étaient trop présents pour que je songe à prendre des notes. D’ailleurs, ils sont là, et ma main fait avec leur absence, qui n’a pas oublié leur douce présence.
Obsédé, on dira. Juste les seins et pourquoi pas les fesses ? Mais, la dernière fois de tes fesses ? Il faudrait aussi leur dire, que toutes, elles sont là (le front où va mon index) les dernières fois. Je fais ce qu’il ne faudrait pas faire, mais je le fais avec une jubilation exutoire. Je le fais pour vivre, pour continuer de vivre. Je le fais, à ma conscience défendante, mais tout ce que je connais de moi se porte inexorablement vers toi.
La dernière fois que ton rire a éclaboussé mes oreilles. La dernière fois que ta tête a trouvé le creux de mon épaule, toute d’abandon. La dernière fois où nous avons dormi, corps contre corps, imbriqués hanche contre hanche et jambes emmêlés parce qu’on ne savait pas dormir autrement qu’en se cherchant. Parce que nos peaux avaient ce besoin chimique de se mélanger.
On vit. Et on ne croit pas qu’un jour on fera l’inventaire de tout ce qu’a été cette vie. On ne croit pas qu’un jour il faudra convoquer toute parcelle, toute bribe de souvenir, les plus infimes surtout, les plus anodins qui sont les plus douloureux. Qui ne parlent à personne, que nul ne peut comprendre, que tout un chacun vous écouterait évoquer avec un sourire de douce commisération au coin des lèvres. Ce film-là, qui défile en continu, -que ma joie demeure- ce film qu’on voudrait pouvoir arrêter mais la volonté est occupée sous d’autres latitudes, alors on regarde, prisonnier de sa propre conscience, infirme Sisyphe à rouler une tristesse sans fin, une tristesse à fendre pierre. On n’est pas beau à voir. Mais tellement impuissant qu’on se moque de tout. De tout ce qui n’est pas toi, je me moque éperdument.
Il faut fermer les boulangeries et interdire les chocolatines. Au début, tu disais : « pain au chocolat » et les gens te regardaient avec incompréhension, tu finissais par désigner dans la vitrine le pain au chocolat et ils disaient : « ah ! une chocolatine, je ne comprenais pas ce que vous vouliez ». Tu dévorais des chocolatines, pour le chocolat, tu aimais bien qu’il y ait deux barres. Tu adorais le chocolat. A t’écouter, tu n’aurais mangé que ça et parfois, tu t’écoutais dans de grandes orgies chocolatées. Je hais les chocolatines maintenant, je ne pourrais plus jamais en manger. Et je ne me souviens pas de la dernière que tu aies mangée. Ne pas se souvenir, c’est aussi douloureux que se souvenir. Je me déteste de ma propre faillite, de n’avoir pas su assez te regarder, t’écouter, te boire des pieds à la tête, me souvenir de chaque grain de ta peau, de chacune des mèches de tes cheveux. Il y avait de l’or dedans et déjà de rares cheveux blancs, tu ne voulais pas le croire quand j’en avais trouvé un, tu disais que je me trompais qu’il devait être blond très pâle, mais il était bien blanc et ça t’avait fait rire. Tu n’avais pas l’âge de t’inquiéter encore. Tu n’avais pas l’âge non plus pour disparaître irrémédiablement.
Ça ne sert à rien que j’attende devant mon téléphone avec ce besoin rageusement destructeur de ta voix, ça ne sert à rien, ta ligne est coupée. Mais pourtant, j’attends. Je fais l’expérience du vide et du non-sens. Je fais l’apprentissage de l’absurde, pas un absurde qui arracherait du rire à force de comique. Non de l’absurde des faux espoirs, de l’irraisonné. Je le sais bien que tu ne sortiras pas de ces voitures qui ralentissent sous les fenêtres, je le sais bien, mais je m’en persuade si mal : chaque portière qui claque réveille le claquement de tes talons dans la montée de l’escalier. J’entends ta main glisser et tâtonner le long du mur en quête de l’interrupteur : « vraiment pensé, ça, d’aller le mettre là-dessous ! » Râleuse, chiante, emmerderesse… À quoi bon ? Puisque ils ont dit que tu étais morte sur le coup. Sale coup.
La Traviata. Tu n’aimais pas l’opéra, ça tombe bien, je peux écouter sans me souvenir de rien, ni me reprocher d’avoir oublié quelque chose. Il faudrait arriver à pleurer. Je n’y arrive plus. Les larmes sont coincées quelque part, verrouillée la machine à larmes, mais c’est comme si je pleurais, mais dedans, où personne ne voit rien. Ma pudeur ménagée, les larmes glissent, dévalent à l’intérieur de la poitrine, un sanglot pour moi seul. Les sanglots longs des violons. Je ne te jouerai plus du violon de mes émotions, je n’inventerai plus toutes ces histoires abracadabrantes pour te dire je t’aime autrement qu’en disant je t’aime. Tu ne me promettras plus de Tour Eiffel sous la neige en réponse ou en récompense de mes violons enrubannés de soleil couchant. Je crois que tu aimais que je te sorte les violons. Il fallait que je t’assure toujours de l’amour que je te portais, parce que nous avions quinze ans de nouveau tous deux. Aujourd’hui, je n’ai plus d’âge. Je suis vieux de toute la détresse de l’humanité, misérablement humain dans cette banale histoire. Tu es morte. Tu n’es pas la première et je ne suis pas le premier à pleurer celle qu’il aimait.
Ils disent qu’il faut se souvenir du meilleur. Moi je veux me souvenir de tout. Je veux tout regarder encore et encore, je veux tout revivre, pas seulement ton rire et ton appétit d’ogresse devant les devantures des boulangeries. Ecoutes, écoutes Violetta : « À quell’amor ch’é palpito. » Comme c’est triste ! Comme cette tristesse va bien à ma douleur, la berce du même rythme lent. Je ne me complais pas dans la douleur. Ils diront ça c’est sûr. Mais je n’y peux rien, c’est mon microclimat : yeux sombres qui ne se dégageront pas en fin de journée. L’orage tourne et gronde mais c’est un orage sec.
Tout désapprendre. Après. Tout désapprendre, comme dans une cure de désintoxication. Je sais bien que ça sera ainsi et que loin, très loin, le meilleur restera. Entre les deux, le besoin de te raconter avec tous ceux qui t’ont connu. Parler, parler, ils m’écouteront persuadés que je ferais mieux de me changer les idées et de penser à autre chose. Ils m’écouteront mes amis. Mais pour l’instant, le silence est mon seul ami. J’introspecte et le silence m’écoute.
Téléphone. La sonnerie du téléphone. Mais dedans ce n’est pas la bonne voix. Une femme oui, mais pas la bonne. Comment dire à Isabelle que oui, c’est gentil d’appeler pour prendre des nouvelles, que non ça va pas, tu t’en doutes bien d’ailleurs, sinon pourquoi, tu appellerais, comment dire qu’il faut me laisser dans mon silence, que non je ne vais pas faire de bêtises, mais que j’ai besoin, en dépit de toutes les apparences qui plaident furieusement contre moi, j’ai besoin de ce silence et de te parler à toi, la seule que j’aime et qui me manque terriblement. Et je m’entends répondre « Oui, d’accord, Paul peut passer ». Et tous ils peuvent venir Eric, Nicolas et elle aussi si elle veut, mais ça n’y changera rien, tellement je suis à l’intérieur de moi, avec nous deux. Tu ne m’as pas envahi, je te convoque, tu m’envahis, je deviens fou. Mais la douleur m’excuse.
Je n’étais pas bien prévenu sur ce qu’était la vie. Sinon, je suis pas sûr que je serais venu. En tout cas, pas de mon plein gré. Si on m’avait dit qu’en amour je n’avais droit qu’au visa tourisme, je crois que j’aurai renoncé, comme les enfants qui se détournent des vitrines de Noël pour ne pas ajouter à leur peine. Parce qu’ils ont eu des parents censés, ceux-là, qui leur ont suffisamment répété que la vie ne faisait pas de cadeaux. Alors le lèche vitrines, ils évitent. Et ils attendent que ça se passe. Sans tirer de plan sur les comètes, il en passe trop peu des comètes. Si vous avez raté Halley, vous êtes pas prêt de la revoir. Elle ne passe qu’une fois par vie, et encore !
Tout ce qu’on peut rater. On n’est pas prévenu et on rate des trains, des examens, l’amour de sa vie, sa vie. Et rien ne se rattrape, que le rhume dont on croyait être débarrassé. Toi, je t’ai ratée, pas réussi à te rattraper quand tu as glissé du toit. Et maintenant, je fais quoi avec l’absence ? Si seulement j’arrivais à m’absenter de nous, alors oui, l’absence, je saurais quoi en faire. Ca me ferait des vacances même. Mais je ne peux pas.
Alors, les opéras se succèdent sur la chaîne. Cet appartement ne vit que des opéras, c’est sa respiration. Il respire pour deux, il vit pour deux. Moi, je ne suis qu’un passager, un poids mort. Et ce bateau, (où je vais chercher que mon appartement est un bateau ?), me transporte. Je devrais lui dire merci. Je deviens vraiment fou, je voudrais crier merci ! pitié ! que le bourreau ne tranche pas ma tête. La tête, c’est tout ce qui me reste de toi. Peut-être bateau ivre. De douleur et d’alcool. Les deux font bon ménage. Quelque part pourtant, une voix dit que je vivrai. Je vivrai sans toi, la tête hors de l’eau, normal, si je suis sur un bateau, à moins d’un naufrage, la tête défie la crête des vagues.
