ARCHÉOLOGIE DES 30 GLORIEUSES
Pau, capitale du petit émirat de Béarn, selon le mot du peintre Jean-Pierre Ugarte. Pau et son environnement à la Beaubourg dans les puanteurs soufrées des gaz de Lacq. Et sa ville neuve Mourenx, destinées au logement des manœuvres employés sur le site chimique. Pau capitale, au passé florissant jusque dans les années 80, mais déchue à présent, peinant à remonter le courant.
Pau, n’est pas seule dans cette galère. Les centres pétrochimiques ont accusé le coup du choc pétrolier des années 70. Les disques rouges peints par Elf sur les façades des stations service à partir de la fin des années 60 s’étiolent à présent sur le bord des départementales sur lesquelles Jean Yanne refusait de poser les roues. Sketch prémonitoire annonçant le déclin du réseau routier secondaire supplanté par les autoroutes et les voies rapides.
Or, ces stations service engendrèrent dans mon enfance un feuilleton tragi-comique. Balade de week-end ou transhumance des grandes vacances, peu importait ! La quête de l’or noir raffiné mobilisait toute la famille lorsque la jauge de la DS accusait le coup d’un long périple à une allure qu’aucune législation ne réprimait.. Mon père était Elf ou Antar par profession et privilégiait les deux enseignes. Mais lorsque menaçait la panne sèche, il faisait feu de tout bois. Il rameutait les troupes, les haranguait : «Dès que vous voyez une station ouverte, vous criez ! » Trois têtes, six paires d’yeux scrutaient en tous sens les abords de l’asphalte : Shell, BP, Mobil, on les apercevait de loin à leur enseigne au design chamarré. La plupart offrait des cadeaux comme la caravane du Tour de France. Mais pour l’heure, seule comptait le repérage de l’oasis accueillante. En ces années de prospérité, l’accueil obéissait à des lois variables. En semaine les prestations rivalisaient de prévenance : le pompiste servait, nettoyait le pare-brise d’insectes que les pesticides éradiqueraient plus tard, se penchait sur les pneus gonfleur en main. Le week-end, c’était une autre paire de manches. La chainette rouge et blanche tenue par deux potelés plantés dans une roue de voiture au rebut s’inscrit encore en lettres de feu dans ma mémoire. L’Eldorado repéré de loin, encore fallait-il s’assurer qu’il faisait portes-ouvertes. Or, tant que le pétrole coula à flot, les pompistes jouirent de week-ends et de vacances comme tout un chacun. Le panonceau « fermé » balançait sur la chainette et annonçait la couleur : la piste de roulage était inaccessible. Autant dire que dans l’auto, l’ambiance gagnait un octave.
Aujourd’hui, les stations service se sont raréfiées sur le réseau secondaire, remplacée par les pôles essence des supermarchés. Où la carte bleue fait office de sésame. Mais dans le paysage demeure les auvents des stations désaffectées. Parfois des morceaux de bravoure des ingénieurs forcent l’admiration : voile de béton peinte en blanc défiant les lois de la pesanteur. Mais un bien maigre défi lorsque dessous s’agglomèrent des commerces de toute obédience et redonnent vie à des équipement qui jalonnent encore les voies de circulation. Certains pompistes, installés à côté de leur concession ont annexé celle-ci dans le périmètre de leur propriété. Celles-ci sont décorées selon un goût qui doit beaucoup à l’esthétique de Blanche Neige et des sept nains, augmenté à l’occasion d’un florilège de la statuaire de bazar, porteuse d’eau contorsionniste, cheval cabré, soc de charrue à la peinture assortie aux volets de la maison. Chez ses propriétaires, la station a vocation de vestige d’un lieu de pèlerinage.
Aucune ironie mordante ici. Le refus d’ensevelir ces ouvrages procède d’une incapacité à savoir qu’en faire. Aussi désaffectés que les usines ayant périclité, aussi impropres qu’elles à une réhabilitation concertée, ils ponctuent la route, symboles bien réels de la prospérité d’un autre temps que l’oeil ne voit plus.
J. -P. Mélot, 2020