Petite histoire de la 2 CV
de Jean-Pierre.
Ma première voiture était une 2CV charleston. Je voulais une voiture décapotable, parce qu’à Pau le climat s’y prêtait bien et que je n’étais pas particulièrement porté sur les voitures. J’ai toujours trouvé les voitures moches, encore plus aujourd’hui peut être, à l’exception de quelque modèles hors de ma portée, genre Morgan, ces jolies petites anglaises qui ressemblent autant à des voitures qu’à des jouets. A l’inverse de tous les gens de ma génération, je ne souhaitais pas particulièrement passer le permis de conduire, que j’ai obtenu fort tard et bien difficilement. C’était l’époque du fameux « boire ou conduire, il faut choisir », j’étais étudiant à Bordeaux où je découvrais l’émancipation. J’avais donc choisi aux antipodes de ce que le créatif qui avait pondu le slogan pouvait imaginer.
Je me souviens qu’à la première tentative pour décrocher le papillon rose, j’ai parcouru exactement vingt cinq mètres, le temps de cramer une priorité à un rond-point et, plein d’illusions je comptais sur l’indulgence de l’examinateur (25 mètres ça compte pas, c’est pas du jeu, on a même pas commencé à se mettre dans l’ambiance) quand celui-ci a sobrement exprimé son idée sur la question : « Vous faites le tour du rond-point et vous revenez à votre point de départ. ».
En fait, si tu comptes bien, j’ai parcouru 50 mètres et des poussières (le tour du rond-point), vu défiler le paysage dans les deux sens et l’examen s’est arrêté là.
À la troisième fois, je l’ai eu. Et j’ai enfin pu grimper dans ma deux CV, noire et bordeaux. J’ai su bien après pour quelle raison Citroën avait sorti la Charleston de cette couleur. Cette bonne vieille usine fabriquait aussi des corbillards customisés des mêmes couleurs…ils ont arrêté le modèle mais il leur restait un paquet de peinture sur les bras…un chef de marketing frais émoulu d’une grande école est passé par là avec une idée de génie…ainsi est née la Charleston qui était tout ce qu’il y a de plus 2 CV hormis sa robe élégante, qui l’est pas restée longtemps sur le modèle dont j’usais car la 2 CV, qui a une ligne que j’adore, souffre d’un incontestable défaut pour un conducteur débutant : sa carrosserie dépasse de partout. Comme sur toutes les voitures, il y a quatre ailes mais celles-ci sont proéminentes comme des ailes de papillon déployées. Or l’aile de papillon déployée s’accommode fort mal de la pratique du créneau au jugé. J’ai donc rapidement, certes accidentellement, mais fort consciencieusement, raboté et enfoncé les ailes arrières, ce qui enlevait beaucoup d’élégance à la voiture mais annonçait à coup sûr le conducteur peu aguerri. Les ailes avant, au moins celles-là je les voyais à peu près, ont survécu plus longtemps, jusqu’à ce qu’une nuit en faisant un aller-retour entre Saint-Larry et Pau, sur une route copieusement verglacée, l’aile avant gauche aille s’encastrer dans une congère de l’autre côté de la route. Sous le choc, elle s’est fripée d’émotion. La tôle de 2 CV, c’est parfait pour l’art de l’origami…sauf que tu pars du papillon et que tu devines rarement à quelle forme tu vas arriver. Après la congère, j’étais parvenu à une improbable compression de César, un brouillon de César, en quelque sorte…auquel l’instinct bricoleur qu’on injecte aux hommes, dans le virage de droite en sortant de l’utérus de leur mère, résolut d’apporter réparation.
Quand tu as une deux CV, tu es très vite conscient de posséder quelque chose qui pourrait être une vraie voiture si elle était finie. Or la 2 CV est un work in progress. Elle n’est pas étanche, elle peut prendre feu quand tu roules (ce sera l’objet d’un autre épisode de la saga de la 2 CV de Jean-Pierre), sa capote peut exploser sans raison (ce sera aussi l’objet d’un autre épisode) et elle peut refuser obstinément de démarrer si tu ne consens pas à lui rappeler le bon vieux temps où nos arrières grands-parents lançait le moteur de leur voiture d’un bon coup de manivelle (ce sera l’objet de développements plus bas.) A moins que tu n’aies possédé une 2 CV, tu ignores sans doute ce détail fondamental : la 2CV possède une manivelle qui accessoirement peut servir à déployer le cric mais dont la fonction première est de lancer un moteur récalcitrant.