Tu n’avais pas le droit de nous faire ça. Tu n’avais pas le droit de me laisser seul. Tu aurais du savoir que je ne pourrais pas me débrouiller avec tout ça. Que je serais cette mouche dont le vol bute obstinément aux fenêtres. Parce que le jour, l’air et la liberté sont derrière, on les voit, mais pas moyen de traverser la transparence autrement que du regard. Je ne sais pas traverser mon Eurydice.
Et ils sont venus, tous ceux qui m’aimaient, pour me dire de partir. Et enfin, le silence s’est arrêté. Le silence, c’est hypnotisant comme une tempête de neige la nuit, quand vous conduisez. Vous regardez les flocons tourbillonner dans la lueur des phares. Ils viennent à vous, inexorablement ils bombardent le pare-brise et vous ne regardez plus qu’eux. Ils crépitent dans vos yeux. Vous en pleureriez… Tiens, une tempête de neige, donnez-moi une tempête de neige au beau milieu de l’appartement ! Vous les regardez, vous ne regardez plus qu’eux. Tous les routiers vous le diront : la neige, c’est l’enfer de la route. Le silence est pareil : vous reniez tout. Vous ne voulez que lui. Lui et vous. Tous deux emmurés. Vous en avez besoin. Terriblement besoin. La prison où vous partez volontaire parce que c’est le seul répit. Il n’y a rien d’autre qui compte. Celle que vous aimez est là, dans ce silence. Dedans ces murs de glace, elle est là et vous voulez le même froid, vous voulez les mêmes peurs que celle qui est tombée et dont la vie s’est arrêtée d’un coup.
On ne meurt pas sur le coup. Ça, c’est ce que disent les vivants. Pour vous réconforter, pour se rassurer peut-être aussi. On ne meurt pas autrement qu’en ayant froid. On ne peut pas mourir sans se rendre compte de rien. Ça serait trop facile. Ne me faites pas croire qu’elle n’a pas souffert. Elle s’est vue tomber. Elle a cru qu’elle ne tombait pas vraiment, elle a cru que ce n’était rien. Elle a pensé jambe cassée, bras cassé peut-être, mais elle n’a pas cru vie cassée. Jusque-au moment où. Jusqu’au choc où. Jusqu’à tout voir disparaître. On peut tout voir disparaître ? On peut l’écrire. Mais qu’a-t-elle vu ?
Je leur ai dit tout ça, très vite. Ils ont continué de dire qu’il fallait partir. J’ai dit oui, je ne pensais pas que la désintoxication deviendrait si vite nécessaire. Mais il n’y avait plus le silence, alors, c’était évident. Sans le silence, sans le bateau, sans l’immense solitude, il fallait partir. Vous ai-je dit que Jean était là aussi, qu’il était venu aussi. Je n’ai pas eu le temps encore de vous dire leurs yeux. Comment me regardaient leurs yeux. Trop triste pour bien réaliser. Trop triste pour vivre. Trop triste pour parler. Et puis avec le silence qui se déchirait, j’ai vu leurs yeux et j’ai su enfin que je n’étais pas fou, mais que j’avais mal, que j’allais mal. J’ai su la fin. Celle que je ne voulais pas m’avouer, je l’ai lue dans leur regard. J’étais fantôme, sans consistance, à refuser de mettre des mots sur ce qui aurait dû en porter. Je ne savais pas dire, c’est fini, je ne voulais tout simplement pas le dire, me l’avouer. Mais leurs yeux ont brûlé le silence. Il s’est tordu comme un papier d’Arménie, vite flambé, et derrière l’odeur de la mort, la conscience enfin retrouvée.
Alors j’ai bien voulu partir. Mais ce vouloir était en marge de conscience. On veut vouloir, mais on arrive si mal à y parvenir. On croit que oui. Mais il y a cette latence de tout l’être qui croit qu’encore possible. Alors, on pense à partir, on est sûr que oui, on partira, mais il y a ce plus fort que tout qui retient, parce que, derrière sont tous ces souvenirs. On ne badine pas avec l’amour, avec les souvenirs pas plus. Ça fait tout aussi mal. Et on n’a pas le cœur à rire. On a mal. Et les autres, en face, savent bien que oui, on a mal, mais ils ne ressentent pas assez comment. Autant qu’ils vous aiment, ils ne savent pas, ils ne ressentent pas ce que sera votre dur renoncement. Ils parlent, oui, ils parlent, ils meublent votre silence, et vous leur diriez merci, si vous pouviez parler des mêmes choses, mais vous évoluez sur deux planètes différentes : same language, but…Comment leur dire que les mots deviennent transparents, intangibles, insignifiants. Vous êtes en marge. Vous le savez. Vous savez les écouter. Mais rien, pas un des sons qui part de leur gorge ne porte vraiment, vous attendez autre chose, qu’ils ne sauront jamais dire.
Sauf Jean.
Il faudrait que ce soit chez les vieux seulement, cette compréhension.
On le croirait d’abord. Seulement les vieux, qui savent vous parler de la mort et de l’absence pour vous en extraire. Mais c’est pas ça. Seuls les gens qui ont vraiment aimé. Autrement qu’un père, une mère ou un fils. Seuls ceux-là peuvent vous dire les mots qui anesthésient, là où le mal s’installe. Et instille. Facile, pour lui.
On voit durs les gens. Et tel Jean. Mais on ne sait jamais à qui on a affaire. Jean, seul, a su me dire les mots. Ceux qui font que vous partez. Ça ne va pas mieux pour autant de partir, mais vous savez que ça sera moins pire. Que derrière, ailleurs, il y aura un souffle ; de la douleur toujours, mais pas comme là, dans cette ville où elle tombée, il y aura autre chose, la promesse d’autre chose, la promesse d’un inconnu qui vous prendra suffisamment, avec son histoire, que vous n’aurez plus le même mal, plus la même bile dans la bouche, plus le même dégoût. Vous ne vivrez pas, seulement, simplement, vous apprendrez à revivre. Le moins pire, c’est ça, apprendre à revivre. S’imaginer confiant encore, quand tout est perdu, imaginer qu’on peut tout recommencer tel l’adolescent qui a perdu ses illusions sur le bord d’un toit.
21. Tu es né de la glaise
Il y avait dans l’air des odeurs d’épices, de sucre et de cannelle qu’on ne goûte pas ailleurs. C’était dans les narines un frémissement délicieux qui appelait sur le palais des mets orientaux. Il y avait aussi ce parfum des roses juste effeuillées dont les pétales brûlés au soleil de midi exhalaient des fragrances plus suaves.
Près, on invoquait un autre paysage : des violons, des bois, une voix de femme lourde et lente, comme la vague qui se creuse, longuement hésitait, modulait et s’enflait, déversant alentour les accents envoûtants du premier acte de La Traviata. Accords un peu trop violents qui ajoutaient à la moiteur ambiante.
D’Italie en Orient, je flânais mollement, me laissant porter au gré de sensations confuses. De loin en loin l’image de Fulgurance m’apparaissait et, résonnaient alors dans mon ventre plus que dans ma tête ces vers de René Char :
« C’était près. En pays heureux.
Elevant sa plainte au délice
je frottais le trait de ses hanches
contre les ergots de tes branches
romarin, ô lande butinée. »
Je me souvenais d’une autre après-midi moins chaude que celle-ci où, face à une argile rétive, j’avais des heures durant façonné un rêve de terre, insistant sur des formes que je voulais pleines, généreuses mais tendues, anguleuses aussi comme autant de pièges à lumière. Mes mains malhabiles avaient d’abord porté leurs efforts sur des seins ronds et fermes qui jamais ne se dérobèrent à mes assauts. Des seins à l’aine, une contrée inconnue, que mes doigts avaient pourtant si souvent arpentée en d’autres occasions, refusait de se laissait modeler. J’avais bien une vague idée de la marche à suivre… Si l’écriture me disais-je est affaire de souffle, j’imaginais que la sculpture, surtout sur un corps de femme qu’on invente, devait naître d’une succession de caresses, que les volumes s’éprouvaient à la paume de la main.
Et de fait mes doigts inlassablement creusaient des sillons où s’affinait une douceur sensuelle. Je ne sculptais pas. J’orchestrais un plaisir neuf : dans la terre humide mon désir s’incarnait et mes mains rougies, se prenant à ce jeu, frémissaient d’une excitation que je contrôlais mal ; je touchais à l’abîme du vide, j’approchais d’un orgasme incomplet, la bouche sèche, le regard perdu, une étrange lourdeur au creux du ventre. Et ces courbes qu’il fallait ourdir, ce pli que je souhaitais accueillant juste en dessous des fesses, l’aisselle où s’assemblent des tropiques, les cuisses entrouvertes d’où la femme est née plus que de la côte d’Adam, le dos qui comme un col immense s’enroule jusqu’à la rondeur rassurante des épaules…
Lame tendue, profil roide et froid. Tel d’abord m’était apparu Octave. Une poularde demi-deuil perdue dans un siècle qui finissait comme lui. Je ne sais même pas s’il en jouait ou si, ce qui n’avait sans doute d’abord été chez lui qu’une seconde nature n’avait pas épousé sa conscience, sa manière, son être et, imperceptiblement, ce double de lui-même avait recouvert l’original. Autant que sa doublure, l’original manquait de fantaisie, mais pas de sensibilité. L’homme public était un monstre froid, un vieux déchet déchu, horripilant, agaçant avec ses violents parti pris qui l’enflammaient presque mécaniquement. Il ressemblait alors à une otarie hystérique, les mains en moins qu’il n’agitait jamais –l’effort lui eût trop coûté- mais il glapissait presque, et alors on hésitait, tenté de le confier à un cirque ou au musée Grévin. C’est ce qui exaspérait Jean, qu’Octave, après toutes ces années, continue de lui servir le même numéro.
