A horse with no name
Rattrapé peut-être par le mantra de Gertrude Stein A rose is rose is a rose is a rose découvert lorsque je déconstruisais les briques du cubisme, ou bien par le bon sens populaire, ll faut appeler un chat un chat, dès lors que je me mis à capturer des images celles-ci trimballèrent d’emblée dans ma tête une donnée exif bien particulière : un titre.
Le vers de Gertrude Stein ouvre la pluralité sémantique des mots dont le martèlement répétitif désigne une personne, une fleur, une couleur, Shakespeare… L’homme voudrait les mots aiguisés comme des lames transperçant et épinglant des concepts, des choses, des états. Inventeur du langage, il aimerait le plus souvent en maîtriser le sens et la portée. Comme si nommer à coup sûr éviterait de se perdre. De se dissoudre.
Et pourtant elle tourne ! Affirmait l’autre au seuil de la mort. Certes la terre tourne, et nous faisons tourner tout le reste avec elle car nous jouissons d’une habileté de démiurge, de cette faculté diabolique d’examiner le monde en variant à l’envi nos points de vue. Nos angles d’attaque selon cette expression guerrière non dénuée de sens commun : le cerveau est une arme redoutable lorsqu’il s’agit de regarder et d’observer. Selon un processus que j’ignore, il est capable « d’effacer » ou de lisser hors du paysage, hors du sujet, certaines scories et certains déchets visuels. Ce processus inconscient crée selon moi l’image en devenir. Il forme le cadrage avant même que la main saisisse l’objectif.
Selon un autre processus dont l’origine m’échappe, lorsque physiquement (à pied) ou techniquement (en variant l’angle de prise de vue) la photographie se compose, avant même d’appuyer sur le déclencheur, ou bien juste dans cette seconde irrémédiable, le titre de l’œuvre explose dans mon cerveau. Sans doute parce que ma vision esthétique est passée à la moulinette intellectuelle qui accouche d’une pensée poétique, ironique, décalée, souvent décalée.
Je superpose deux calques : je donne à voir et je donne à penser. Je montre et je soustrais ce que je présentais. La peinture sait faire ça depuis toujours : biaiser l’angle de la représentation. Dépoussiérer la vision directe pour exposer la vision intérieure. Et souvent, en art, un titre désigne ce qui a été pensé. Sauf qu’il y a eu, au plus fort de l’art conceptuel des années 70-80, cette disparition du titre. Cette litanie des Sans titre. C’est d’une époque que d’autres mouvements comme la figuration narrative ont dépecé avec jubilation.
Le titre aurait été trop narratif. Détournant le spectateur dans sa participation active à l’appropriation de l’œuvre, de l’essentiel. A d’autres ! Ce n’est pas parce qu’un rond point indique une direction qu’il faut forcément l’emprunter. Il existe des chemins de traverse pour sillonner la région en se laissant perdre pour mieux se retrouver à l’endroit indiqué par le panneau.
Donc je nomme, mais rien de bien neuf sous le soleil. Le pape du conceptuel et toute une cohorte de génies m’ont précédé. Bien heureux celui qui me dira dans quelle pièce du Grand Verre erre La Mariée mise à nue par ses célibataires-mêmes de Marcel Duchamp. Humblement, je me place dans son sillage, celui de la dérision, du troisième, du quatrième, du quantième degré. Avec l’humilité que dicte la poésie du monde.
Le voyage est dans le regard. Il porte une somme d’histoires individuelles, parfois collectives. Mais à l’occasion, le récit du voyage se confronte à l’indicible. Alors, une fois n’est pas coutume, la photo n’a pas de titre. C’est en pataugeant allègrement dans ses contradictions qu’on finit par avancer. Du moins c’est comme ça que je fonctionne, selon une autre antienne, celle d’Hamish Fulton, No walk, no art.
Jean-Pierre Mélot