CIVIL WAR
D’une époque lointaine où je travaillais dans un musée prestigieux m’est resté indélébilement gravée l’œuvre d’un artiste espagnol que nous avions présentée. Joachim Mogarra est un photographe délicat. Il utilise dans ses photographies des objets de la vie quotidienne qu’il détourne de leur usage en leur attribuant une vertu narrative qu’ils ne possédaient pas jusque lors.
Je ne pense pas que la série Culottée lui soit redevable. En revanche, aucun doute à ce sujet, la série Civil War s’associe dans mon esprit à certains aspects de son travail.
Le round baller ou balle ronde est une manière de moissonner et de compacter le foin. Elle apparaît tardivement sous nos contrées et remplace peu à peu la balle parallélépipédique. La première fois que j’en vis dans les années 80, je pensais immédiatement que le disque solaire du Semeur de Van Gogh s’était invité dans le paysage. Curieuse analogie qui atténuait ma déception de voir disparaître les bottes des moissonneurs.
Et puis, l’uniformité a gagné. Ce paysage rural m’est devenu indifférent jusqu’à ce que j’ai loisir de sillonner en tout sens le Béarn sur ma Duke et de plonger en quelque sorte plus profondément dans le motif. Un jour, j’ai commencé à les regarder pour ce qu’elles n’étaient plus et pour ce à quoi elle ressemblaient furieusement : des soldats, de bons petits soldats interchangeables opérant sur un terrain d’exercice. Une armée de petits soldats, identiques de prime abord à des pions d’échecs disposés sur un plateau naturel.
Lorsque le non sujet, celui qui n’aurait aucune valeur artistique dans une exposition de club photo, devient un sujet par simple décret du photographe, un monde sans limite s’ouvre à celui qui regarde. Le banal entre en scène. Ce qui suffit à le tirer de sa banalité. Les champs de bataille n’ont eu aucun mal à trouver leur légitimité : l’art et les désastres de la guerre sont ancrés dans notre inconscient collectif. Les pourparlers, les éclaireurs, les mouvements de troupe, les déserteurs, les camps de réfugiés, les charniers…sont partie prenante de notre quotidien médiatique et historique. Ils sont dans nos livres, dans nos films, notre musique…chevillés à notre humanité.
Je les offre sur un plateau dans toute la neutralité de leur anonymat. Je ne juge pas. Je pense peut-être voilà c’est comme ça ailleurs. Parce qu’ailleurs c’est anonyme.
Aussi anonyme que mes fétus de paille.