Mais, il y avait eu l’après : cette certitude qui avait grandi en moi, d’un pays où je me découvrais des racines, et cet homme pathétique peut-être, mais il n’y avait pas seulement ça, cet homme qui n’était pas la chose abandonnée par la vie qu’elle paraissait être.
J’étais revenu vers lui parce que Bordeaux me pesait, comme un cercueil de chêne que je ne me sentais pas la force de soulever et de porter en terre. J’avais les membres vides de toute vie, endoloris par la fuite du sang, brûlant de toute cette énergie qui les fuyait et qui, en me quittant, faisait douloureusement sentir son absence proche et inéluctable. La tête bourdonnante, je ne connaissais plus la parole, ni surtout le désir de parler, j’avais envie d’être heureux comme un petit enfant candide, mais l’Apollinaire de mon bac français ne suffisait plus à me tirer vers le haut.
De Bordeaux à La Force, les communications avaient fonctionné à mon insu. Et un matin, tandis que la brume enveloppait la Dordogne dans un gangue opaque et froide, Louis était là, sur le quai de la gare, à Sainte-Foy. Toujours aussi grotesque sans doute, culbuto multicolore mais que je regardais avec des yeux de confiance, ému de le voir sur le quai scruter les portières de la micheline en quête de celui que Jean avait appelé « le petit ».
« le petit » va pas bien, il a dit Jean.
« Et Octave, tu sais… Il a pas l’air comme ça, on dirait que plus rien lui fera mal et que tout ce qui l’intéresse c’est lui, lui d’avant, ce qu’il aurait pu être, sans la trahison des critiques et l’esbroufe des jeunes. Mais Octave il sait. Quand les gens ont mal, il sait. Et il sait qu’ils ne voient rien quand ils ont mal, pas même une main tendue, parce qu’ils ont encore la fierté, enracinée au fond. Ils ont mal, et la peur avec, de n’être bon que pour de la pitié, et c’est tout ce qu’ils voient dans la main : de la pitié, pas de l’humanité. Les gens sont cons, et encore plus quand ils ont mal. »
J’écoutais mal Louis. J’étais rassuré qu’il soit là, au volant de la vieille 2cv. Il avait pris la vieille route, que je préfèrerais toujours, entre Sainte-Foy et Le Fleix, celle qui passe par les bords de Dordogne, avec de grands arbres au bord des rives dont je ne connaissais pas encore le nom, des chênes peut-être, classique les chênes, mais sans doute des hêtres et des noyers aussi, et d’autres essences. Je l’écoutais mal, parce que je contemplais ce paysage, la brume se déchirait par place et on voyait, dans cette fin d’hiver, les bourgeons prêts d’éclater, le vert tendre des feuilles avides de soleil commençait de poindre, c’était les couleurs de la vie, l’infime qui me retenait parmi le monde des vivants, bien mieux que Louis qui parlait fort et tentait de couvrir le moulin de sa vieille voiture.
Louis, on ne savait pas très bien comment il faisait pour entrer dans la voiture. Sa chance, c’était que la deuche était antédiluvienne : un des premiers modèles, avec les portières qui ouvraient à l’envers : il pouvait se laisser tomber sur la banquette rouge, la voiture s’affaissait sur la gauche et dans le mouvement la portière se refermait comme instinctivement. On n’en voyait presque plus des comme ça, avec leurs ouies, juste au dessus des ailes avant, qui les faisaient ressembler à des radiateurs à roulettes. Et peintes d’un gris mat, une sorte de couleur sale, pas vraiment une couleur sinon celle d’une vieillesse poussiéreuse, une couleur de brocante. La désuétude. Mais au milieu de cette cage à roulettes, un canari obèse chantait les louanges d’Octave, qui n’avait pas que des bons côtés, c’est sûr, mais qui n’avait jamais oublié d’être humain.
Louis en savait quelque chose. Octave l’avait sauvé d’un mal dont il n’avait même pas conscience. Pour ça il s’était brouillé avec son frère, parce qu’il avait mis les pieds dans le plat, sorti le cadavre d’un placard que nul n’avait jamais eu le courage d’ouvrir. Le frère d’Octave faisait du tabac. Louis était entré chez lui, comme apprenti au sortir de la guerre. Par charité –il était orphelin- on l’avait pris pour faire le tabac. Il n’avait rien, on lui avait donné un peu qui lui avait semblé doux.
Ses parents étaient morts dans les camps, il n’avait plus de famille, rien, et un jour, il s’était réfugié dans une cabane de planches, c’était sa première vraie maison depuis qu’on lui avait arraché les siens. Il y était arrivé à l’automne 43. Il avait douze ans. Et il y avait vécu, on imagine bien comment, pas très proprement mais c’était un abri qui protégeait de beaucoup, du vent, quand il n’était pas trop méchant et de la pluie qui arrivait toujours à s’infiltrer entre les planches disjointes, mais il avait bricolé avec de la boue et de vieux sacs en jute des remparts contre les intempéries. Il s’était débrouillé quoi…
Et un jour la guerre était finie, le frère d’Octave était venu lui dire que la vieille remise à outil était à lui. Il pouvait y rester mais il faudrait travailler, et alors on lui donnerait de quoi manger et un lit, et on referait le toit plus proprement. On avait fait tout ça, mais on avait oublié de le payer, mais il en n’en avait pas besoin, parce qu’il mangeait assez pour ne plus avoir faim et que le frère d’Octave l’habillait aussi, deux fois l’an. Ça lui suffisait. Mais pas à Octave.
Un jour Octave était venu voir son frère. C’était en 50. Il lui avait dit : « Tu sais, la guerre elle est finie. Il serait temps que Louis s’en aperçoive aussi. » Le frère, il avait répondu que j’étais heureux comme ça, que dans la vie y avait pas plus heureux que moi, vu que je ne savais rien du monde, ni de ses tentations, je mangeais à ma faim, je travaillais du lever au coucher du soleil et le reste du temps je dormais. Et peut-être il avait pas tort. Mais Octave s’était pas arrêté là. Il avait dit : « Tous les hommes ont le droit de choisir, tant qu’il n’aura rien choisi, Louis ne saura pas ce que c’est que le bonheur. » Il m’a raconté tout ça après m’avoir emmené chez lui. Les deux frères étaient dans la vielle ferme des parents, près du Gendre. Octave posé, mais son frère qui criait en face. Il avait peur. Il savait qu’Octave était prêt à tout quand il était convaincu d’avoir raison. Et il savait aussi que ce qu’il m’avait donné était bien peu en contrepartie de mon travail pour lui. Il savait que la campagne se mure dans le silence quand il faut, parce que les comptes se font dans l’ombre des chaumières, mais qu’Octave ne respectait pas cette loi là et qu’il connaissait du monde à la Petite Gironde et qu’il serait capable de parler de tout ça à tort et à travers. Il l’a fait d’ailleurs, pour l’exemple et parce qu’il n’avait jamais aimé son frère.
Voilà comment j’avais commencé d’entrer dans l’intimité d’un Octave que je connaissais si peu. Avec les dix kilomètres qui nous séparaient de la maison et de l’atelier et le long monologue de Louis que je ne songeais même pas à interrompre et, de toute façon, il n’avait pas besoin qu’on le relance, il avait pour Octave une admiration sans borne, parce que le vieil artiste lui avait montré le courage et lui avait donné le choix.
Au Logis, m’attendait une chambre.
Octave m’avait accueilli dans le billard. Il n’y jouait plus au billard, depuis bien longtemps, mais la pièce avait quelque chose de feutré, la plus intime de la maison, la plus sombre aussi, l’air y était plus dense qu’ailleurs, dans le billard, on sentait que toute émotion s’émoussait, que rien de violent ne pouvait arriver à faire vaciller les lourdes tentures de velours cramoisi brûlées par le soleil. Des aquarelles décolorées et, ça et là, des bronzes patinés du vieux sculpteur. Mais, sur tout un mur, la bibliothèque, une vraie bibliothèque avec une rampe de laiton où s’accrochait une échelle brinquebalante.