Mais revenons-en à l’aile si tu veux bien…et à mon instinct bricoleur que je n’avais guère eu le loisir de développer aux côtés de mon père comme tous les petits garçons, car mon père est un con. Je l’aime bien mais c’est quand même un con qui a hérité d’un concept qu’il n’a jamais pleinement assimilé : la paternité.
J’avais l’instinct mais le mode opératoire me faisait cruellement défaut…mais tu as peut être constaté que j’ai l’esprit entreprenant. C’est donc armé d’une masse, de marteaux de tailles diverses, de tournevis et d’autres ustensiles du même acabit que j’ai entrepris de réparer les dégâts. La 2 CV c’est le mécano pour les grands : tout se démonte, et parfois tout seul, si bien que tu perds des bouts sans t’en rendre compte, sauf au moment où tu réalises que tu ne peux plus maintenir ta fenêtre en position ouverte…
Avisant les vis qui maintenaient l’aile au reste de la carrosserie, je commis la grossière erreur d’entreprendre de la démonter…dans le but de redresser tout ce qui était tordu. L’entreprise partait d’un bon sentiment mais son exécution révélait une absence totale de sens pratique. Car le péquin moyen, qui a un peu bricolé avec son père, que pense-t-il devant une aile en tôle tordue ? Eh ben il pense que c’est un miracle que ça tienne encore par les quatre vis pourries qu’ils fournissent avec la voiture pour solidariser l’aile avec le reste du véhicule ! Le péquin moyen, qui sait bien que carrossier, c’est un métier, il anticipe la connerie que j’étais sur le point d’exécuter. Le péquin moyen, il sait que la tôle de 2CV est tellement fine, qu’en rade de papier tu pourrais rouler tes joints dedans et que tu sentirais même pas la différence, et il sait aussi, parce qu’il est pas en histoire de l’art et qu’il a pas un bac littéraire en poche, qu’une pièce de tôle contrainte par des vis pourries (mais cependant contrainte puisqu’elle est toujours accrochée au reste de la bagnole) et par un choc imprévu avec une congère, si tu la démontes, tu libères les contrainte et ça fait un putain d’effet ressort. Et pour la remonter, après, tu peux toujours t’accrocher! Un truc comme ça faut surtout pas y toucher et juste prier pour qu’un mec te crame la priorité à un rond-point histoire de faire marcher l’assurance.
Seulement, je ne suis pas le péquin moyen. Je suis Jean-Pierre Mélot qui dévisse, qui dépose l’aile en prenant garde de pas égarer les vis pourries (précaution parfaitement inutile parce que je n’arriverai pas à toutes les revisser -le fameux effet ressort- mais ça je ne le sais pas encore). Et sur quoi je dépose l’aile blessée ? Sur un vieux drap housse, piqué à la femme de ménage, qui je n’en doute pas va amortir les coups de masse et de marteau que je m’apprête à infliger à l’innocent bout de ferraille qui git à mes pieds.
Des fois, je suis con, très con, un condensé de connerie à l’état solide ; je passe le mur du son de la connerie, sans entendre le « «bang ! » que déclenchaient les supersoniques dans le ciel au dessus de ma tête lorsque j’étais enfant : c’est sûr qu’un bout de percale finement tissé va amortir les chocs répétés que je vais asséner à l’aile. C’est sûr ! Des fois je doute de rien. Mais c’est comme ça qu’on apprend dirait mon père dans un bref éclair de paternité…
Et pour apprendre, je vais apprendre sur cet épisode. Certes à force de cogner comme un bourrin, je redresse la chose…j’ignore juste que pour entreprendre ce type d’opération, il faut disposer d’une forme sur laquelle on dispose la pièce de métal qu’on souhaite restituer à son état originel…
Lorsque je me relève, suant comme un bœuf, c’est avec une certaine fierté que je m’apprête à m’autosatisfaire du résultat. A bout de bras, je contemple mon œuvre, qui a plus ou moins repris sa forme d’aile de papillon, jusqu’au moment où je retourne la chose. Et là ! Horreur et putréfaction ! Je ne découvre pas une aile de papillon bien lisse mais une espèce de chou-fleur boursouflé qui serait venu se greffer sur mon aile de voiture. J’ai un greffon sur l’aile, noir et marron, parce que mon acharnement à frapper a eu raison de la peinture en maints endroits.
