De la dérobade à la cavalcade
Une alchimie complexe préside à la naissance d’une photographie. Chacun voit. Le flot et l’influx nerveux des images ne cessent jamais. Clore à toute force les paupières n’y changera rien. Celles-là nous poursuivent dans nos pensées, nos souvenirs, nos rêves. Voilà pourquoi, j’écris chacun voit, et pourquoi je n’écris pas chacun perçoit des bribes de réalité. J’ignore si les songes des non-voyants défilent en technicolor, mais je suis tenté de penser que tel est le cas pour certains d’entre-eux.
Nous voyons tous, nous regardons différemment, et compilons dans le cerveau, après qu’il a donné naissance à la représentation formelle des informations transmises par le nerf-optique, des séries de tags engendrant un corpus de clichés aussi unique qu’intime.
Contrairement à celui de la plupart des gens, l’œil du photographe est parfois voué à la frustration. Cette contrariété naît pour une part importante de la nature de ses sujets de prédilection. Au spécialiste du paysage, un nuage s’effilochant trop vite aura tôt fait de faire de l’ombre. Au photographe de rue, le hasard d’un mouvement imprévu arrachera un soupir de dépit ou bien éclairera sa pupille d’une lueur satisfaite, car le hasard fait bien les choses comme il veut. A chacun sa manière, à chacun ses déceptions, à chacun sa stratégie pour contrecarrer les mauvais plans du destin.
A reluquer d’anonymes petites culottes, ou à siphonner en macro le pistil des belles plantes, j’ai longtemps été épargné par les « Ah ! Merde ! Putain ! On peut pas se garer !» Vocabulaire ordurier, on ne peut plus adapté à la série Far West initiée entre deux balconnets auscultés au 135 mm. Série faite de rien et n’importe quoi tendus sur un plateau à la sortie d’un virage, image toute composée ou presque selon ma rhétorique. Mais, bordel, vous l’avez compris : pas moyen de se garer, ni de faire demi-tour, juste à ruminer jusqu’au prochain plateau garni qui vous file, lui aussi, sous le nez…La tolérance à la frustration n’est pas la qualité la mieux répartie parmi le genre humain en général, ni chez moi en particulier.
A emprunter vingt fois la même route, et maugréer vingt fois devant la même scène loupée, mais pas ratée, j’en conclus qu’à série Far West, cheval s’imposait. Ce ne fut pas la Jument verte qu’il me fallut dompter, mais l’orange mécanique. Une Duke 125, équipée d’un avantageux topcase et d’une sacoche de réservoir, disgracieux sur sa silhouette racée à la robe éclatante, mais ô combien pratique pour trimballer boîtiers et optiques dans de petits nids de mousse douillets. Et s’arrêter n’importe où, à l’arrache !
Pendant deux mois, j’ai traîné mon demi-siècle, dont le pied gauche n’avait pas joué avec une séquentielle depuis plus de trente ans, sur les forums ad hoc, parmi les fondus de mécanique auxquels je dois une fière bougie. Car, en enfourchant la Duke les premières semaines, je n’étais pas tant gagné par le vertige de la conquête des grands espaces, que tétanisé par l’angoisse suintante de m’encastrer dans le premier tracteur venu, ou le connard impatienté de poireauter derrière. La moisson de shoots des premières virées se résumait à ceux que j’avais évités avec plus ou moins de dextérité. Trente ans d’abstinence… faut pas croire que ça revienne exactement comme le vélo. A cinquante balais révolus, le plomb que t’a pris dans la cervelle t’a un peu plombé l’inconscience de tes vingts ans.
Les adeptes de 125 attitude, ceux du forum KTM duke m’ont abreuvé de conseils rugueux mais salvateurs : « La bonne place, c’est quand on a le paquet posé sur le réservoir ! » Foutrement vrai ! Et du coup les virolos s’enroulent avec l’aisance d’un winder entraînant une 24×36.
A tous mes interlocuteurs, je serinais la même antienne : je cherche une moto qui soit le meilleur cheval possible pour transbahuter du matériel et faire de la photo. Aussi à l’aise qu’un petit pois dans une réserve d’éléphants, j’en ai cependant demandé chaque semaine un peu plus à la bestiole furieuse, prenant goût à l’engin, la poussant sur des chemins inadaptés à ses capacités. Après 8000 kms en un an, le verdict est tombé. D’amoureux de la photo en quête d’une mule, j’étais devenu amoureux des grands espaces en quête d’un fringant destrier. A mon insu, tout au plaisir que je goutais sur la bécane empruntée parfois avec un seul appareil photo comme alibi de sortie, je roulais droit vers le permis grosse cylindrée.
Th B
22 avril 19