Proche d’un bonheur du jour, Octave, engoncé dans un fauteuil de cuir, lisait le livre qu’il avait choisi de me donner. J’étais intimidé, vaguement inquiet, tout à cette confrontation avec Octave que je redoutais malgré tout, même si je m’étais laissé convaincre de monter dans un train qui m’arrachait à Bordeaux, à la ville et (ils avaient bien insisté dessus ceux qui m’y avaient poussé), à « ce qu’il ne sert plus à rien de regretter, parce que, c’est dur de trouver les mots pour te le dire, mais rien n’y changera rien et le mieux, c’est vraiment que tu partes ». J’y étais, et avec le recul, je peux dire maintenant qu’ils avaient eu raison de me jeter dans la gueule de celui que j’imaginais alors comme un loup solitaire. Au seuil du billard, j’avais loin derrière moi mes atermoiements, car tout mon être se tendait vers une entrevue dont j’avais eu bien du mal à imaginer l’issue durant le voyage. J’étais d’autant plus désarçonné que les histoires de Louis, au long de la route depuis la gare, avaient, à mon insu, pénétré ma conscience : Octave m’était devenu une énigme. C’était cela sans doute qui me faisait danser d’un pied sur l’autre au seuil de la pièce, mon sac de voyage à la main, un mélange d’appréhension et d’incertitude, ma tête bataillant dur pour trouver une contenance, une berge où accoster.
Ses yeux se levant du livre s’étaient d’abord posés sur moi, aussi délavés que les aquarelles qui décoraient les murs, et puis la voix était venue, douce, pas susurrante, plus celle d’un vieux, douce, comme pour apprivoiser le silence.
Par dessus sa voix, je percevais autre chose, flottait dans la pièce, un peu d’air emprisonné entre les murs, qui était là depuis toujours, avant qu’on ne construise la maison, cet air-là devait déjà planer sur les collines, avant même que les vignes ne soient venues abraser les coteaux, l’air était là. Et voilà, Octave le savait. Le vieux avait vécu, mieux qu’au bénéfice de l’âge. Il avait compris un truc, qui le faisait m’attendre dans le silence du billard. Je ne savais rien de tout ça à l’époque, avec mes bras ballants au seuil de la pièce, je n’avais même pas l’intuition, pas encore.
Pas de bonjour, rien, pas la moindre sollicitude sur la qualité du voyage mais simplement cette apostrophe abrupte : « Connais-tu René Char ? », que je ne connaissais pas bien évidemment, mais c’était un beau chemin de traverse qu’il avait trouvé pour me conduire loin de ma douleur. D’autres se seraient lancés dans de longs discours sur la poésie, m’auraient expliqué qui était le poète et sa vie et ses livres et son combat mais il avait juste dit : « Eh bien, il faut que tu le lises…tu me diras après, si tu veux qu’on en parle, si tu veux parler. Mais lis d’abord, prends les mots pour les mots, après on verra. »
J’avais pris les mots qu’on me tendait. Depuis, j’ai appris qu’une main amie ne vous tend jamais un livre impunément. Il y a, dans un livre qu’on vous tend, l’indicible et parfois l’irrecevable, ce que nulle bouche, toute amie qu’elle soit, ne pourrait dire d’une voix juste, parce que vous ne l’entendriez pas, parce que vous n’êtes tout simplement pas réceptif à la parole, mais les mots, que vous happez dans les pages d’un livre qu’on vous a donné, prennent souvent un relief inattendu. Tous les livres ne sont pas bons pour ça. Seuls ceux qu’on vous a choisi, comme par hasard souvent, quand on vous les présente : « Tu devrais lire ça, c’est drôle… » Au moment où vous allez le plus mal, moi en tout cas, je l’ai expérimenté ainsi, un peu de drôlerie paraît vite un bon dérivatif. Mais le bouquin est rarement hilarant. Parfois, on en vient à douter de celui qui vous l’a remis et de son sens de l’humour, et puis les mots vous prennent et les émotions avec. Vous vous surprenez à grandir, vous vous découvrez lecteur, le vrai, celui qui s’abandonne sur un frêle esquif et s’accroche à chaque page, comme à une bouée. Et vous vous dites que drôle, ça veut aussi dire déconcertant, et vous comprenez mieux l’amour de ceux qui vous chérissent et vous donnent à lire des pages, toute la pudeur dont on entoure parfois ceux qu’on aime. Il est rare que vous sachiez leur dire merci autrement que dans un regard, mais ils ne l’attendent même pas, ceux qui vous aiment. Ils vous donnent juste un livre.
Char fut ma première découverte de ce que Louis appelait une main tendue. C’était un vieux NRF que m’avait confié Octave. Retour Amont. Ce furent aussi d’étranges fiançailles qui faisaient oublier les classiques du bac. Il y avait les brumes sur la Dordogne, le fleuve étalé d’une berge vers l’autre, tout le chemin depuis Sainte-Foy avec Louis, des écharpes de brumes et des trouées, dans ce blanc laiteux, où vibrait la lumière et les feuilles, tendres à croquer, irradiaient la vie. Toutes ces images confuses étaient venues se mélanger dans ma chambre quand la première fois j’avais ouvert le livre : « Couchés en terre de douleur…Jeunesse, voyante nuée». Je n’ai rien dit, dans le silence de la chambre, qui m’enveloppait tel un suaire, moi qui avait été l’incapable de porter en terre celle que j’aimais, je n’ai rien dit, mais pour la première fois j’ai souri, depuis des heures que je n’avais plus souri, j’ai souri douloureusement à la main qu’Octave m’avait tendue. Et dans la main, j’ai su qu’il y avait des parfums à emporter au paradis des hommes.
Ainsi, un matin de printemps, j’avais découvert l’humanité. Le human being comme disent les anglais, ou du moins, c’est comme ça que je la comprends aujourd’hui, et depuis lors, leur expression. Human. Humain. Et je pourrais écrire Hume et main, pour l’odeur et les parfums. Mais c’est l’intuition, les parfums si subtils, l’essence qui nous gouverne d’homme à homme. Nous qui ne nous touchons plus, nous qui vivons en marge d’humanité, sans gestes ni caresses autrement que dans l’intimité, nous qui avons voulu oublier férocement que nous ne sommes plus des animaux. Toute vie absoute, et tout instinct.
Octave avait mis dans mes mains un livre. Une manière toute à lui de me désigner une passerelle. Le chemin de traverse, que jamais je n’aurais imaginé chez lui. Donner juste des mots pour la parole qui, de toute façon, ne porterait pas. A croire qu’il savait, pour l’avoir vécu, que les mots ne remplacent rien. Pour moi, rien ne pouvait plus remplacer Fulgurance, mais Char qui n’était même pas un baume de douceur, tout sauf ça, Char était venu comme une petite musique, par dessus la douleur. Un rythme, pas toujours rassurant, mais une autre souffrance, d’autres plaies qui venaient cautériser les miennes. Avec ce livre dans ma main, des collines étaient venues à ma rencontre, j’avais passé des gués où les hommes, jamais croyais-je, n’avaient mis les pieds, j’avais dans ma mémoire des rumeurs de cigales, des éblouissements de romarin et de thym qui n’appartenaient pas à ce pays, mais je les avais comme un terre promise, les mots avaient mis sur ma langue les saveurs d’un autre lieu, il sentait presque bon ce pays où m’emportait Char.
Un jour, Octave était là pour me dire : « maintenant, il faut lâcher le livre ». Sans doute, sans bien le savoir moi-même, étais-je prêt.
Je devais vite réaliser, qu’Octave, que je croisais peu, dans les environs du Logis, m’avait laissé grandir et m’épanouir avec les saisons. Il n’était jamais vraiment là, et du livre de Char, jamais il ne parlait.
On le sentait à peine dans cette maison, qui était pourtant la sienne ; dans la vieille bâtisse familiale, son ombre glissait à peine sur les murs, rien ne rappelait l’homme vivant, il n’y avait pas même le soupçon d’un parfum un peu désuet pour s’assurer de son passage récent. Et pourtant je ne vivais pas seul, je sentais quelque chose autour de moi, de rassurant, de familier, comme si l’air m’enveloppant avait une densité qui appelait le toucher. L’air dans la maison était palpable, épais, chargé de quelque chose d’indéfinissable qu’on buvait et mangeait sans bien se rendre compte que c’était nourrissant.
Il attendait que ça se fasse, que ça se passe, que quelque chose s’ouvre en moi. Il était comme à l’affût, c’est ce que je m’étais dit bien plus tard, il était à l’affût, certain que je finirais par sortir de cette torpeur qui me dissimulait, qui m’allait si mal au teint, mais me collait à la peau, m’arrangeait peut-être. Il laissait faire les choses, certain que la fleur allait s’ouvrir, que mes chakras cadenassés allaient s’épanouir.
J’en aurais ri, bien avant, j’aurais hurlé de rire, méprisant et caustique, j’aurais persiflé et j’en aurais rajouté, si on m’avait parlé de mes chakras. Et d’ajouter : « Et quoi d’autre ? Mon aura, peut-être, qui grandirait autour de moi, qui deviendrait phosphorescente et ondulante, douée de force et de vie, comme dans les Chevaliers du Zodiaque ? Manga génération, après Woodstock, love man ! » Je n’avais plus le cœur à rire, et les mots de Char m’avaient propulsé vers d’autres horizons : pas tout à fait les chakras, ni leur ouverture, mais un peu quand même du mystère du monde, de l’insondable mystère qui nous enveloppe et rôde autour de nos humeurs, de nos peut-être et de nos pourquoi pas. Avec ces mots, j’avais grandi, effectivement. Je m’étais surpris, sur une contrée où je ne m’attendais pas : attentif aux presque riens, qui ne rythmaient pas mes journées mais leur donnaient une densité troublante, inattendue. Filmée au ralenti, la trébuchante palpitation d’une feuille d’arbre qui se déploie tendre, s’ébouriffe verte, à trembler dedans soi de respirer cette couleur fragile, cette infime pigment qui ne dure rien, qu’un déploiement de matière fragile sur le ciel, ce peu de soie fripé tremblotant au vent piquant d’un début de printemps. Le livre m’avait mené là, et Octave. Celui qu’on ne voyait jamais, ni ne sentait, mais je le crois aujourd’hui, qui avait comme un magnétisme, qui aimait tellement son pays, ce petit morceau de rien, où, comme a dit l’autre, au milieu coule une rivière, celui-là avait l’amour des hommes. Celui-là était un artiste.