N’écoutant que ma fureur, « au point où on en est » me dis-je, autant taper de ce côté-ci, histoire d’atténuer les dégâts…Lagaffe dans toute sa splendeur. Le chou-fleur se renfrogne au profit d’une succession de cavités aux angles assez aigus sur lesquels je vois très nettement s’effriter et se décomposer en fines lamelles, feue la peinture de mon aile de voiture.
Arrive un moment où je prends pleinement conscience du désastre où m’a conduit le virage à droite en sortant de l’utérus de ma mère. Les 2xy devaient pas être programmés pour intégrer toutes ces données.
De justesse, la bagnole remporte le combat sur la congère par 5 vis à 3.
Je suis maintenant l’heureux conducteur d’une 2 CV personnalisée, reconnaissable entre toutes au chou-fleur furieux qui orne l’aile avant-droite et aux deux ectoplasmes qui lui tiennent lieu d’ailes arrières.
Et c’est avec une deux CV à peu près dans cet état que commence véritablement l’histoire que je voulais te raconter. Il manque juste un dernier élément de contextualisation, pour que tu goûtes pleinement la suite.
Un week-end où j’étais à Bordeaux, une copine qui préparait son permis de conduire et qui n’avait pas oublié d’être maladroite, réussit à me convaincre de lui faire essayer ma voiture sur le parking d’une grande surface. C’était un dimanche d’hiver en fin de journée, nous étions une bande, il y avait mon futur beau-frère et d’autres, on avait fait la fête tout le week end. Tout le monde était un peu schlass, masculins ou féminins, les cerveaux étaient fatigués.
Nos voici donc, Adeline et moi sur le parking, elle déjà sur le siège conducteur à frétiller d’impatience, la 2CV, moteur tournant, prête à vivre de nouvelles expériences, et moi debout dans l’ouverture de la portière à expliquer le maniement du levier de vitesse, situé sur le tableau de bord…donc rien à voir avec les vitesses au plancher de tous les autres modèles automobiles. Il fallait qu’elle passe la marche arrière ( à gauche et tout droit, sur les autres voitures, quand tu fais ça t’es en première) et j’en étais à lui dire « fais gaffe l’embrayage est raide »… quand cette conne hilare et échevelée (la portière était ouverte, puisque justement j’étais dans le coin des charnières) file en arrière comme une fusée, pour caler 20 mètres plus loin en ne réalisant pas encore toute l’étendue du bordel qu’elle vient de foutre en une nano seconde, le temps que son pied lâche ce putain d’embrayage trop court…
Je te fais la scène au ralenti : elle enclenche la vitesse comme je lui dis, accélère et embraye et, à croire que c’est une fille avec un cerveau de mec, ne se pose pas la question qu’un mec (un de ses potes) se tient là comme un con à côté d’elle dans l’embrasure de la portière. Ça l’a pas effleurée un millième de seconde que son pote, il allait forcément rentrer en contact avec la portière quand elle allait reculer. Je suis resté presque digne dans le rôle du platane. La bagnole a reculé et j’ai joué à la perfection un rôle que je n’avais jamais répété, celui du pivot qui fait levier et contraint la portière de la voiture à aller embrasser l’aile en forme de chou-fleur furibard. Est-ce la découverte des grands espaces, de la vitesse de rotation, va savoir ce qui traverse la tôle d’une portière de 2CV, amoureusement encastrée dans l’aile avant de la voiture ? la portière s’y sentait tellement bien qu’elle y est restée et c’est pas les gonds tous tordus qui allaient venir s’en plaindre.
Je devais repartir chez mes parents à Pau le lendemain matin, pour mes cours d’histoire de l’art. Nous étions en hiver, ça caillait ferme et il était pas vraiment question de faire la route sans la présence rassurante (on est mesquin des fois) d’une portière du côté conducteur. Enfin, moi je le sentais pas du tout. C’est pas que ça roule vite une 2 CV mais voir défiler le macadam juste à côté de moi, rien que d’y penser ça me foutait des angoisses.
Heureusement pour moi, alertée par les cris de peur et de colère, le bruit et tout ça, débarque sur le parking la fine équipe aux cerveaux embrumés, mon beau-frère, qui est la crème des hommes, en tête. Je te passe les commentaires..diagnostic rapide du truc : mon beau-frère est psy mais sa tentative pour refermer la portière se heurte d’emblée à un concert de grincements qui n’annoncent rien de bon. Je te résume la chose : on bosse à quatre mecs, éclairés par des lampes de poches, pendant des heures pour essayer de redresser tout ce qui était tordu pour parvenir à la conclusion par laquelle certains avaient suggéré de commencer : il faut démonter la portière pour l’encastrer dans sa position d’origine. Tout le contraire de la désincarcération. Là, il fallait incarcérer la portière dans l’habitacle. Définitivement, puisqu’on pouvait plus la manœuvrer mais qu’on voulait quand même qu’elle tienne en place. Permets moi d’être un peu insistant…mais l’opération qu’on a menée de main de maître était purement et simplement définitive. Ce qui, traduit en langage trivial, signifie que la portière conducteur de la voiture était condamnée à ne plus jamais s’ouvrir. Ce qui a certes un avantage incontestable : ça évite que le chauffeur saute en route, mais aussi un inconvénient majeur pour la suite de ma carrière au volant de cette voiture : pour rentrer et sortir du véhicule, il fallait emprunter la portière passager.
Voilà, maintenant je crois que les parties introductives ont été développées avec suffisamment de détails pour qu’on puisse se lancer dans le morceau de choix. Il faut juste que tu te souviennes de quelques éléments, glissés dans le corps des développements précédents :
-Parfois, la voiture ne démarre pas et Jean-Pierre est obligé d’utiliser la manivelle
– La vitre côté conducteur ne tient plus toute seule en position ouverte
– La portière conducteur est condamnée : pour entrer dans la voiture, il faut passer par le côté passager.
À ces points essentiels, il faut que tu ajoutes une information qui ne fut qu’esquissée jusque-là sur la personnalité du père de Jean-Pierre :
le père de Jean-Pierre est un con, c’est aussi une sorte d’ours mâtiné d’ogre si bien que Jean-Pierre, qui est fort attaché à l’intégrité de sa personne et à la paix de son esprit, ne le tient jamais au courant des petits désagréments qui affectent de loin en loin sa petite voiture à 2 CV. Moins Jean-Pierre lui en dit et mieux il se porte.
Bon l’histoire.
Elle se déroule à l’époque où j’étais étudiant en 2° année d’histoire de l’art à Pau. Comme j’avais passé la plupart des UV en 1° année, j’avais été obligé d’en rajouter certaines d’histoire en 2° année pour ne pas trop m’ennuyer. Mon emploi du temps était plein de trous, si bien que je sortais beaucoup le soir, rentrais fort tard et fort diminué de mes facultés cognitives du fait de l’abus de boissons alcoolisées.
Quand je rentrais dans cet état proche de l’Ohio comme l’écrivait Gainsbourg, je tachais de garer ma 2CV derrière la voiture de ma mère, car je ne voulais pas bloquer la voiture de mon père qui, aussi ponctuel que Big Ben, grimpait dans sa Citroën (on a testé toute la gamme depuis notre enfance) à 07h50 pour être au bureau à 08h00. Nous habitions une très belle maison contemporaine que mes parents avaient fait bâtir à la fin des années 70. Pour y accéder, il y avait une courte pente, de 4 à 5 mètres de long, permettant de gagner un plateau en partie surmonté d’un abri sur pilotis, sous lequel étaient garés les véhicules parentaux. Mon tas de boue, comme l’appelait mon père, pouvait bien « coucher » dehors, à ciel ouvert sur l’avant de ce plateau, qui devait couvrir une superficie d’environ 20 mètres carrés.
Donc, une nuit de demi-brume à Pau, je rentre d’une soirée fort arrosée, à une heure totalement indue, colle ma voiture derrière celle de ma mère et me traîne jusqu’à mon lit. Quatre heures plus tard, la porte de ma chambre s’ouvre violemment sur un :
« Putain feignasse, t’es encore couché ? T’as intérêt à te lever et à tirer ton tas de boue de derrière la voiture de ta mère, ce matin je prends la sienne pour l’emmener au garage !!! »
La porte se referme, je jette un œil vitreux aux cristaux liquides bleus du réveil et, une fois que j’ai réussi à faire à peu près la mise au point, découvre un « 07h20 » qui m’occasionne un muet, « ça va y a pas le feu… ». Et je me rendors comme la masse avinée que je suis, non sans avoir eu le temps de constater que j’ai une gueule de bois carabinée avec un mal de crâne qui irradie derrière tout mon œil droit.