Un jour Octave a mis mes doigts dans la glaise. Il aurait pu me dire que ma douleur était là et qu’il fallait la contraindre et la malaxer, mais il n’y avait plus de douleur que de la glaise, qui glissait entre les doigts et ses mains sur les miennes qui montraient des gestes, ses mains avaient des inflexions troublantes, qui montraient un chemin de vie. Ce chemin était rugueux, parce que de fines particules abrasives crochetaient la peau, avec un froissement sablonneux qu’on imaginait, plus qu’on ne le ressentait, mais fluide aussi la sensation de glisser plus que d’avancer, dans une matière humide et spongieuse, cette impression de s’enfoncer en se laissant emporter, comme on pénètre une femme et, avec la même retenue un peu inquiète, le même frémissement du corps et du cœur, cette volonté de se maîtriser, de dompter la volupté, d’inventer de la douceur, parce que la douceur vous environne et se communique à vous. Alors la douceur forcément. Mais avec la douceur, comme une urgence au creux du ventre. La chaleur tiède aussi de vos mains qui communiquent, on dirait, avec la matière. Vous savez qu’elle ne vous obéit pas la terre, qu’elle devient ce que vous en faites mais, toute douce qu’elle soit, toute consentante qu’elle paraisse, elle s’évertue, l’imprévisible, à vous désarçonner. On la dirait vivante. Mais on sait bien que non, du moins on s’en persuade jusqu’à ce que voilà, un doute. Tout cet élément intuitif qui épouse vos mains et vos doigts, toute cette communion, union, on sait pas bien dire le mot, qui fuse entre les phalanges molle et dégoulinante vous voudriez qu’elle soit dégoulinante mais non, elle se tient quand même, parce que l’eau l’abandonne et qu’elle s’abandonne moins du coup, se raidit, se fige, mais un peu d’eau, et voilà qu’elle redevient votre complice presque votre amie.
Octave avait mis mes mains dans la vie. Vivre, avant, j’ignorais.
Pourquoi la glaise est la terre ? Pourquoi la glaise n’est-elle pas juste de la boue un peu noble ? Une argile, bêtement de l’argile. Mais la glaise est rouge du sang qui fait la terre et tu enfanteras dans la douleur et tout ce sang autour. Pourquoi la glaise est la terre ? Pourquoi cette analogie troublante et de la côte d’Adam ?
Il y a eu, cette époque, des époques, des Michel-Ange, des Gauguin, des Lacombe : tu tailleras dans le bloc, à coups de boucharde et de gouge rageurs, tu arracheras et vivras. Cette rage de se mesurer avec le roc. Prendre, prendre, toujours prendre, et le cri qu’on imagine avec, du bûcheron de formes. Et les éclats tout autour qui ne filent pas comme des étoiles, mais crépitent autour du bloc, le sol jonché d’éclats, de copeaux mal dégrossis, de graviers rugueux et anguleux, les éclats qui disent la confrontation, la lutte acharnée plus que la complicité. Et je te violerai que tu ne me détruises ! Et je t’asservirai, te dompterai, te soumettrai. L’étincelle aiguë du marteau, la griffe blessante mais façonnante pourtant de la boucharde, cette cavalcade d’étincelles enluminée de sons et d’escarbilles, l’odeur de la poudre presque, parce que Vulcain dirige ta main. Je te taillerai, comme dans un territoire à conquérir, je serai soudard, brutal, conquérant ivre du vertige de te commander. Je serai maître, celui qui prend.
Voilà pourquoi la glaise est justement la terre, cette forme informe, ce dont on ferait quelque chose si seulement les mains savaient s’abandonner et se laisser apprivoiser. Si seulement les mains épousaient le souffle qui les conduit. Si seulement, tu ne prendras pas qu’on ne te donne, qu’on ne t’abandonne en toute sérénité. Trouver l’alchimie de la matière et de l’essence. Voilà pourquoi la glaise vit et respire. Et l’apparente fuite qui la gouverne, cette absence de relief qui la fait insaisissable et versatile, qui déroute tellement, qu’on finit par la regarder sans la voir, par la haïr pour ce qu’elle ne donne pas, n’offre pas spontanément, cette fuite, c’est elle justement, et vous, elle et vous à vous chercher, à vous envisager, à vous dévisager. Une rencontre. Tous les non-dits qui s’assemblent dans les yeux et en marge de conscience. Une rencontre amoureuse, quand on ne sait pas encore qu’on est prêt de se laisser aller, de se suspendre encore au bord du vide et de plonger en toute inconscience, mais combien tenté au bord du précipice.
La glaise est ça. Et la tiède sensation de lui donner ce qu’elle vous offre à mesure que vous vous parlez. Ce dialogue-là. J’ai pensé, une fois au plafond de la Sixtine, Dieu et le doigt d’Adam. Que la vie qui se transmet de l’un à l’autre est d’abord ce souffle tiède, que toute pulsation de vie passe par un souffle dont on ranime la chaleur, tiède puis chaud, cette chaleur qui diffuse dans les veines, emplit tout le corps. La glaise est ça, comme la femme qu’on aime, d’être dans la femme qu’on aime, avec cette palpitation tiède, autour de vous, ce trouble chaud, on tremperait ses mains dans son propre sang, on sentirait cette tiède fluidité des chairs, la mollesse envoûtante des chairs où palpite le sang tiède. Ca vous prend de la conduire et de vous laisser infléchir, de la pétrir comme elle entoure vos mains. Et ses cuisses sur vos reins. Les mains qui parlent : ce beau rêve qu’elle vous offre, d’être aveugle et de n’être rien d’autre que celui qui sent, de n’être que la sensation de la feuille qui se déploie sous le ciel, avec les mêmes hésitations, le lent frémissement des chairs froissées, cette intrépidité aventureuse et étonnée de grandir et de se déployer, d’inscrire sa forme et son ombre sur le bleu du ciel d’y prendre place, d’occuper l’espace, d’exister.
Un jour, Octave a mis mes mains dans la glaise et, de ce jour, je suis devenu l’adulte que je fuyais.
22. L’appétit vient en mangeant
On fait avec la douleur comme on peut. Mais on peut pas grand chose. Mauvaise idée de se croire guéri, quand ce n’était qu’une peut être convalescence qui s’annonçait. Mettre des mains dans la terre pour exorciser une douleur, c’était la bonne idée. Et mettre un livre dans ces mains, quittant la terre, pour les agripper au ciel, ç’était aussi une sacrée intuition. Mais, loin des lieux et des êtres, les idées fonctionnent toujours mieux ; il vaut mieux, souvent ne pas tenter de les éprouver au réel, ne pas tenter de les confronter à la vie. Il ne faut pas trop croire au pouvoir de la pensée. Croire que « je veux », dans la tête, résoudra tout, une bonne fois pour toutes, que « je veux », tel qu’on le pense, pansera toute blessure.
La terre a exilé toute réalité. Les mains ont appris des gestes et la mollesse de l’argile invitait aux gestes spontanés, de ceux qui s’encombrent le moins de tout ce fatras de la conscience, qu’il fait bon d’oublier parfois. Ne plus penser, je suis certain, que chaque homme l’a souhaité un jour, ne plus penser, jouir simplement, le plaisir seul, immaculé, sans la pensée, une toute présence avec rien autour, ni froid ni chaud, ni bien ni mal, ni haut ni bas, ni rien ni quoi, nul travail autour et surtout pas celui de la mémoire. N’être qu’un morceau de plaisir, de jouissance, une seule fois, juste une seule pour voir comment ça fait. Un truc à la Malevitch, dans le genre du Carré blanc sur fond blanc, posséder tout, avoir connaissance du tout, au delà de tout, ce repos inouï que ce doit être.
L’idée mauvaise de l’escapade. Du train facile à prendre, surtout que Louis pas farouche. Je lui dis « la gare à Sainte-Foy », et lui déjà me pose devant la gare, pas même le temps de voir la deux-chevaux s’éloigner que déjà, la micheline vers Bordeaux et file, roule petit train, je suis devant la tombe. Et tombent toutes les certitudes. Et les quasi guérison. Je ne suis le miraculé de rien du tout, la preuve du hoquet et de l’étranglement.