Un quart d’heure plus tard, l’ogre qui me pratique depuis quelques années et connaît son morceau de barbaque sur le bout de la langue hurle : « Putain, c’est pas vrai j’en étais sûr mais c’est pas possible…encore au pieu..Vire de là et dégage ta poubelle…non t’as plus le temps de t’habiller t’y vas comme ça en pyjama. »
Or, ce que l’ogre ignore c’est que je dors à poil depuis fort longtemps. J’attrape donc un froc que j’enfile à cru, un sweat et, pieds nus dans mes mocassins, je sors dans l’hiver glacial en formulant ce mantra : « Putain, pourvu qu’elle démarre, mon Dieu, putain, faites qu’elle démarre ».
Je grimpe dans l’habitacle, glisse la clé dans le contact, tire le starter à fond au risque d’arracher la manette et prie un grand coup en actionnant simultanément la clé et la pédale d’accélérateur. Un gargouillis monte des tréfonds du capot et, habitué que je suis à analyser les borborygmes du moteur quand ça pèle comme ce matin-là, je conclus que la matinée ne s’emmanche pas sous les meilleures auspices. Je coupe le contact, compte jusqu’à 50 histoire de pas noyer les bougies en actionnant convulsivement la clé dans le démarreur et à 51 donne un nouveau tour : le moteur accouche d’une toux de tubard en fin de vie : « Putain, fait chier, merde, putain de bagnole ! »
Je sors de la bagnole, ouvre le coffre arrière, je commence à me geler sérieusement mais la mort dans l’âme j’extrais la manivelle de son logement et me dirige vers le capot avant. Là, il faut que je t’explique la manœuvre qui normalement s’opère à deux : pendant qu’un individu actionne la manivelle en extérieur, un autre assis face au volant doit accélérer doucement aux premiers soubresauts du moteur. A deux c’est logique et ça marche presque à tous les coups, mais j’ai une longue habitude de ces démarrages merdiques que je pratique en solitaire. Il faut une certaine dextérité pour filer un franc coup de manivelle, ouvrir la portière passager et galoper comme un cabri pour balancer son seul pied droit vers la pédale d’accélérateur pour emballer l’engin en prenant garde de vite baisser le starter de la main gauche pour pas tout faire foirer.
Ce matin-là, pour ne pas foutre mon père dans une rage noire et éviter de bousiller 15 ans de statistiques infaillibles sur les horaires de l’employé modèle, la prudence élémentaire aurait recommandé de l’appeler à la rescousse. C’est ce que ferait n’importe qui. Mais pas moi. Parce que moi, je sais très bien ce que va faire mon père si je l’appelle. Il va faire comme n’importe qui, il va se diriger comme un seul homme vers la portière conducteur pour essayer de l’ouvrir. S’il n’est pas encore furibard, il va lancer la voix rogue : « Faudrait que tu penses à graisser ta serrure, la poignée coince, ça s’ouvre mal » Et de secouer bagnole et serrure avec sa grosse paluche, parce que pour ce que ça pèse une 2CV, lui c’est comme s’il secouait la salade dans un panier en ferraille. Sauf que la salade lui résiste. Donc, du père on se passera. Et la manivelle on actionnera et la course du cabri on fera et refera quatre fois, quatre fois en vain, sauf à noyer les bougies. Harassé par tant d’adversité, minablement on s’écroulera, haletant, transpirant et transi, nauséeux, en gémissant : putain de bagnole, putain fait chier putain…merde…putain…
Et là, la porte de la baraque s’ouvre, l’ogre s’encadre dans l’ouverture et hurle encore :
« Mais putain qu’est ce que tu fous vire moi cette bagnole de là, t’as cinq minutes, j’ai un coup fil à donner, si elle est encore là quand je reviens ça va chauffer »
J’avais imaginé de lui suggérer de prendre sa putain de bagnole à lui, que je m’occuperais de conduire celle de ma mère au garage quand le soleil et les bougies de la deuche auraient enfin refait surface dans le monde des vivants pour qu’elle consente à démarrer… la logique quoi …
Au lieu de ça, je me suis obstiné. Jean-Pierre, tu dois assurer. Tu dois t’en sortir seul ! Et c’est là que l’inconcevable pour tout cerveau humain a germé dans le mien à l’imagination délirante. J’ai regardé la bagnole, apprécié la taille du plateau sur lequel elle stationnait obstinément. Et, dans les brumes alcooliques qui faussait tout raisonnement objectif chez moi, j’ai conclu : « ça doit le faire ! »
Faire quoi te demandes-tu ? Faire quoi d’une bagnole qui ne démarre pas par un glacial matin d’hiver ?