Le printemps dans Bordeaux, et au début sans doute, l’ivresse d’une liberté toute neuve, à se promener de nouveau, dans cette ville que j’aime tant. Le printemps dans Bordeaux, avec ses matins frileusement glacés, où la ville comme une glace sortie du congélo, bonne à croquer, crisse sous le givre, pâle illuminée. Dès 10 heures du matin, sur une terrasse au Parlement ou ailleurs, comme elle se laisse déguster, comme elle s’entrouvre tiède et prometteuse, depuis les flèches de Saint-André jusqu’aux frondaisons autour de Sainte-Eulalie, comme tout se réchauffe pour un festin subtil, le ciel, vous savez bien dans ces moments là, comme il scintille, comme les insectes dansent dans le matin que secoue subrepticement le soleil. Enfin, non, vous ne savez pas. Si vous n’avez pas vu Bordeaux au petit matin, un de ces matins d’hiver, vous ne pouvez pas savoir, juste essayer de juxtaposer, Paris, Brest ou Lille, sur Bordeaux, comme je le revivais ce matin là. Avec l’air froid qui éblouit les narines et le scintillement du bleu qui gagne en densité retenue, traversé toujours du souvenir des éclats du givre. C’est curieux, on oublie les voitures, on oublie les fumées, les bus et les coups de klaxon, pour ne percevoir que les façades qui s’éveillent dorées et l’air pur au dessus des toits. Et tous ces minuscules insectes qui dansent dans la lumière.
Mais la tombe. Si bien que tout le spectacle de Bordeaux fut bien fulgurant. Le doux-amer de ce mot ! La tombe, où forcément était un gravé un nom qui ne me disait pas grand chose. J’avais cru que peut être. J’avais supposé que. Je pensais que quelqu’un, attentif à ma douleur aurait suggéré que. Mais voilà, non ! que son nom que je connaissais à peine. Et nulle part Fulgurance. Peut être trop cruel comme nom à graver sur la tombe d’une trop jeune pour être là. Ce que je m’étais dit pensant aux siens, mais la haine qui montait aussi. Qu’aucun de mes amis n’ait pu convaincre, qu’un autre nom, là, était devenu naturel.
Je n’avais pas de droit. Je n’avais croisé les siens, la première fois, pour constater que nous ne nous connaîtrions jamais. Il y a mieux pour se croiser que l’anti-chambre d’un commissariat.
Rien pour me sauver, sauf l’urgence de partir et je sais déjà le salut ou la fuite ou le deuil de l’autruche, ne plus rien voir, là bas vers ce morceau de rien, où coule la Dordogne, la fuite où le temps coule et pense à panser les plaies à ma place. Ne me demandez pas comment la tombe, parce que je fais tout pour oublier, que pas même Fulgurance gravé dessus. Le retour ou la fuite comme on voudra, vers ce morceau de Dordogne où il paraît plus simple de vivre autrement que de souffrir. Mais mauvais retour. Mal d’avoir mal, alors pas de pitié pour ce qui passe à portée, la plainte désordonnée qui blesse tout ce qui se tend vers vous ; parfois c’est mieux qu’ils aient mal tous, tous ceux qui vous entourent, de les entraîner dans votre douleur : comme ça pas seul, pas abandonné seul à avoir mal.
Octave serait ma victime. Sa main tendue serait celle où mordre son consentement.
L’autre qui a écrit pourquoi j’ai mangé mon père ?…Mais sait-il un peu pourquoi son père s’est laissé manger aussi. Pas mieux l’un l’autre. Pas facile de regarder au pire dedans, à vouloir démêler, on n’y voit goutte. La chair, et l’esprit avec, qui se sent vieillir, et voilà que s’affaisse le père, alors sûr, oui, on le dévorera. Qui passerait à côté ? Plutôt deux fois qu’une, à belles dents !
Seulement pas si simple. Comme l’Octave, pas si simple à cerner. Tu crois que oui, le beau contour, mais tu t’aperçois que non, pas si simple, vraiment pas si simple. Pas seulement des choses limpides, comme il devrait en pleuvoir. Alors tu vois comment faire que. Mais pas si simple, à s’y mordre, à s’y méprendre.
On voudrait que tout soit simple enfin. Mais voilà, ce vieux, avec ses cheveux d’ange sur la soupe…qui dit qu’il connaît mieux que tout… et que finalement il préfère donner tout plutôt que…pas ça pour moi, qui suis jeune et qui sait mieux que lui, d’ailleurs devrait savoir que, d’accord pas Fulgurance sur la tombe mais réapprendre, n’avais-je commencé dans la terre ?
Il ne le dit pas vraiment d’ailleurs, c’est juste une inflexion dans la voix, une note plus douce, plus abandonnée, comme sautent les défenses ; pour peu que nous soyons vraiment adversaires, les défenses auraient sautées, m ais il n’en est plus là exactement et forcément, oui forcément, parce que les autres, c’est trop souvent, (trop toujours ?), par rapport à soi qu’on conçoit leurs réactions. On se trompe trop bellement, trop innocemment, parce que trop jeune, alors si naïf, de croire qu’à l’échelle de nos valeurs, petites vertus qu’on a érigées en règle de vivote, faute de mieux ou de grandes convictions, nos trois malhabiles pensées sur la vie régiraient le comportement des autres. Comme on les analyse ils devraient se démonter.
Pas adversaire, ni père ni fils, mais tout comme. L’un qui se sent partir et qui sait : dans toutes ses veines ça résonne, que ce serait trop bête, maintenant de se laisser partir sans se laisser bouffer. Tenté on serait, de croire qu’à rien il ne croit, alors pourquoi ne pas donner, pourquoi ne pas lâcher ce peu qui le fera vivre dans un autre. Sait-il seulement, soupçonne-t-il déjà, combien l’autre sera égoïste ? De ne rien avouer et nul hommage, seul je suis, et tel j’ai grandi et me suis fait. Il n’y a pas de cimetière pour le renoncement ni de couronne ni de posthume gratitude.
Sauf que.
L’amour des hommes qu’on oublie. Parfois, tout vient se mélanger. Et ce qu’on aurait pris sans vergogne vient s’encombrer de tout ce fracas de l’humanité. Cette longue résonance où nul chaînon ne fait défaut, ce fatras impossible de sentiments, d’émotions, de reconnaissance. Froidement, à bien y réfléchir, on n’en veut pas, mais les têtes froides, parmi les hommes, sont de mortes têtes qu’il ne sert à rien de panser. Froidement on serait l’essence de la psychanalyse. Comme tout serait réglé une fois pour toutes ! Et comme on s’ennuierait, si tout, si bien, si fin.
Celui qui se laisse bouffer, cette pitié qui, presque, vous prendrait à le voir se désagréger.
Où la douleur nous conduit ? A combien de repères perdus ? Avec quoi refaire les gestes qu’on a toujours sus mais que rien n’arrive plus à reconstruire ? Jésus ! Rien dans la conscience qui ait assez de force pour relever le navire, faire cesser cette gigue infernale. Comme la douleur mélange tout.
Ces jours-là, je sais de quoi je vous parle, on veut les moindres riens. Le ciel bleu, le matin avec le soleil dedans, tous les matins kitsch de chicorée : « le soleil vient de se lever… » Et sûr si le facteur arrivait, on l’inviterait à la table du p’tit déj. Mais il se pointe pas le facteur et quand le soleil a oublié de se lever avec la fée chicorée, alors mal, vraiment mal.
Je ne pouvais pas être complètement fou, fou de douleur peut être, mais pas au point de ne pas voir, de ne plus sentir. De ne plus tenter de me faire violence. Car, dans les yeux d’Octave, le tumulte d’une plainte insensée, insupportable roulait vers moi, aphone, mais lisible et visible, à ne pas s’y méprendre. Octave était de ces gens qui disaient peu, mal, trop peu, pas assez, mais son regard le trahissait. Des incompréhensions d’enfant dans son regard, pour tout le mal qu’il voyait à l’œuvre quand, désespérément il s’attelait à donner, à livrer corps et âme, quand il renonçait à toute prérogative et toute reconnaissance. Il faisait le vœu d’aider mais il sentait aussi devant lui cette résistance abrupte, les dents acérées chez moi, prêtes à arracher tout lambeau qu’il abandonnait pourtant de plein grès.
Il y a tellement de moyens de blesser les hommes. Tellement de façons d’égratigner ce que chacun tient construit autour de soi comme un rempart. Il y a tellement de moyens d’entrer par effraction à l’intérieur d’un autre. L’effraction n’est pas un viol, pire, une insidieuse incision, comme une piqûre d’abeille ; elle y laisse son dard la garce, on sait qu’elle en mourra, mais on le regrette presque d’abord, parce que l’abeille fait son miel de toute chose inoffensive.
Mais la blessure est là, du moins la démangeaison. C’est elle sans doute qui fait la blessure, plus on gratte, et plus ça démange, plus on s’insupporte et plus l’autre, qui vous a mis ça dans la tête et les veines jubile. Parfois non. Parfois nul ne jubile. Mais le dard est là, on ne sait pas comment, un mot, et l’insidieuse est entrée. Et il faut, il faudra faire avec.
On a ça dedans, ce peu qui n’était rien. Je crois qu’Octave avait ressenti cela, à mon retour. Une blessure, une flèche fichée au flanc, et tout l’étonnement de se sentir blessé, malmené par celui qu’il tentait de panser depuis ces longues semaines.
La nuit même de ce fastidieux retour, j’avais rêvé de lui. Mais ce sont des choses qu’on ne peut pas dire d’abord. Ensuite, il devient vite trop tard, mal à propos de trouver le moment, et pour peu, que tout aille mieux, il n’y a plus que la pensée réconfortante d’imaginer qu’un jour on pourrait en parler… Et comme on sait alors le plaisir que ça lui procurerait d’être gardien de nos nuits, de notre sommeil, de notre sécurité nocturne.
Après l’avoir déchiré au mieux, j’étais monté vers la chambre (qu’il me donnait toujours), et, dans la nuit, ce rêve de lui fut mon refuge. Je rêvais que je dormais dans ses bras protecteur. Je couchais avec lui et son bras enserrait mon chagrin ; sa voix coupait court à tous les harpons que fourbissait ma conscience et qui tentaient de transpercer mes velléités de révolte. Comme dans Little big man, la fille qui s’appelle Dressée avec le poing, j’avais tout désir d’être ça, l’homme debout. Mais Giacometti me tenait aussi, l’homme debout charriait avec lui toute l’immobilisme de sa condition d’homme. Avec ça, il fallait se battre, et je ne savais que me battre et battre les autres. Mais lui, était dans ce rêve pour tout apaiser. Et calmer toute douleur, comme dans le Temps des cerises. Le plus inouï, c’est que dans le rêve, il y parvenait. Vous voyez comme je suis encore, à dire que dans le rêve il y parvenait, alors que je devrais simplement écrire combien le rêve, dont je me souvenais au matin, m’avait apaisé.
Il aurait fallu le lui dire. Mais je n’avais pas encore la maturité. Je ne savais pas encore combien il peut être simple de dire les choses et que les gens en face de vous les reçoivent simplement. Je ne savais plus vivre et surtout pas vivre à l’époque. A présent que je raconte tout de ces années-là, je pourrais écrire que je rends hommage à celui qui m’a montré le chemin des hommes. Mais aujourd’hui encore, je ne sais pas bien le dire, parce que rendre hommage n’est pas suffisant. Il faut bien plus, sans gerbe ni couronne, il faut tout ce cortège de l’indicible. Pas assez de mots. Dans tout notre babillage nous n’avons pas assez de mots au bon moment. Trop de contraintes, qu’on déguise en pudeur, pour dire merci. Merci suffit. Mais ne comble jamais en vous le montant de l’ardoise. Je n’ai jamais bien su dire merci à Octave.
Il me reste de lui, aujourd’hui, des terres et des bronzes, et, dans la mémoire – la mémoire olfactive- un parfum de ce qui va se défaire lentement. Une note de poussière, une autre de renfermé mais sur le palais la vigoureuse vivacité des Bergerac. Et dans la tête, cette volonté forcenée, que nous y avons mise lui et moi, de vivre et de marcher.
23. Le fin mot de l’histoire (post-face)
Il y a toujours un moment où l’on croit que c’est arrivé. Un moment où l’on se dit enfin, on peut y croire. Ce moment, où c’est bon, où l’on sent qu’on n’a pas attendu en vain.
Je meurs. Et je suis triste. De ce moment presque arrivé mais qui sonne, comme devaient sonner les heures, que peu entendaient dans les cellules.
Il n’aurait pas fallu. Mais le peu était là pour la faillite. Ce peu de rien, ce peu de mot qui fait que. Que plus rien. Plus comme avant.
Eric pourrait parler pour moi maintenant. Jamais vous n’avez entendu sa voix. Et peut-être est-ce la seule fois que vous l’entendrez vraiment. Moi, je ne peux plus raconter. Il y a un moment, où l’on voit chavirer les yeux de celui qui parlait, ce moment où la douleur le terrasse, quand bien même elle serait cette chose ancienne à laquelle nul ne pensait plus. Moi, je vous ai raconté toute notre histoire, j’ai ri souvent avec vous de nos audaces de gamins et souri parfois de cette aventure qui nous a tous pris, sans qu’on s’en rende bien compte d’abord. Je vous ai raconté tout, comme les choses m’étaient revenues à la lecture de la Gazette de Drouot. Ce truc, si austère quand on y réfléchit bien, comment imaginer que ce magazine puisse faire remonter toute cette histoire. Je dirais avec vous, que c’est pour ça que la vie, oui ! quand même, quand même parce que de ces surprises qui vous cueillent au moment où vous vous sentez protégé, à l’abri de tout. Et surtout à l’abri des souvenirs.
On n’a rien oublié. Même si chacun sait bien qu’on a fait son deuil. On fait toujours son deuil, jusqu’à moment d’une fragilité inattendue, d’une impuissance à régir le cours des choses, à réagir, une impuissance parce qu’on ne sait plus se protéger, une inattention, où l’émotion, sans qu’on comprenne bien pourquoi, vient vous tirer des larmes encore. Pas beau à pleurer le monsieur à qui tout réussit pourtant.
Il y a beau temps que mes yeux ne lisent plus la Gazette. Beau temps, que je pense à tout autre chose. Vous savez comment les choses remontent. Vous n’êtes pas en train de mourir. Ce n’est pas ce truc à la X-files, vous n’êtes pas au seuil du rien avec la lumière éblouissante au bout. Vous êtes juste vivant. Vous lisez un canard, dont la culture est venue envahir votre vie, parce que c’est ça votre vie maintenant, l’art, qui se vend, s’achète, se vole ; vous lisez et paf ! d’un coup, vous arpentez, l’air ailleurs, des vallées et des vallons de souvenirs. C’est comme la course des nuages sur un ciel bleu d’Irlande, en été. Ils passent vite devant le soleil, toujours une ombre à projeter sur les collines. Mais fugace, jamais le temps de mettre le pied dessus que le soleil illumine déjà le bout de gazon où vous êtes planté. Les souvenirs, quelle tempête !
Vous, vous lisez ce petit bout de ma vie. Et c’est presque long. Une heure, deux, trois pour les plus lents. Moi, ça me traverse… quelle magie ! des millisecondes et tous ces visages, tous ces rires, toute cette farandole, presque une fête, sauf le moment où nous en sommes, que je ne vous donnerai pas, parce que je n’ai toujours pas la force de regarder celle qui est morte.
Quel dommage que je ne puisse pas vous faire un aparté virtuel, comme on dit aujourd’hui. Imaginez un peu, vous tournez la page et hop ! c’est l’harmonica d’Eric que vous entendez ou la musique de Manech. Je crois que la musique saurait mieux dire la perte, la musique est mieux pour dire ce qu’on ressent. Je l’entends, moi, l’harmonica d’Eric…je l’entends même si je ne me souviens plus de l’air.
Mais si vous, vous ne l’entendez pas, je vois bien que c’est à moi de raconter, si les notes d’Eric ne vous parviennent pas, c’est à moi de plonger et, peut-être qu’après tout, ce dernier plongeon aura valeur d’exorcisme.
Il y avait eu le monument. On l’avait fait. Comment ? Je ne sais pas bien dire la somme de volontés conjuguées qui avait fait cette chose, qui existe toujours et dont on voit des photos dans des livres qui parlent d’art. Je ne savais pas qu’on pourrait faire de notre jeunesse quelque chose qui serait un jour dans les livres. Je ne savais pas, moi qui suis tout jeune encore, je ne savais pas que ces mêmes livres raconterait Thomas et tous ces autres.
Il y avait eu le monument. Et le Chant des partisans. Enfin, celui que Manech et Eric avaient recomposé. Un peu différent, déférent même. Vous ne l’entendrez pas plus que vous n’avez entendu l’harmonica d’Eric. C’était juste un hommage. C’était dire merci à Marthe d’avoir ouvert nos yeux, merci de sa confiance de nous avoir, un jour, conduit devant une malle où était une partie de sa vie, qu’elle ne voulait plus pour elle, mais qu’elle voulait offrir pourtant. Son vieux désir : ce que Thomas ne voulait donner à personne, quand tant le méritaient, elle nous l’avait offert et nous, comme on pouvait, ce jour-là de l’inauguration, on lui avait dit merci. A lui aussi. Ca, les autres, ses amis, le savaient.
On avait voulu faire diversion : trop d’émotions, trop lourdes à porter. Trop de concentration, tenue trop longtemps, pour faire le monument, le faire, ne pas le rater, qu’il porte tout le sens de ce que nous avions appris sur cette terre-là, avec tous ces gens. On avait fini par ne vivre que pour lui, pas tant pour le jour de l’inauguration dont on se moquait bien un peu, même si l’angoisse nous tenait forcément, on n’avait vécu que pour créer. Tous tendus vers ce point ultime où tout serait fini, où il n’y aurait plus rien à ajouter, plus la moindre parcelle de métal à tordre, parce que nous nous serions enfin persuadés d’avoir tout dit, ou de n’avoir plus de force, ni de moyens pour dire les choses autrement.
Au soir venu, après tout ce qui va avec ce genre d’événement : les vins d’honneur, le repas de banquet, nous avons tous éprouvés le besoin de souffler. Aujourd’hui, on dirait de se lâcher. Qu’un trop plein de trop puisse enfin sortir. Et c’est moi qui ai eu l’idée. Celle d’une expédition punitive. Cette conne idée qui nous a tous propulsés sur un toit, Eric en moins, qui n’avait jamais su se résoudre à y mettre les pieds.