Ben… la faire tourner, la faire manœuvrer en la poussant pour qu’elle passe de derrière la voiture de ma mère à derrière la voiture de mon père. Une translation mais pas directe.
Ce plan aussitôt conçu par mon esprit tordu, je n’eus de cesse de le mettre à exécution le plus vite possible, rapport au coup de fil qui allait pas tarder à s’achever…
Je grimpe donc dans la voiture, tourne la clé pour débloquer le Neiman de la direction, débloque le frein à main, sors de la voiture et contemple le futur champ de bataille en essayant de déterminer les trajectoires les plus rapides.
Petit rappel des faits :
Jean-Pierre s’apprête à déplacer tout seul comme un grand sa voiture (sa légèreté le permet) pour la faire passer de derrière la voiture de sa mère à celle de son père, sachant que la portière conducteur est condamnée et que le volant, pour faire tourner les roues se trouve justement de ce côté. Son ogre de père est occupé au téléphone mais a atteint un niveau d’énervement digne de celui de Thor lorsqu’il tape à grands coups de marteau sur les nuages pour faire jaillir la foudre.
Jean-Pierre ne le sait pas encore, mais il est sur le point d’inventer un épisode de sa mythologie personnelle qui va rester dans les annales.
Ayant manœuvré le volant vers la gauche pour faire exécuter un léger demi-tour à l’engin, je me place face au capot et commence à pousser….la voiture bouge plutôt facilement, il faut dire que j’y mets du nerfs : ma frêle carcasse décrit un angle de 45° avec le sol, la force basque en action! Mais le véhicule n’obéit pas exactement aux injonctions de ma pensée, manifestement la Force n’est pas avec moi, ce benêt prétentieux de Luke Skywalker tout occupé qu’il est à baver devant la princesse Leïla oublie de me communiquer ses ondes positives. En effet, à mesure que je pousse, je vois ces putains de roue qui reviennent en position droite. Et, me redressant de dessous le capot, je vois très bien ce foutu volant qui tourne tout seul, comme s’il aspirait au luxe suprême de la direction assistée.
Je me redresse donc totalement. Arrête de pousser pour faire un point sur la situation qui a évolué d’une mètre cinquante : la bagnole est maintenant à moitié en travers sur l’esplanade, bloquant consciencieusement la sortie des deux voitures de mes géniteurs. Pas de panique Mélot, réfléchis ! tu vas trouver une solution. Et de solution, rapidement mon esprit alerte, qui lance des signaux désespérés à mon système nerveux pour me faire comprendre que mes muscles sont bientôt tétanisés, en trouve une imparable, unique, évidente : ce volant qui pète plus haut que son cul et qui brigue l’assistance, il faut le dompter, lui faire comprendre qui est le maître. Combat ô combien banal de l’homme sur la machine. Tu vas voir mon coco comment je vais un peu mater tes tendances déviationniste au luxe.
Donc me dis-je, répétant une dernière fois toutes les conneries que je m’apprête à exécuter (mais là, je ne sais pas encore que la démultiplication des conneries va m’entraîner vers La Connerie magistrale, celle purement inenvisageable même pour un esprit aussi brillant que celui d’Einstein. En élaborant sa théorie de la relativité, le physicien a oublié le chaînon manquant, le cataclysme Mélot), donc, me dis-je :
1/ Tu ouvres la fenêtre conducteur qui ne tient plus toute seule, car un jour, tel le lépreux moyen ton véhicule a laissé échapper un petit bout de lui même qui, aujourd’hui, handicape sérieusement l’exécution de ton plan.
2/ Tu glisses tes bras, dans la mince ouverture que te laisse le volet battant de la demi-fenêtre et tu tournes le volant dans la position où tu souhaites le contraindre à rester : complètement braqué à gauche.
3/ Tu maintiens à l’aide de ton bras gauche douloureusement tordu vers l’arrière ce foutu volant, sans te soucier des appels désespérés qui fusent en vrac de ton cerveau totalement terrorisé : lui, qui te connaît beaucoup mieux qu’Einstein, voit se profiler La Connerie, la grande, celle à laquelle il se préparait depuis qu’il te connaît, mais dont il espérait que tu passes à côté.