Il y avait eu deux heures de rires dans la voiture de Paul, qui nous ramenait vers Bordeaux à petite vitesse, à la vitesse raisonnable d’une consommation d’alcool excessive. Deux heures, où explosait enfin la liberté de se sentir partir vers d’où nous venions. Eric exultait : « Des guerriers, des guerriers, on va bouffer des guerriers ! » De revenir à une primaire nature nous émoustillait tous, comme si nous avions été trop loin, à cent lieues de l’intention première. Comme si nous avions perdu notre naïveté, comme si nous avions instrumentalisé, avec le vernissage puis dans le monument, l’élan qui nous avait révélé à nous-mêmes. On chantait, on riait, dans la vielle 4L nous partions insouciants, comme ça ne nous était plus arrivé depuis longtemps. Eric était assis à côté de Paul, tassés à l’arrière Manech, Fulgurance et moi. L’autre avait ses harmonicas en tas sur la planche de bord. Il parlait fort pour dire qu’il avait pas encore la bonne note. Il en attrapait un, le relâchait au bout de quatre souffles : « Pas le bon… » Et ainsi de suite, jamais le bon, sauf qu’on le charriait : « Trop bu Eric, t’as passé vingt fois le bon, nous on l’a reconnu ».
Le Chant des Partisans, on l’a chanté, comme jamais dans cette voiture et, enfin, il était devenu léger. On l’a chanté et rechanté et parfois Eric avait l’harmonica qu’il fallait : « Ami entends-tu… » Dans notre enthousiasme, les corbeaux se muaient presque en blanches colombes. Nous retrouvions nos vies, notre jeunesse, que nous avions laissé entre parenthèses, pour nous engouffrer et nous laisser submerger par un truc, dont l’histoire ne nous appartenait pas vraiment ; nous l’avions voulu nôtre et nous l’avions absorbée, digérée, faite nôtre et maintenant, il fallait que ça sorte de nous d’une manière ou d’une autre. Nous avions choisi la manière de notre jeunesse, irréfléchie. Nous n’en connaissions pas de meilleure alors. Sur un air de fête, remonter sur les toits pour danser notre gigue de révoltés à la petite semaine. La petite semaine, le pas d’importance, c’est juste ce que nous voulions retrouver. Nous voulions nous échapper de la gravité qui nous avait envahie, renouer avec la pure gratuité, l’insouciance et la provocation enfantine qui nous avaient conduites à la mystification de nos contemporains.
Au moment de l’inauguration, il y avait beau temps que les médias, que nous avions consciencieusement harcelés à nos débuts, avaient choisi de présenter profil bas. Contraints de nous courtiser puisque nous plaisions, ils faisaient mine de ne pas nous tenir rigueur des marécages dans lesquels nous les avions embourbés. Nous étions passés de l’autre côté de la barrière. Comme par magie, directement de l’emmerdeur à l’encensé. Ce soir-là, chacun de nous regrettait furieusement de n’être plus l’emmerdeur. Oui ! on crache dans la soupe, quand l’assiette est bien pleine. Avant qu’elle ne soit pleine, on fait tout pour qu’elle se remplisse. A peine déborde-t-elle, qu’on la rejette d’un geste las. Nous ne voulions plus être autre chose que des enfants. Trop gâtés par la chance, nous voulions encore une autre chance de tout recommencer à zéro. C’est celle-ci que nous allions tenter le sourire aux lèvres, sur les tuiles des toits bordelais.
Nous n’avions qu’une hargne farouche. Un remake de La fureur de vivre peut-être qui hantait nos esprits embrumés d’alcool. Ni bomber, ni pince coupante et dans la tête, cet air dont aucun de nous n’avait pu se débarrasser, ce foutu Chant des Partisans que nous avions trop chanté.
J’aurais du savoir qu’on ne réinvente pas ce qui s’est passé. Qu’on ne force pas la chance impunément. Les événements ne sont jamais deux fois les mêmes. Jamais identiques, alors qu’on voudrait tant, parfois, revivre exactement la même histoire, éprouver de nouveau exactement les mêmes émotions. Plonger encore, où tout n’était pas forcément beau, mais le souvenir qu’on en a est tellement rassurant, que tout ces vieux morceaux de passé, vieux papiers ressassés dans la mémoire, deviendrait presque agréables.
Nous avions oublié cette autre ivresse qui n’a pas besoin d’alcool : les gestes, l’évidence des gestes qu’on retrouve, pas tout à fait des automatismes, une précision sûre, justement acquise. La gouttière qu’on agrippe, dont on connaît la faiblesse si on ne la ménage pas, si les pieds ne jouent pas leur rôle de porteurs, de propulseurs. Les fils d’antennes et toutes ces choses incongrues que les propriétaires oublient, pour ne plus les regarder assez sur les façades de leur maison, ces peu de rien qui vous hissent et vous soutiennent, vous donnent la juste impulsion que vous transformerez en élan.
Nos mains avaient brassé tant de matière et oublié la matière dont elles venaient que c’était presque une découverte. Presque. Tant nous tenait le souvenir des escapades libératoires. Tant nous aiguillonnait ce qui nous tenait. Une fois que vous êtes dessus, vous êtes dessus. Et le monde, pareil. Vous êtes dessus, dedans, comme l’ivresse de l’alcool qui vous a pris et vous retient et vous conduit : vous ne savez plus raisonner, vous n’êtes plus raisonnable parce que l’échelle des valeurs a changé. Il y a ceux d’en bas, qui dorment souvent. Et les éveillés qui font la fête et ont l’impression de réinventer le monde, qui ne se doutent de rien non plus. Quand bien même ça vit pourtant au dessus de leurs têtes.
Ce soir-là, la hargne et la vindicte de nos premières virées ne nous effleuraient plus. Ce soir-là était un soir hors de tout, hors de rien, notre fête, un peu de rédemption, une bulle d’air. Ce soir-là, gratuit.
Ce soir, où tout s’effondra.
Nous n’avions rien, pas même une pince coupante. Pas de plan non plus. Mais on n’en avait jamais eu. Mais ce soir là, l’absence de tout fit notre plus grand défaut.
Nous tous sur le toit. Paul, qui avait oublié ses timidités d’enfant perverti aux valeurs républicaines, esquissant la-haut trois pas de gigue au son de l’harmonica d’Eric, Manech, avec sa putain de voix de basque, qui faisait chorus et moi, qui excitait chacun.
Alors, forcément, l’équilibre improbable de Fulgurance qui tentait de faire chorus.
Danser sur les toits. Jamais on n’avait dansé sur les toits. Jamais littéralement.
Littéralement et, cliniquement, on l’a su très (trop ?) tôt : morte ! Elle n’aurait pas aimé la chaise roulante. De toute façon, il lui fallait pire, toujours. Pire ou mieux, c’était pareil, toujours au superlatif, qui devenait trop pauvre, à peine assimilé.
Danse, danse, dense, la furie qui nous animait nous tenait lieu de gouvernail, quelle explosion dans la nuit, ce cri qu’on ne prend pas au sérieux d’abord. Quelle déflagration quand Eric dit, par dessus les rires, froidement –cette voix froide, avec ce sérieux où nul n’est plus enfant ni adulte, mais conscient du trop pire, refroidi, immobilisé dans une angoisse qui dépasse toute humaine inquiétude- quand ces trois mots seulement : « C’est grave ! », ces trois mots qui, sans le ton dans la voix ne seraient rien, ces mots et ce ton qui effondrent toute confiance, toute projection, toute infinité. Finitude.
Le rire, et tout le reste qui va avec, la gaieté, l’insouciante gigue ; toute cette vie qui vous a prise et vous habite, qui d’un coup fuse hors de vous. Du sang chaud au sang glacé. Sans transition, cette douche glacée. Vous n’êtes plus sur terre : respirer ce presque délit.
Vous n’êtes rien, qu’un morceau de chair qui s’apprête à hurler. La douleur est juste avant le hurlement. Quand vous hurlez, vous existez. Avant, vous êtes la douleur incarnée, une abstraction, douloureuse abstraction.
Il y a la mort et la mort. Celle-ci qu’on sait arriver, pour ceux qu’on aime mais qu’on redoute toujours mais qui devient presque naturelle parce qu’acceptée : l’ordre des choses. Et celle que nul ne mérite, ni les vivants ni les morts. Celle-là, aussi incongrue que la chance. Blanc, noir ; bleu, vert ; primaire, complémentaire ; salé, sucré ; ombre, lumière ; tous les poncifs pour tous les contrastes. L’évidence vive de la vie qui ne sourit plus.
Et cette incongruité : nous gamins sur ce toit, désemparés, bras ballant, terrassés là haut sur le toit, Eric en bas tambourinant à la porte, aux fenêtres, ses membres frappant comme on beugle et il beugle en quête d’un secours d’une improbable survie. Eux, en bas, hagards, ensommeillés : « Quoi, c’est quoi, pourquoi ce tapage, raffut, nous travailler dormir ». Et il voit dans son sommeil, Fulgurance tordue dans son agonie, « Oui grave alors, ne bougez pas » Elle peut pas bouger, on taperait pas si elle pouvait bouger, elle bougera pas. L’autre qui revient : « Oui les pompiers, police mais comment tombée, pourquoi tombée ? » Et nous, tout autour, revenus avec ceux d’en bas : « tombée par jeu, pouvez pas comprendre » Personne pour comprendre l’autre alors.
Mes larmes encore aujourd’hui à écrire tout ça, parce que les lumières bleues des fourgons, les sirènes, diffraction résonance et tout ce silence derrière.