4/ Ton bras gauche tordu vers l’arrière, tu glisses le droit dans un mouvement totalement contre nature (à ce que t’en informent tes reins et ta colonne vertébrale, et mollement ton cerveau qui est en train de jeter l’éponge), tu le glisses dans l’interstice de la fenêtre pour pousser la voiture en prenant appui sur l’axe vertical de l’habitacle.
5/ Ça devrait marcher si tu sais doser ta force car la voiture il ne faut pas la pousser trop loin sinon gare à la descente…
En fait ta force, tu vas t’apercevoir très vite, que le peu qu’il t’en reste se dose tout seul. Ben, oui, ta silhouette à côté de la 2CV ressemble à s’y méprendre au résultat expérimental d’un chirurgien dément, profil genre égyptien mais avec un bras qui de manière fort insolite part vers l’arrière façon Shiva. Position incommode qui en rassemblant tes ultimes ressources te permet cependant à ton presque étonnement de mettre en branle tout doucement la machine.
Comme tu l’as sans doute déduit, je suis un patient impatient, et surtout en la circonstance un mec fort inquiet que la conversation téléphonique de l’ogre s’achève et qu’il trouve son rejeton dans une posture tellement irrationnelle dont seul l’internement en maison psychiatrique pendant de longs mois serait susceptible d’éclairer le sens aux yeux du monde consterné, Putain ! me dis-je, magne toi ! et bouge ce tas de ferraille, les sens et la raison encore fortement altérés par mes excès du matin. Et, d’un coup de reins qui a raison de l’élasticité du bas de ma personne, (je me colle derechef un bon lumbago), j’envoie ce tas de boue vers l’avant et assiste, submergé de panique, au déclenchement de l’effet papillon appliqué à la 2CV Charleston customisée chou-fleur : moteur coupé, la voiture non seulement avance (enfin, recule si l’on veut examiner son cas avec objectivité) mais elle le fait de plus en plus vite et surtout, c’est là que ça cloche, sans nécessiter maintenant le moindre secours de ma part.
En un mot : elle m’échappe !
Elle vit sa vie capricieuse de petite 2CV facétieuse et elle est en train de m’en sortir une bien bonne.
Le temps que le cerveau m’accable du quintal de ma connerie : « espèce de connard, tu vois pas qu’à pousser comme le bourrin que tu as toujours été, ta merde de bagnole, tu lui a envoyé les roues arrières dans la descente ? « (je te rappelle, au cas où tu l’aurais oublié que pour accéder à l’esplanade où je gare mon carrosse, il faut grimper depuis le portail un pente légère qui vient de se transformer en dangereuse descente). Le temps que toutes ces informations embrasent en lettre de feu ce qu’il me restait de cervelle, une série d’événements se produit presque simultanément :
1/ J’attrape fermement le montant de la carrosserie au niveau du pare-brise et m’arqueboute à la bagnole pour essayer de la remonter de la descente aux enfers où mon inconscience l’a précipitée,
2/ La porte de la maison s’ouvre,
3/ Je perçois très nettement dans mes cheveux et tout autour de moi la force du souffle qui a jailli de la poitrine de l’ogre lorsqu’il hurle : « Putaaaaaaainnnnnnnnn, mais putainnnnnnn, c’est quoi ce bordel Jean-Pierre ?
4/ Je me dédouble, ça m’arrive souvent dans les situations de stress, et consent à me glisser à la place abhorrée de l’ogre. Le spectacle ne dépasse pas l’entendement, il ne parvient même pas à l’effleurer :
Que fout ce mec à la gueule cramoisie, les veines du cou saillantes, et les muscles tétanisés, accroché à la portière de sa voiture en formant un angle de 45° avec le sol en arrière?
5/ La multiplication des influx nerveux crée un orage électrique dans ma tête, les plombs sautent, le cerveau disjoncte…un dernier message scintille faiblement au seuil de ma conscience : « laisse tomber !»
6/ Sous les yeux médusés de mon père, que je ne peux qu’imaginer (si je le regarde il va me pétrifier), je lâche prise et contemple, éreinté et fataliste, la voiture rouler dans la pente pour aller s’encastrer dans le portail de la maison (heureusement ouvert) et bloquer définitivement toute tentative de sortie d’un véhicule paternel ou maternel.